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lundi 31 juillet 2017

L´ARMÉE ROUGE: LA MARCHE VERS UNE DÉGÉNÉRESCENCE SOCIALE DES CONFLITS ARMÉS À CITÉ SOLEIL?

L´ARMÉE ROUGE: LA MARCHE VERS UNE DÉGÉNÉRESCENCE SOCIALE DES CONFLITS ARMÉS À CITÉ SOLEIL?·
Jean FABIEN*
Résumé
Au lendemain du 30 septembre 1991, des mouvements sociaux éclatent partout en Haïti pour protester contre le coup d´état militaire. À Cité Soleil, c´est la jeunesse qui prend la tête de ceux-ci. Il paraît qu´ils aient tout abandonné pour défendre le mandat constitutionnel du président exilé, Jean-Bertrand Aristide. Réprimés et violentés, ces mouvements s´amplifient et ses initiateurs sont taxés de l´« Armée rouge ». Dès lors, l´expression gagne de l´importance sur le plan sémantique et sociologique. Au moyen d´interviews, de témoignages, de discours de la presse et de l´histoire orale, l´article propose de problématiser les aspects sémantico-linguistico-politique et sociologique de ce concept afin de situer son éventuelle implication dans la dégénérescence sociale des conflits armés à Cité Soleil ou si son emploi ne résultait pas d´une phobie.
Mots-clés: Cité Soleil. Armée rouge. Conflits armés. Dégénérescence sociale.
Abstract
In the aftermath of September, 30  1991, social movements erupted throughout Haiti to protest against the military coup. In Cité Soleil, it is the youth that takes the lead of these. It seems that they have abandoned everything to defend the constitutional mandate of the exiled president, Jean-Bertrand Aristide. Repressed and abused, these movements are amplified and its initiators are taxed with the "Red Army". From this point on, the expression becomes more important on the semantic and sociological level. Through interviews, testimonies, speeches from the press and oral history, the article proposes to problematize the semantico-linguistico-political and sociological aspects of this concept in order to situate its possible involvement in the social degeneration of Armed conflicts in Cité Soleil or if its use did not result from a phobia.
Keywords: Cité Soleil. Red army. Armed conflict. Social degeneration.

Introduction
D´un point de vue de visibilité et de popularité, le nom de Cité Soleil, ancienne section communale de Delmas jusqu´à mars 2002[1], a commencé à devenir célèbre en sonnant fort tant dans la société haïtienne qu´à l´extérieur à partir de la présidence d´Aristide entre 1990 et 1991. Plus précisément au lendemain du coup d´état du 30 septembre 1991, la Cité Soleil, semble-t-il, très imprégnée par les discours de la théologie de la libération d´Aristide, était rentrée catégoriquement en rebellion contre les nouvelles forces infernales du néo-duvaliérisme conduites par l´armée, le FRAPH[2] et les Attachés[3]. Ces derniers sont des milices paramilitaires rattachées au Palais national pour faire régner la peur, la terreur et l´inquiétude dans tous les esprits. Au sein de la population soléenne, elles se livraient à la chasse des opposants au régime et aux partisans de Lavalas (parti politique du président Aristide) en les dénonçant et en les maltraitant. Depuis lors, une terreur, dirait-on, à l´instar de Benjamim Constant (1988), qui tue chez les grands esprits toute humanité et tout bon sens s´y installe. Les maltraitances, les sévisses corporelles et les persécutions politiques persistent.
Suite à ces événements de 1991, marqués par le renversement brutal de Jean-Bertrand Aristide – vainqueur des élections du 16 décembre 1990, mais contraint à l´exil seulement 9 mois après s´être investi au pouvoir –, par l´accession au pouvoir d´une junte militaro-duvaliériste et par le retour en force des Tontons macoutes[4], le pays était pratiquement précipité dans l´inconstitutionalité, l´ingouvernabilité, l´insécurité et l´instabilité totale. Cette période, sans exagérer, est celle d´une insocialité qui s´explique par la décomposition absolue du vivre-ensemble collectif, la négation de la solidarité sociale pour ne pas dire la mort consumée du social chez l´être haïtien qui, par des tâtonnements et des incertitudes, ne faisait que de se contenter d´une survie précaire. À Cité Soleil, les violences de toutes sortes prennent de l´extension, la méfiance est partout, l´esprit collectif s´étiole, la misère guerroie les indéfensifs (ves)
C´est que les impitoyabilités, les répressions politiques et les excessivités criminelles du gouvernement militaire (violence institutionnelle ou étatique) contre une population affamée, misérable et appauvrie (violence sociale), lui empêchant d´exprimer librement ses opinions (violence symbolique) étaient enfin sans limite. Des jeunes issus de familles modestes rentraient dans la clandestinité pour échapper aux atrocités militaires. Dans le sens que l´entend Jean Fouchard (1988), ils se sont faits en quelque sorte des marrons du syllabaire, cette fois, pas pour se cacher dans les montagnes à cause des blancs dans le but de s´instruire, mais à cause de ceux-là de la même race qu´eux qui les empêchaient de défendre leurs opinions politiques (violence psychologique).
Néanmoins, ils ne restaient pas passifs face à ces multiples violences. En organisant leurs lutes en petits groups et rassemblements clandestins, ils rentraient souvente fois en altercation avec les forces de l´ordre, bien qu´entre eux-mêmes, il y ait eu également quelques rivalités interindividuelles (violence civile ou collective) dont ils sont incapables de controler et de gérer. S´ouvre donc la voie possible pour faire courrir des bruits partout qu´à Cité Soleil un groupe arbitrairement et improprement  dénommé « armée rouge » aurait pris naissance et prendrait des formes variées difficiles à déceler. À ce point, l´irreversibilité se confirme, le recul devient impossible. Les acteurs internationaux se mêlent de la partie, l´Amesty Internationale en est l´un des tout premiers à réagir de la façon suivante:
Un gang connu sous le nom d'Armée rouge est considéré comme largement responsable des violences qui ont eu lieu dans la Cité Soleil à la suite de la fusillade policière du mois de novembre 1995. Au mois de décembre 1995, le chef de la police locale a déclaré qu'il estimait les effectifs de ce gang dans la cité à quelque 200 membres, répartis en petites cellules, et que la plupart n'étaient mûs que par l'appât du gain (AMNESTY INTERNATIONAL, 1996, p. 5).

Si tel était le cas, ne serait-il pas possible de dire que celle-ci a été la résultante ou une réponse proportionnelle aux différentes formes de violences dont souffraient les habitants de cette commune? Cette interrogation fait donc suite à celles-ci: Cette dénomination a-t-elle vraiment existé en tant que groupe sociologiquement constitué? Si oui, était-elle à l´origine une organisation criminelle dont il fallait craindre la montée en puissance de sa dangerosité? Quelle cause défendait-elle? Est-ce à partir de sa naissance que, en matière des conflits armés interquartiers, tout a basculé à Cité Soleil? Ces jeunes n´étaient-ils pas victimes d´une phobie d´un secteur intéressé de la société haïtienne? En formulant ces problématiques, notre objectif est de comprendre à partir de quel moment le concept de l´« armée rouge » aurait joué un rôle significatif dans la dégénérescence sociale des conflits armés à Cité Soleil.
Nous avons le privilège d´aborder un tel sujet – si épineux et complexe soit-il – en privilégiant trois méthodes. Étant d´ordre qualitatif et tendant à remédier à l´aspect théorique de la question, la première méthode fait appel à l´histoire orale qui permet d´accéder aux versions orales des personnes qui ont vécu les événements dont il est question. En second lieu, les articles plus ou moins fiables publiés dans la presse nationale et internationale autour de la problématique de l´« armée rouge » nous seront d´une aide considérable. Enfin, étant donné que les membres de cette supposée « armée rouge » ne sont plus en vie pour fournir leurs propres versions des faits, nous avons jugé bon de donner la parole à des interviewés[5] par le biais des interviews structurées et semistructurées que nous avons pu réaliser sur cette problématique lors de notre passage en Haïti entre janvier et juillet 2017 où nous avons été effectuer un travail de recherche et d´enquête de terrain.
Ainsi, en nous basant sur les matériels dont nous disposons, nous allons d´abord camper une historicité de la commune. Par la suite, une analyse du fondement conceptuel de l´« armée rouge » devra permettre de dégager ses aspects sémantiques et linguistico-politiques ainsi que ses dégats psychologiques. Enfin, si dans la troisième partie nous allons essayer de faire ressortir les réalités sociales de l´époque qui ont contribué à l´émergence du concept de l´« armée rouge », dans la quatrième il sera question d´établir ses liens avec la dégénérescence sociale du phénomène des conflits armés à Cité Soleil. Sur ce, notre démarche consiste moins à justifier, confirmer ou infirmer l´existence d´une « armée rouge » à Cité Soleil qu´à interroger les éléments sociologiques de l´époque qui ont facilité sa construction et son émergence.
1.      Comment est née Cité Soleil?
Vers les années 1950, le président Paul Eugène Magloire avait déjà manifesté la volonté de construire des logements sociaux dans la zone située près de la baie de Port-au-Prince et des mers caribéennes. Le projet sera, quelques années plus tard, soit entre 1960-1963, mis en exécution par François Duvalier. Pour faire plaisir à sa femme, Madame Simone Ovide Duvalier, celui-ci décide de baptiser le lieu coincé entre les mers caribéennes et Port-au-Prince Cité Simone en y faisant construire des maisons – disons plutôt des taudis – destinées au préalabe à recevoir des employés des industries manufacturières venant d´autres localités, qui n´avaient pas suffisamment de moyens économiques soit pour s´acheter une maison dans les zones industrielles où ils venaient travailler tous les jours soit pour se déplacer aisément de leur lieu de domicile à leur lieu de travail. Ainsi, la première vague d´individus arrive principalement de La Saline et de Cité rouge entre 1970-1974 pour peupler la zone.
Bien avant 1986, Cité Simone était une localité presqu´inconnue et méconnue de la plus forte majorité des Haïtiens à cause de son calme, de sa paisibilité, de sa tiédeur et de son atmosphère silencieux dûs peut-être à la peur ou à la crainte des Tontons macoutes – car  beaucoup d´entre eux habitaient cette zone – ou encore à sa proximité de Fort-Dimanche, lieu de sinistre, véritable camp de concentration où régnait un silence de mort et où les morts étaient doublement morts et silencieusement enterrés dans la honte la plus parfaite (LEMOINE, 2011; DIEDERICH, 2014). On allait entendre parler de Cité Simone, en des termes pas trop élogieux, suite aux événements de 1986 qui ont marqué la rupture brutale, ne serait-ce que sur le plan théorique, d´avec la dictature de 29 ans des Duvalier.
La participation de Cité Simone à ces événements se traduisait sur le plan local par les déchoucages, les lynchages, les pillages et la mise à mort tragique des Tontons macoutes. Actes dont l´écart différenciel n´était pas trop grand par rapport au reste du pays. Cependant, compte tenu de son appelation, son histoire était intimement liée au régime dictatorial déchu, il a fallu donc procéder à une double opération: d´une part se débarrasser des Tontons macoutes – comme c´était le cas partout dans le pays –, changer le nom de cette commune de l´autre. Ainsi, après avoir expulsé les macoutes indésirables[6], la population a procédé à un changement radical de nom au cours duquel la Cité Simone d´alors devient Cité Soleil comme l´expression de la levée du soleil sur une Haïti nouvelle après le règne obscurantiste des Duvalier et pour saluer également le rôle de la radio Soleil - média privé à vocation catholique - dans les luttes antiduvaliéristes.
Par ailleurs, la Cité Jean-Claude qui était l´oeuvre de Baby Doc en 1983 n´était plus, elle a été remplacée par Cité Lumière pour non seulement traduire la lumière qui doit éclairer le chemin de la liberté et de cette seconde indépendance d´Haïti, mais encore pour honorer d´une profonde gratitude les efforts de la radio Lumière - média privé à vocation protestante - qui ne se lassait jamais de combattre aussi cette dictature. Ce fut à ce moment là, peut-on dire, qu´effectivement Cité Soleil a fait son entrée triomphale dans les annales de l´histoire contemporaine haïtienne. Sur ce, nous pouvons dire que Cité Soleil a une histoire qui débute par des mouvements sociaux suivis de violences collectives, de conflits armés intergroupes, de guerres fratricides, de crimes, de banditisme, mais surtout une histoire remplie de résistance, une résistance au commencement avec les mains nues et vides.
1.1. Quel a été le projet de Duvalier en créant Cité Simone?
En créant Cité Simone l´objectif de Duvalier était triple. Il s´est agi, dans un premier temps, de créer une zone habitable exclusive afin d´attirer plus de mains d´oeuvres à bon marché au profit des industries manufacturières où elles viennent vendre leur force de travail pour un salaire piteux, honteux et miséreux. En second lieu, il fallait déplacer les victimes de La Saline et de Cité rouge dont les maisons et les biens ont été emportés par des feux criminels dont on ignore jusqu´à présent l´origine. Enfin, Duvalier cherchait également à créer une zone franche où allaient cuire dans leur jus des centaines et milliers de travailleurs industriels sans accès à l´eau, aux toilettes et à la santé afin de mieux les controler. Ainsi, les petites pièces de maisons qui étaient prévues pour deux personnes au plus commençaient à être graduellement occupées par trois, quatre, cinq voire dix personnes. La situation commençait à devenir invivable.
À force de vouloir desservir au profit de la grande bourgeoisie corrompue cette classe ouvrière des industries manufacturières – à Cité Soleil il en existait plusieurs telles que Shodecosa, Chomeco et Hasco[7]–, François Duvalier, obsédé par un conservatisme du pouvoir et une soif de tout controler, a construit une cité avec tous les déficits urbanistiques et infrastructurels dont les dégats perdurent et sont visiblement criants jusqu`à aujourd´hui. En conséquence des irresponsabilités de l´État, personne n´a, malheureusement, vu venir les dangers environnementaux qui guettaient des milliers habitants de Cité Simone durant toute leur vie, aussi bien que les dangers sociaux commencés d´ailleurs par la petite criminalité: la kleptomanie, le larcin, les petites querelles familiales, les engueulades interpersonnelles, la tolérance des familles jusqu´à ce que tout cela se dégénère en conflits armés causés en partie par l´environnement physique et la composition sociale.
Or, à l´origine, tenant compte de sa configuration sociale, l´on dirait que cet endroit était plutôt réservé à des gens qui ne se préoccupaient que de leur travail et de leurs petites activités commerciales: une rentrée et une sortie, voilà tout ce qui résuma leur train de vie quotidien. L´on dirait même des gens qui, terrifiés, hypnotisés et neutralisés par la machine exterminatrice des Duvalier, se gardaient de ne pas toucher à la politique, car, les idées politiques contraires à celles du régime et les appartenances politiques clandestines pouvaient être réprimées avec la dernière cruauté pour ne pas dire la dernière rigueur. À Cité Soleil et partout dans le reste du pays, les individus subissaient ce que Gérard Pierre-Charles appelle la zombification duvaliérienne (PIERRE-CHARLES, 1973). En outre, comme toute autre commune du pays y compris Port-au-Prince (CORVINGTON, 1984, 1987), la capitale, Cité Soleil a connu des moments de terreur et de frayeur.
En effet, depuis 1995, dans  ce grand bidonville d´environ 22 km², où vivent dans une pauvreté et une misère indomptables une population de près de 265.072 habitants (IHSI, 2015), borné au nord par carrefour Jean-Jacques Dessalines plus connu sous le nom de carrefour aviation en passant par Warf Jérémie et au sud par Damien, chaque quartier – on y dénombre une trentaine – detient son petit groupe armé dirigé par un sujet armé dont la bravoure et la cruauté lui ont valu dans le temps et dans l´espace le titre de commandant. Si dès la fondation de la cité, les rues et ruelles étaient spacieuses, il pouvait même y pénétrer de gros camions, l´augmentation graduelle de la population a fini par les rendre exigües empêchant ainsi l´accès aux voitures et réduisant considérablement la circulation des biens et des personnes. La dynamique du peuplement de la cité consistait tout au moins en ce que les gens de la campagne venaient régulièrement par milliers rendre visite à des parents habitant la zone, beaucoup en ont profité pour y rester définitivement.
1.2. Cité Soleil, une histoire à la fois différente et singulière
L´histoire de Cité Soleil née en pleine dictature duvaliérienne et marquée par des violences sociales – les unes plus féroces et meurtrières que les autres – s´ancre à l´histoire sociale contemporaine du pays: une histoire imprégnée de violences à caractères divers[8]. Si à Cité Soleil – comme dans n´importe quelle autre ville du monde – les personnes humaines dorment, mangent (pas comme elles le souhaitent en tout cas), prient, font l´amour, procréent, créent et font des petites affaires, se déplacent, se meuvent, s´interagissent, enfin, entreprennent entre elles des relations sociales à la fois harmonieuses et conflictuelles, ce n´est pas parce que la vie humaine s´y intègre bien, mais parce qu´en dépit de tout ce sont des faits sociaux normaux. Car, à Cité Soleil vivoter et survivre sont deux actions sociales qui ne se distinguent pas.
L´insécurité chronique, la violence collective et les conflits armés intergroupes sont parmis les principales réalités sociales qui ont toujours prévalu à Cité Soleil sans compter la misère et la pauvreté planifiées des milliers d´individus. Cela aurait-il quelque chose à voir avec la formation d´une organisation dénommée l´« Armée rouge » qui aurait fait son apparition dans cette localité vers les années 1990? Pour certains, il s´agissait d´un simple concept maladroitement employé par des gens qui ne comprenaient pas le contenu et le fondement des luttes sociales et politiques qui étaient entrain de se produire là, pendant que d´autres martellent avec insistance qu´en ayant réellement existé cette organisation a été accusée d´actes criminels et banditistes sur tout le territoire national et qu´elle était constituée d´individus qui, en contravention avec la loi, la police et la justice, troublaient l´ordre public.
Contradictions et confusions pleuvent sur l´existence (réelle ou imaginaire) d´une telle dénomination. Outre qu´il est difficile de préciser sa constitution sociale[9], son organisation sociale et ses objectifs, il n´y a pas lieu non plus de savoir sur sa fonction sociale, sur son lieu de naissance et de fonctionnement. Pour le comprendre, il faudra aborder le problème de l´« Armée rouge » sous au moins deux angles: l´un sémantico-linguistico-politique et l´autre sociologique. Le premier se réunit autour de l´aspect conceptuel et le sens accordé à cette notion tandis que le second prend en compte la réalité sociale de l´époque à laquelle elle se rattache. Sur ce dernier point de vue, il nous semble que l´emploi d´un tel vocable n´était pas tout à fait innocent.
2.      De l´existence conceptuelle ou nominale d´une « armée rouge » à Cité Soleil?
Avant d´être l´expression d´un fait social réel, l´« armée rouge » fut d´abord un concept, un mot, un nom, un vocable, une notion qui, utilisé à tort ou à travers, faisait peur et, sur le plan de stigmatisation et de discrimination, causait des dégats psychologiques énormes aux jeunes de ce grand bidonville. C´est pourquoi, nous pensons qu´il est fondamental de l´aborder sur ce plan nominal et conceptuel afin de déterminer par quel mécanisme un tel vocable a su s´imposer et par la suite mettre l´accent sur le rapport qu´il a développé avec la réalité sociale de l´époque à laquelle la sociologie ne peut ne pas s´intéresser.
2.1. La naissance nominale du concept de l´« armée rouge »
Afin d´éviter toute confusion ou mauvaise interprétation des arguments à suivre, il faut souligner que le nom de l´« armée rouge », tel qu´il a été arbitrairement utilisé en Haïti à l´époque qui a suivi l´émergence du Fraph et des Attachés, n´avait aucune connexion politique, aucun lien idéologique, aucune affinité intellectuelle ou aucune affiliation institutionnelle avec les armées rouges russe ou japonaise. En d´autres termes, l´« armée rouge » soléenne – si on peut l´appeler ainsi – n´avait rien de commun tant sur le plan politique que sociologique ou idéologique avec la lutte armée des étudiants de l´Europe occidentale dans les années 1970 au sens que l´entendaient Steiner et Loïc (1988, p. 19-40). Elle ne traduisait pas une certaine transposition de ces luttes, encore moins l´imitation de ces noms ou appelations populaires extérieures soit à des fins personnelles, individuelles ou collectives dans le but de se frayer une place dans l´histoire, même si l´imitation constitue une pratique socio-culturelle très courante dans les quartiers à haute intensité de violence.
Jusqu´à l´obtention de preuve évidente de l´existence de l´« armée rouge » comme groupement collectif, assumée soit par une auto-revendication de ses membres (fictifs ou réels), soit identifiée par l´opinion publique ou la société civile à Cité Soleil ou ailleurs comme telle, il n´y avait que le nom et le concept qui suscitent la peur et la frayeur, et, étant vagues et vides de sens ils allaient plus vite que les événements socio-politiques eux-mêmes. De ce fait, soit que ce nom apporte une vérité fausse sur la réalité sociale, soit qu´il en crée une, soit qu´il tend à déformer cette réalité. Car, en Haïti, on se plaît, à tort ou à raison, à employer de manière irrationnelle, maladroite et abusive les concepts, et, celui de l´« armée rouge » n´a pu malheureuseument échapper à ce carnage linguistique. Les individus ciblés par cette dénomination à Cité Soleil devaient se préparer aussi à faire face à un lynchage linguistique, politique et médiatique.
Dans les articles des journaux de l´époque tant au niveau national qu´international, ce mot résonne plus d´une dizaine de fois, mais ça avait l´air du sensationalisme. En effet, l´usage des concepts et expressions, des appelations ou dénominations de ce genre projette plus vers du propagandisme, de l´émotionisme et du sensationalisme qu´il se rapproche de la réalité ou qu´il soit en connexion idéologique avec d´autres mouvements sociaux proprement dits. De plus, lorsqu´il s´agit de certaines communautés qui, en se réveillant des marginalisations dont elles sont l´objet, créent, d´une façon ou d´une autre, des événements à caractère spécial dans un contexte historique particulier, cet usage tend parfois vers la négativité et ce sensationalisme va encore plus vite.
Mais, cela dépend aussi des personnages en présence et des surnoms qu´ils se choisissent. C´est ainsi qu´il n´est pas rare de trouver en Haïti des gens qui s´autonominent Tupac, Kadafi, Obama, Ben Laden, 50 cent ect., ou encore des groupes collectifs qui s´assimilent des noms exprimant la peur et la terreur. Des noms comme base 4 cercueils, base maniaque, base explosion, très connus à Cité Soleil dans les années 1990, ne traduisent pas des mouvements sociaux-locaux se rapprochant des mouvements sociaux transnationaux ou mondiaux comme s´il s´agissait d´une sorte d´embranchement ou de transposition de ceux-ci à l´intérieur  de l´environnement social et culturel corolaire.
On a même connu à Cité Soleil, entre 2004 et 2006, un phénomène à haute intensité de violences armées appelé Opération Bagdad[10], sorte de guerres meurtrières entre les différents quartiers de Cité Soleil d´une part, d´affrontements armés entre les forces de l´ordre et les bandes armées qui, à l´époque, se réclamaient encore une fois pro-Aristide qui était entrain de vivre son second exil en Afrique du sud en compagnie de sa famille depuis février 2004 d´autre part.
Cette culture de s´attribuer les noms les plus effrayants est très répandue surtout dans les zones où règnent une violence sociale presqu´incontrolable et incontenable. Ces noms sont souvent l´expression de grande cruauté, d´impitoyabilité ou de bravoure. Toutefois, si les jeunes sont aptes à imiter les nouvelles tendances sociales et culturelles internationales, fait social normal, il y a, par ailleurs, certaines appelations typiquement haïtiennes qui sont des expressions populaires de haine sociale et traduisent dans un certain sens les réalités socio-historiques, politiques et économiques du pays.
Les appelations comme lame ti manchèt, lame dòmi nan bwa – pour ne citer que celles-là – rappelent, dans une certaine mesure, ces mouvements sociaux à caractère insurrectionnel: les Piquets et les Cacos. Ces derniers – à la différence des premiers – se livraient sous l´occupation américaine de 1915 à une vraie lutte révolutionnaire pour la libération du pays (DANACHE, 1950, p. 71-77). Différenciées de ces mouvements qui défendaient une cause politique, dont le premier s´inscrivait dans la démarche idéologique salomiste et le second dans la vision dessalinienne, ces nouvelles dénominations à connotation militaire sans objectif et conviction étaient célèbres autant à cause des actes de criminalité, d´assassinat et de banditisme dont ils se sont fait accuser que par leur appelation, leur agissement et leur excès de zèle.
L´appelation de l´« armée rouge » qui, au cours des années 1990, a fait des échos plus précisément au sein de la communauté soléenne peut être expliquée probablement de deux façons. D´une part, peut-être ce concept parut-il être la plus plausible d´expliquer la nature des phénomènes sociaux survenus dans cette localité après 1991, ce à l´instar de ceux de 1915[11]. D´autre part, compte tenu du contexte historique mondial de l´époque où l´armée rouge russe faisait beaucoup parler d´elle avant sa dissolution en 1991, encore y avait-il une volonté manifeste de la part d´une branche intéressée de la vie nationale de corrompre ce concept.
Nous n´avons trouvé dans les archives aucune autoréclamation ou autorevendication relative à cette dénomination par des groupements collectifs dans cette localité, bien au contraire ceux-là qui en étaient l´objet l´ont vigoureusement dénoncée. “Toute cette histoire d´Armée rouge est une invention pour nous discréditer”, se défendait Africa[12]. En 1998, un groupe de chercheurs canadiens de Immigration and Refugee Board of Canada s´était montré très intéressé par le phénomène et part à sa découverte. La conclusion de leur rapport de recherche se lit comme suit: “Aucune information supplémentaire sur le groupe « armée rouge » n´a pu être trouvée parmi les sources consultées par la Direction des recherches dans les délais prescrits pour la réponse à cette demande” (IMMIGRATION AND REFUGEE BOARD OF CANADA, 1998, p. 2). Une telle appelation subjective était certes effrayante, mais, bien que son emploi n´ait jamais été innoncent, elle semblait traduire le poids, la profondeur, la lourdeur et la complexité du phénomène social qui prévalait dans cette commune empétrée depuis longtemps dans une désorganisation sociogéospaciale et un scandale urbanistique.
Il ne s´agit donc pas d´autoappelations nominales ancrées à des luttes sociales externes – qu´elles soient personnelles, individuelles ou collectives – qu´elles soient conscientes ou inconscientes –, car, si tel était le cas, ces autoappelations proviendraient non seulement des affections et des considérations de l´individu ou du groupe d´individus pour les personnalités socialement connues qui incarnent ces luttes et la fierté qu´il éprouve de vouloir les ressembler, mais encore de son attachement conscient ou inconscient aux idées et idéologies dont elles sont porteuses. Or, dans le cas de l´« armée rouge » à Cité Soleil, il n´est rien de ces sortes, encore moins d´une adhésion idéologique. Là aucun des groupes sociaux de l´époque n´incarnait les idéologies d´au moins un des grands leaders tiers-mondistes (Che Guevara, Ghandi, Mandela ou Castro) bien que, dans une certaine mesure, les combats menés par ces derniers s´inspirent historiquement parlant des luttes révolutionnaires et indépendantistes haïtiennes.
L´usage de ce concept donnait l´impression d´être en présence de milice révolutionnaire plus ou moins organisée comme ce fut le cas en France (GILIOTTO, 2002), en Russie (GROSSMAN, 2008) ou en Allemagne de l´est (LOÏC et STEINER, op. cit.) et même en Haïti avec les VSN – Volontaires de la sécurité nationale – plus connus sous le nom des Tontons macoutes (DIEDERICH, 1969). Une milice est généralement une sorte de supplétif, d´auxiliaire, de bras droit de l´institution militaire ou policiaire officielle. Dans la plupart des cas, une milice est créée pour accomplir une mission bien déterminée. En fait, conçue selon une demande à laquelle doit répondre le gouvernement et les forces de l´ordre,  la milice est le plus souvent une sorte de couverture pour masquer la réalité des actes posés par les organes gouvernementaux. En tout cas, c´est un concept dont le sens et la signification socio-linguistique varient en fonction de la catégorie sociale considérée (COSTA, 2014).
Si dans les sociétés françaises et russes le concept de l´« armée rouge » a désigné une milice socialement et politiquement forte, mise sur pied pour défendre la révolution dont elle fut issue, mais qui était en même temsps contre-révolutionnaire, celui apparu en Haïti même s´il a construit sa propre réalité et ses propres sensations dans la société haïtienne, plus précisément à l´intérieur de Cité Soleil, a, par contre, passé outre de cette objectivité. En fait, ancré à un subjectivisme excessif, le concept de l´« armée rouge » a constitué et constitue encore un stigmat pour les jeunes de la cité.
Toutefois, l´on ne saurait, en aucun cas, minimiser et banaliser la dangerosité de l´emploi d´un tel concept, surtout que sur le plan d´objectivité et de rationalité les concepts utilisés dans la réalité haïtienne correspondent très rarement aux fins poursuivies ou aux réalités vécues. L´existence conceptuelle et nominale de l´« armée rouge » est donc incontestable, mais, comme nous allons voir, surgi des milieux sociaux pauvres et issu de la presse nationale et internationale, ce concept se rattache à une réalité sociale qui dominait l´époque, mais qu´on tend à oublier ou à banaliser, à savoir, les violences sociales de diverses formes qui, à mesure qu´elles s´empiraient, ne faisaient que lui donner corps. Autrement dit, il n´y a aucune raison d´admettre que la notion de l´« armée rouge » soit née du néant. Ainsi, dans les paragraphes qui suivent nous allons analyser les interviews, témoignages et articles de la presse pour essayer d´éclairer ce point qui nous semble le plus sociologiquement possible.
3.      De l´existence réelle d´une « armée rouge » à Cité Soleil?
À force de contester avec véhémence, excès ou aveuglette l´existence réelle ou imaginaire de l´« armée rouge » – la défense personnelle étant un droit sacré – on finit par la justifier sans le vouloir et par oublier ou banaliser les phénomènes sociaux qui lui ont donné vie.
3.1. L´armée rouge: Un concept issu des phénomènes sociaux oubliés ou banalisés
Les concepts ne sont pas nés du néant, étant l´oeuvre humaine au même titre que les événements, de plus, se rattachant à des réalités sociales préexistant dans le temps et dans l´espace, ils les expriment et les accompagnent en dehors de toute volonté individuelle. Que les réflexions humaines aillent plus vite que les phénomènes sociaux ou qu´ils les transcendent. Que l´imaginaire coexiste avec le phénomène ou l´un dépasse l´autre, à Cité Soleil, l´imaginaire et le phénomène s´engendrent simultanément, c´est-à-dire par une intellectualité fertile est créé par plus d´uns un concept: « armée rouge » pour qualifier manifestations populaires, affrontements armés, luttes clandestines, violences sociales, conflits politiques qui se déchainaient dans cette localité. Si l´on veut bien comprendre, ce concept en confondant tout prétend vouloir à lui seul expliquer tout le phénomène, or, ce n´est que celui-ci qui lui fournit une partie physique, c´est-à-dire un terrain propice pour se matérialiser et se propager.
En effet, il est rare de trouver un notable ou un ancien habitant qui, dans ses petits récits historiques oraux sur la cité, ne fasse mention d´une certaine « armée rouge » qui, à une certaine époque, faisait la pluie et le beau temps dans cette petite commune située à 5,3 kilomètres du centre ville. Certains la citent clairement et explicitement comme si elle existait hier alors que d´autres, en la mentionnant indirectement et implicitement, se souviennent des membres les plus influents qui en faisaient partie. Mais, à quels phénomènes sociaux doit-on l´émergence de ce concept à Cité Soleil? Quel secteur fut responsable de sa propagation?
Vu les lacunes de documentation en la matière, nous accordons le privilège à des notables de la cité qui, par leur version d´histoire orale, nous présentent quelques faits historiques qui, semble-t-il, seraient à l´origine de la formation éventuelle de groupes armés qui, jusque là, n´étaient pas encore assimilés à cette « armée rouge » répandue dans la presse. Le premier affrontement – l´un des plus meurtriers à Cité Soleil – remonte, selon un de nos interviewés, à 1988 entre Warf et Lintho 1, où, à cause d´un problème d´accès à l´eau[13], des individus se sont réciproquement attaqués à coups de piques, de pierres, de machettes et de couteaux. Ces affrontements à armes blanches auraient fait des dizaines de victimes.
Nan site solèy, te toujou konn gen pwoblèm dlo. Nan ane 80 yo, te genyen yon sèl ponp dlo nan site a, nan Lento 1, se la tout moun te konn vin pran dlo. Se sa ki te lakòz moun sou Warf ak Lento 1 te goumen. Sa te pase nan lane 1988[14] (Moun ki bay entèvyou a).
Le second fait se rapporte aux incendies de mains criminelles qui, en 1995, avaient ravagé des centaines de maisons à Soleil 15 et tué des dizaines de personnes à cause, a rapporté un interviewé, d´une violente discussion qui aurait éclaté entre deux Baz de Soleil 15 et Soleil 13 pour une affaire d´arme à feu perdue. Ces deux événements majeurs auraient facilité la naissance de deux groupes armés en signe d´autoprotection dont l´un situé à Warf et l´autre à Soleil 13, s´étend jusqu´à Soleil 19 en passant par Soleil 17. Sur ce, l´on comprend d´ores et déjà que les causes originelles des conflits à Cité Soleil sont à la base multiples et complexes.
Il y a un troisième scénario qui, en toute vraisemblance, ne doit pas nous échapper. C´est que, en 1992, des individus non identifiés auraient attaqué violemment à coups de marteau un citoyen accusé de voleur habitant la zone de Boston. Les locataires de Bas rail et de Soleil 17 sont accusés d´être les auteurs de cet acte crapuleux. Ils sont envahis par les gens de Boston, mais ne s´étant pas laissés faire, ils ripostaient. Une dizaine de morts et de blessés s´en suivirent. Dès lors, à l´intérieur d´une même et petite collectivité, des micro-communautés s´érigent entre elles des frontières gardées par des brigades et interdites aux non locataires. Chaque quartier se créait donc ses petites cellules de brigades d´autodéfense et d´autoprotection en signe de prévention. À ce titre, il surgit toute une dynamique de vengeance, de risposte, d´autodéfense, de démonstration de force et d´autocontrole qui aurait grandement contribué à la création de groupes armés à Cité Soleil.
À l´époque où l´on parlait de l´« armée rouge », il y avait a Cité Soleil des groupements de jeunes qui, de très tôt, s´étant montrés fascinés par l´idéologie d´Aristide – l´incarnation d´un certain changement social, politique et économique pour les plus déshérités – se sont vite rebellés contre la nouvelle équipe administrativo-militaire dirigée par Raoul Cédras et contre l´association appelée Fraph – alliée de l´armée – représentée en la personne du fameux Emmanuel Constant, dit Toto Constant. Ces jeunes qui voyaient leur rêve s´envoler si brutalement se constituaient en petits groupes clandestins sans intention de guérilla bien entendu afin d´échapper aux cruautés et atrocités du Fraph et des Attachés qui rendaient la vie dure à toute une population. Fuyant également les violences d´état, leur allégeance à Aristide perdure.
Le surgissement de l´« armée rouge » signalée, dirait-on, pour la première fois à Cité Soleil en 1994, coïncide avec l´avènement du gouvernement militaire partout contesté par le peuple, la formation du Fraph, la parution des Attachés, la remobilisation des Tontons macoutes et la montée des brigades populaires d´autoprotection dans les quartiers[15]. D´une part, pour se maintenir le gouvernement militaire a dû ipso facto recourir à la violence: le droit et la justice étant pratiquement morts. De l´autre, cette violence ne restant pas cependant sans réponse, trouve une réplique de la part des brigades qui, au départ, ont un objectif commun, celui de contrecarrer cette violence aussi bien que les persécutions des membres du Fraph et des Attachés.
Cependant, en plus qu´elles devaient s´attaquer aux violences politiques du régime militaire, elles devaient aussi gérer leurs rivalités internes: les brigades de vigilance créées à Cité Soleil s´opposaient les unes aux autres en créant entre elle de l´inimitié. Les jeunes qui les composaient, en majorité pro-aristide, étaient compartimentés avec des objectifs divergents. C´est peut-être dans cet angle qu´il faut situer la question de l´émergence de l´« armée rouge », car pendant qu´ils s´entredéchiraient entre eux, ils devaient répondre en même temps aux violences étatiques qui n´étaient pas du tout supportables.
Cette situation, paraît-il, se présenterait comme une aubaine pour les membres du Fraph leur permettant d´inventer de toute pièce la dénomination « armée rouge » dans le but de justifier les actes qu´ils posent, de culpabiliser la population et de démoniser les jeunes de Cité Soleil. Or, si, d´un côté, l´« armée rouge » a existé c´est parce que de l´autre côté existait à Cité Soleil d´abord les macoutes qui y faisaient régner une terreur et une violence sans pareille, ensuite le Fraph et les Attachés qui, ayant toujours conservé leur casquette duvaliériste, faisaient connaître le calvaire aux citoyens (nes) de ce pays. Enfin, en ayant profité des faiblesses des actions des jeunes, l´état haïtien aurait lui-même créé imaginairement et installé dans l´imaginaire des Haïtiens faibles d´esprit l´« armée rouge » afin de s´innocenter de ses propres violences dans les zones populaires où il n´a jamais su développer des infrastructures suffisantes pour éliminer la misère sociale qui y prévaut.
Ce dernier élément a jeté des discriminations sur les jeunes brigadiers alors que c´est toute la population qui aurait dû être mise en cause. Mais, étant donné que c´etaient eux les principales cibles, ils ont été par conséquent les plus visés. Ces jeunes que l´on appelait impunément membres de l´« armée rouge » se mettaient avec la population pour former ces brigades de vigilance nocturnes qui avaient pour mission d´assurer une autodéfense contre les interventions nocturnes des membres du Fraph, des Attachés et des anciens macoutes. Ces derniers opéraient leurs assassinats, leurs crimes crapuleux, leurs exterminations sommaires sans oublier leurs viols sexuels sur les jeunes filles et fillettes surtout la nuit. Cité Soleil ressemblait à l´époque à un camp de concentration. La peur, la méfiance et la traitrise étaient partout. Un journaliste du journal Le Monde a fait ce constat:
La nuit à Cité-Soleil _ elle tombe ici brutalement à 19 heures _ était ponctuée de coups de feu et, chaque matin ou presque, l'aube apportait sa fournée de cadavres. C'était le royaume de la terreur : dans cette communauté de 200 000 à 300 000 personnes vivant les unes sur les autres, dans le dénuement le plus total, et regroupées dans des quartiers dont le nom fait sourire (Boston, Brooklyn, Cité-Carton...), on ne fermait pas l'oeil avant le lever du jour; on épiait les bruits suspects pour avoir le temps de disparaître si les "attachés" ou "macoutes" faisaient irruption (LE MONDE, 1994, p. 1).

 À Cité Soleil, entre 1990 et 1994 jusqu´au retour d´Aristide, en se levant le matin, il était rare de ne pas trouver dans les rues, dans les canaux, sur les trotoires des cadavres qui surprennent en faisant sursauter soit par l´odeur faisandée que les corps en putréfaction dégagent ou encore la présence des chiens et des cochons qui laissait présager que dans ce lieu il se trouve très probablement des êtres humains que ces canivores sont entrain ou ont fini de dévorer. C´est à cette salle bésogne que se livraient impunément, au vu et au su de la communauté internationale et de toute la presse locale et internationale, les membres du Fraph, les Attachés et les macoutes qui, selon un article de The Nation cité par Le Monde, auraient reçu l´appui du Département d´État pour renverser Aristide et constituer une sorte de force tampon à l´armée. L´ONU a estimé à 3000 les victimes du coup d´état dont ils sont responsables sans compter les multiples cas d´assassinats, de viols et de meurtres qu´ils commettaient en toute impunité. Dans ce même ordre d´idées, un autre journaliste de Le Monde soutient:
Dans les bas quartiers _ cloaques puants où croupissent des milliers de familles _ils (les attachés et les Fraphs) rançonnent, violent quelquefois et tuent souvent. Chaque nuit ou presque, ils sèment en quelques endroits stratégiques quelques-uns des cadavres qu'ils n'ont pas fait disparaître. Combien sont-ils exactement à sillonner inlassablement avenues, rues et venelles? Deux à trois cents, affirment certains diplomates; deux à trois mille, soutiennent d'autres sources. L'important est qu'ils forcent un million et demi d'habitants dans la capitale haïtienne à redouter le pire des ténèbres (LE MONDE, 1993, p. 1).

L´abandon des cadavres dans les rues était devenue une pratique plus courante durant le coup d´état qu´aux périodes dictatroriales qui l´ont précédé. Même si les sbires de Duvalier étaient des maniaques dans l´exécution des ordres du chef, ce n´était pas au point de laisser les cadavres gisés par terre des jours et des nuits jusqu´à ce qu´ils rentrent en putréfaction ou enfin dévorés par des porcs ou des chiens qui servaient de véritables nettoyeurs à l´état central totalement indifférent à l´égard de cette situation catastrophique. La machine exterminatrice de Duvalier faisait des ravages certes, mais sans laisser la moindre trace de ces corps broyés et mutilés. Ainsi, il s´est répandu au milieu de la communauté soléenne des menaces interpersonnelles et interindividuelles du genre: “Siw anmède m map fè kochon oubyen chen manje w. Siw enève m, map fè mouch kaka nan dan w[16]”.
Les brigades de vigilance[17] opérant la nuit avec des bâtons, des pierres, des machettes, des couteaux, des marteaux, enfin, de tout objet capable de servir d´arme blanche, constituaient une sorte de vigiles d´autodéfense, d´autosurveillance et d´autocontrole en lieu et place des forces policières à l´époque absoluement absentes à Cité Soleil. Donc, ces jeunes brigadiers – confondus aussi avec les Baz[18] – se substituaient en quelque sorte à la police et à la justice en remplissant le rôle dont chacune de ces institutions aurait dû s´acquiter. Avec les brigades nocturnes qui, malgré les pressions, les persécutions et les menaces du Fraph, des Attachés et des macoutes, n´ont pas lâché prise, les gens avaient l´impression d´être plus ou moins en sécurité et à l´abri des éventuelles interventions nocturnes de ces militaires assassins, malgré la peur et la frénésie qui les rongaient à l´intérieur.
Les brigades présentes dans chaque quartier étaient formés de jeunes exerçant un petit métier, ayant un niveau d´éducation faible, mais beaucoup étaient chômeurs et analphabètes. Donc, fragiles, vulnérables, maléables et livrés à eux-mêmes, ils étaient partout terrorisés, stigmatisés, terrifiés, ciblés et mortifiés par un régime accapareur et envahisseur qui cherchait à tout prix à les exterminer. Selon plusieurs témoignages d´anciens personnages qui vivent encore dans la zone, les luttes socio-politiques et antimilitaires des habitants de la cité passaient par elles et se menaient presqu´avec les mains nues, car les insignifiantes armes blanches dont ils disposaient ne pouvaient absoluement rien faire contre les mitrailleuses et les blindés des militaires. Bien que soutenus par une forte partie de la population jugeant leur combat juste, cela n´a guère permis à ces jeunes de se laver des accusations de l´« armée rouge ».
Ainsi, employé de façon la plus banale qui soit en Haïti, le concept de l´« armée rouge » a pris naissance à Cité Soleil dans un contexte historique et social bien particulier, marqué par des violences étatiques et des violences collectives généralisées, par un terrorisme d´état, par des violations flagrantes des droits de l´homme, par une accélération de la pauvreté et de la misère, par des manifestations populaires continues, par des revendications collectives, par des soulèvements populaires, par des affrontements armés répétitifs, par des violences civiles fréquentes, enfin, par l´emploi abusif de l´autorité de l´état. Bien que les opinions divergent sur la date de l´apparition de l´« armée rouge », sur sa nature et ses objectifs, on trouve quand bien même un certain consensus sur le fait que les événements qui lui ont donné naissance se sont bel et bien produits. Ils revêtent par conséquent une vérité historique.
Ce sont ces phénomènes sociaux qu´il faut continuer à interroger et non le concept en soi, car sans eux il est complètement vide de sens. De même, le concept du marronnage est inséparable et inimaginable en dehors du contexte socio-historique et des situations sociales des esclaves de l´époque coloniale. En d´autres termes, n´étaient-ce pas, dans les années 1990, les mouvements sociaux des partisans et supporteurs d´Aristide banalisés par le gouvernement et les militaires, l´organisation de petits groupes clandestins, les brigades érigées éparsement pour combattre les violences politico-étatiques, ces violences elles-mêmes, les manifestations populaires continues, les rivalités intra et intergroupes, les accusations politiques de toute part, le rôle politique de la presse dans la vulgarisation du concept de l´« armée rouge », tout ceci constituant des phénomènes sociaux complexes et interconnectés, le concept de l´« armée rouge » n´aurait jamais vu le jour.
3.2. La presse, vulgarisatrice par excellence du concept de l´« armée rouge »
Si, sur le plan théorique, les documents qui auraient pu se pencher sur une problématisation sérieuse et approfondie de ce phénomène font gravement défaut pour ne pas dire qu´ils sont introuvables ou qu´ils n´en existent pas, des journaux à caractère international tels que Reuters, AFP et Le Monde, ayant des agences en Haïti, se sont toutefois mis à la découverte de preuves éventuelles ou existencielles de cette « armée rouge » à Cité Soleil. En effet, selon un article publié par l´immigration canadienne en 1998, l´« armée rouge » serait une organisation apparue pour la première fois à Cité Soleil en 1995, et, ayant déjà fait de nombreuses victimes, elle aurait des liens politiques directs avec le mouvement Lavalas de l´ex-président déchu, Jean-Bertrand Aristide.
D´autres sources comme celles de l´Agence France Presse (AFP) et de Reuters soutiennent que cette organisation aurait déjà existé bien avant puisque, en 1992, les forces de l´ordre haïtiennes avaient prétendu avoir démantelé un groupe du même nom à Cité Soleil. Le Manchester Guardian Weekly a, de sa part, fait mention des éventuels affrontements meurtriers survenus en 1996 entre la police et des bandes armées qui se pourraient être identifiées à cette « armée rouge » surgie, a-t-il ajouté, en novembre 1995 à Cité Soleil.
Jusque là les propos avancés sont – pour le moins que nous puissions dire – très courtois, car il convient pour ces institutions médiatiques d´établir l´existence réelle et physique d´un tel groupement avant de préciser ses rapports avec l´ex-président exilé et de déterminer l´attitude des autorités locales vis-à-vis de lui. Néanmoins, si des acharnements se sont abattus dans la presse internationale autour de cette appelation et de sa date de naissance c´est que la réalité socio-locale lui en aurait déjà fourni quelques pistes, en d´autres termes les journalistes enquêteurs internationaux aussi bien que les journalistes Haïtiens auraient trouvé sur le terrain des phénomènes sociaux-locaux pour faciliter la formulation de ce concept.
En effet, l´expression de l´« armée rouge » s´est fait entendre pour la première fois, selon les récits historiques oraux les plus fiables, en janvier 1996 à la Radio Vision 2000, une station haïtienne, en raison du fait que cette dernière aurait couvert un événement – plus tard repris par d´autres presses locale, nationale et internationale – au cours duquel elle aurait assisté à l´exhibition de bandes armées venant, principalement, de Bas rail, de Bélékou, de Boston et de Soleil 9. Ce jour-là, celles-ci auraient brandi leurs armes à feu en l´air en signe de rejouissance et de contentement de leur supposée victoire héroïque sur les policiers qui, devant la fureur et la colère des foules, ont dû fuir le sous-commissariat de Warf pour avoir la vie sauve. Ce fut pour la première fois à Cité Soleil qu´une foule nombreuse ayant dans son sein quelques individus armés aurait fait une apparition si hasardeuse qui, par la suite, allait avoir des répercussions négatives tant à l´échelle nationale qu´internationale.
Ces exhibitions populaires – pour ne pas parler de défoulements populaires – auraient fait suite aux premiers affrontements violents entre la police et quelques bandes armées à Cité Soleil entre novembre 1995 et janvier 1996. Ils auraient été causés, d´un côté, par l´excès de pouvoir et l´utilisation arbitraire de la force d´un policier, par une population sur le qui-vive toujours en quête d´occasion pour se montrer violente, de l´autre. C´est autour de cet événement troublant et confus, dont nous reprenons ci-dessous le contenu essentiel, que beaucoup se servaient pour parler d´une « armée rouge » à Cité Soleil.
En effet, un matin, dans l´exercice de ses fonctions, un policier a voulu coller une contravention à un chauffeur de transport de passagers à Cité Soleil. La discussion s´engage par le refus de celui-ci de l´accepter. Celui-là aurait fait usage de son arme à feu en tirant sur le chauffeur. La balle rebondie dans un des caoutchous de la voiture allait atteindre une fillette de moins de 10 ans qui, ce jour-là, s´étant trouvée au mauvais endroit et au mauvais moment, est morte sur le champ. La population furieuse aurait réagi avec violence et le sous-commissariat de Warf ainsi que ses policiers allaient connaître, eux aussi, les conséquences malheureuses de l´acte irrefléchi causé par leur coéquipier[19].
La presse haïtienne a été très excessive dans ses propos et allait un peu trop vite en bésogne en mésinterprétant et méqualifiant ces évenements qui se sont produits à Cité Soleil aussi bien que les activités des brigades populaires de vigilance. Et, comme cela arrive souvent, ses propos participeraient volotairement ou involontairement, ainsi que le soutient Chéry, de la diabolisation des individus aussi bien que des luttes sociales auxquelles ils s´adonnent. En banalisant les unes elle angélise les autres (CHERY, 2005, p. 148-157). Même si effectivement, en janvier 1996, on a pu voir défiler des foules immenses venant de différents quartiers de la cité qui célébraient une supposée victoire sur les policiers en fuite, ce n´était pas une raison suffisante de parler de quelque chose qui était loin de traduire à lui seul sociologiquement la réalité sociale de l´époque.
Bien que les gens de Bas rail, de Soleil 9, de Boston, de Bélékou qui, jusqu´à leurs récentes altercations avec les forces de l´ordre, étaient à couteaux tirés, aient profité de ce moment pour manifester visiblement leur reconciliation, celle-ci si fragile qu´elle soit n´allait pas faire long feu et n´expliquait pas pour autant que les différentes Baz se soient si bien entendues au point de former entre elles une milice organisée du nom d´ « armée rouge ». Étant donc des faits socio-historiques à ne pas nier, la presse en avait fait ce qu´ils n´étaient pas en les ayant décrits comme des guerres civiles entre différentes fractions armées. Autrement dit, considérant que les événements survenus à Cité Soleil peuvent être l´objet de différentes interprétations suivant la configuration sociale que présentaient les acteurs sociaux sur scène, il y a lieu de comprendre que la presse ne nous a campé qu´une facette de la réalité sociale de l´époque en en obstruant d´autres.
D´autres arguments notamment ceux soutenus par des personnalités sociales, politiques, culturelles et intellectuelles évoluant dans la cité vont à contre sens. En effet, l´armée rouge serait le produit d´une désinformation et d´une volonté politique accrue d´un secteur intéressé de la société de diaboliser les mouvements de ces jeunes révolutionnaires qui, en pleine période de coup d´état, luttaient pour une amélioration des conditions de vie dans la cité. Si nous voulons bien comprendre les propos de Africa accordés au journal Le Devoir, les seules entités armées qui existaient dans la cité au moment même où l´on parlait de l´armée rouge étaient le Fraph et les Attachés, la terrorisation de la population était causée par eux, donc, il était difficilement concevable que ces derniers acceptent l´existence de groupes armés parallèles là où ils veulent régner en seuls maîtres et seigneurs (LE DEVOIR, Op. cit). De plus, il est vrai qu´il y a des groupes armés à Cité Soleil, un fait incontestable et incontesté, cela ne renvoie pas pour autant à l´existence d´une telle organisation à portée criminelle.
Or, les conflits violents et armés à caractère intrapersonnel, interpersonnel, interindividuel voire collectif entre ce qu´on appelle communément les Baz à Cité Soleil auraient commencé après 1990. Les engueulades étaient fréquentes, les confrontations à armes blanches pouvaient être de nature familiale, personnelle, culturelle, revencharde, amicale, etc., mais, elles ne peuvent pas pour autant à elles seules expliquer l´aggravation des conflits armés ou le surgissement d´une quelconque « armée rouge » dans cette commune. Il faut y ajouter par contre le rôle des coups d´état successifs, les violences d´état et les transitions politiques qui, créant des désordres institutionnels inimaginables, ont une implication directe dans la dégénérescence sociale de ces conflits.
Pour certains, les fins poursuivies par les conflits sociaux survenus à partir de 1992 à Cité Soleil, à la tête desquels on retrouvait des groupes de jeunes plus connus sous la dénomination populaire de Baz, avaient un caractère social, révolutionnaire, politique et économique. D´autres propos plus virulents tenus par des politiciens ignorant la réalité socio-locale qui prévaut dans les quartiers populaires soutiennent que les Baz sont des organisations criminelles responsables de l´insécurité et de l´instabilité dans ces quartiers et partout dans le pays. De plus, étant donné que les Baz n´avaient pas la réputation d´association sociale, intellectuelle, culturelle, artistique littéraire ou sportive, et, tenant compte de leur configuration sociale à forte majorité de jeunes sans emploi, dépourvus de travail et d´activités lucratives, toutes les conditions étaient donc réunies pour que des accusations criminelles comme celle de l´« armée rouge » leur pleuvent dessus.
À en croire, l´« armée rouge » serait donc une création dans la dimension linguistique et sémantique des presses nationale et internationale. Ce qui veut dire qu´en fait elle aurait été construite par le richissime vocabulaire des médias et ceci a fait des dégats psychologiques et mentaux irréparables parmi ces jeunes oubliés e stigmatisés. Nous y insistons: l´invention du thème l´« armée rouge » est loin d´être innocente. Elle est peut-être arbitraire et véhicule une certaine violence langagière des médias, néanmoins il ne faut pas croire qu´elle vient du néant. Et, nous le répétons, de même que le marronnage s´est greffé sur les différentes actions des esclaves liées au contexte social et historique de la colonie afin de se constituer sémantiquement en tant que concept, si les presses nationale et internationale ont pris l´initiative de la mentionner c´est que, suivant le príncipe de relation cause à effet, un fait social causal l´a engendrée.
4.      Liens entre l´« armée rouge » et la dégérénescence sociale des conflits armés à Cité Soleil
L´« armée rouge » a fait plus de dégats dans sa nature conceptuelle qu´elle tendait à traduire effectivement dans son ensemble la réalité sociale prédominante de l´époque. Le concept ayant été quand même trop fort allait beaucoup plus vite que les réalités sociales dont il est né et les obstruait. Toutefois, qu´elle reste et demeure une pure notion vide de sens et vague ou qu´elle soit la traduction directe d´un fait social irrefutable, l´« armée rouge » dans sa forme la plus propagantiste et expansionniste a quand bien même des liens avec la dégénérescence sociale des conflits armés à Cité Soleil sur le plan sociologique. C´est ce que, au moyen des enquêtes, nous nous proposons de faire ressortir dans les paragraphes suivants.
4.1. Et si nous admettions que l´« armée rouge » ait réellement existé?
Admetterions qu´à l´origine une telle organisation ait pris naissance dans le temps et dans l´espace où regnaient à Cité Soleil plus de peur, de terreur, d´inquiétude, d´incertitude, de frayeur, de frénésie dans les coeurs et les esprits que les violences et les criminalités proprement dites, alors partant de cette supposition, cette création serait non seulement l´expression des mouvements sociaux à allure révolutionnaire pour dissiper ces états psychologiques et sociologiquement déstabilisants chez ces jeunes désoeuvrés, désaxés, désorientés et abandonnés, mais elle traduirait surtout en conséquence la résisance armée contre les militaires, le Fraph et les Attachés des masses appauvries, infériorisées et déshumanisées qui s´entassent depuis trop longtemps dans des taudis produisant et reproduisant une criminalité planifiée.
Ce qu´il faudrait entendre ici par une criminalité planifiée c´est le fait pour des acteurs sociaux, politiques et économiques (l´État, les organismes sociaux et politiques, les institutions privées, les ONGs nationales et internationales etc.), participant de près ou de loin au bien-être des individus par le travail, l´emploi, un salaire raisonnable, un mode de vie décent, un revenu permettant de réaliser des rêves, de précipiter ou d´inciter volontairement, par leurs agissements malhonnêtes et déloyaux, ces derniers à une sorte de criminalité de survie en les laissant cuire dans leur jus et en exploitant leur misère et leur pauvreté. En ce sens, ces gens-là ne sont pas pauvres mais appauvris, encore moins qu´ils soient miséreux mais misérables ou en proie à un misérabilisme.
L´« armée rouge » – si nous devons admettre son existence réelle – représenterait une infirme partie de la population de Cité Soleil dans son ensemble. Même si elle a beau avoir été contestée par les jeunes, mais devant les insistances du secteur responsable de sa vulgarisation, de sa propagation et de son expansion, savoir, la presse et l´opinion publique, elle a dû poursuivre son chemin cette fois non entant que simple vocable mais comme agrégat collectif ayant une structure sectorielle non hiérarchisée. Même si des gens n´ont jamais revendiqué son existence réelle, elle demeure l´une des réalités sociales de l´époque que d´autres affirment avoir eux-mêmes vécu.
Ceux et celles-là qui ont vécu les années 1990 voyaient avant tout en ces jeunes accusés d´être membres d´une telle organisation non seulement la bravoure, l´intrépidité et la résistance à la machine sanguinaire et impitoyable des militaires, mais encore l´espoir d´une Cité Soleil forte, unie et organisée. Mais, si leur lutte s´est peu à peu détériorée et leur groupement devenu une association méfiante vis-à-vis de la population soléenne, il faut remettre en cause l´aggravation de leurs conditions sociales et économiques et la marginalisation dont ils sont victimes. Tous leurs rêves se sont volatilisés dans des guerres fratricides suscitées par leur état de fragilité, de maléabilité et de vulnérabilité. Sans travail, sans emploi, livrés à eux-mêmes avec un niveau d´éducation inadéquate au marché de l´emploi déjà saturé, ils se sont eux-mêmes créés leurs propres activités lucratives: les vols à main armée, le crime organisé, le banditisme, le kidnapping, les assassinats, afin de survivre.
En ayant voulu pousser notre réflexion intellectuelle un peu plus loin, nous nous sommes physiquement et personnellement transporté dans la commune de Cité Soleil afin de rencontrer et d´interviewer certaines personnes capables de nous aider à mieux comprendre la réalité sociale de l´époque qui aurait un certain rapport avec l´émergence de cette soi-disante « armée rouge ». Pour asseoir nos arguments, nous recourrons à l´histoire orale – méthode auxiliaire qui aide la sociologie à reconstituer les faits passés en lieu et place des lacunes en matière de documentation – et aux enquêtes.
4.2. L´armée rouge: une structure collective dont l´existence confirmée par certains habitants de Cité Soleil
Lors d´une enquête menée à Cité Soleil entre mai et juin 2017 titrée Processus de formation des groupes armés (questionnaire 4), dix huit personnes agées de 25 à 70 ans ont, favorablement, accepté de répondre à nos questions. Celle-ci cherchait à comprendre principalement par quel mécanisme les groupes armés se forment et se mobilisent si fréquemment à Cité Soleil, et, en second lieu, à faire ressortir le premier groupement armé qui y aurait existé. En ce qui concerne le second objectif, il s´est trouvé qu´à la question: Le premier groupe armé surgi ou formé à Cité Soleil remonte à quelle année? (Q15), 9 personnes – représentant un pourcentage de 50 % sur un échantillon de 18 personnes interviewées – ont explicitement mentionné le nom de l´armée rouge comme premier groupe armé qui ait existé à Cité Soleil. D´autres, soit par défaut de mémoire ou par oubli, se souviennent par contre des dénommés Ti Blanc, Fedner, Ti Américain, Ti Mizè qui furent à la tête des premières bandes armées à Cité Soleil. Le tableau ci-après donne une idée plus ample de ce dont nous parlons:
Âge
Sexe
Niveau d´études
Réponses
46
M
3ème sec.
L´armée rouge=mouvement révolutionnaire surgi le 12 nov. 1991
60
M
licence em théologie
l´armée rouge em 1994
42
M
8ème a.f.
l´armée rouge depuis 1996
66
M
moyens 1
je ne sais pas
36
M
philo
l´armée rouge, um groupe opposé à la fadh après le départ d´aristide em 1991. elle a commencé em 1996.
42
F
licence em informatique
le groupe des dénommés ti mizè et fedner à brooklyn
32
M
rhéto
l´armée rouge entre 1995-1996
70
M
moyens 2
groupe ti américain, après vient l´armée rouge
41
M
universitaire
je ne sais pas
42
M
seconde
em 1992-1993 à bélékou
43
M
universitaire
groupe d´um dénommé ti mizè qui opérait avec les armes blanches
28
F
universitaire
l´armée rouge est le 1er, le 2ème était formé de kovington, c´était des cambrioleurs à armes blanches
37
M
universitaire
je ne sais pas
44
M
élémentaire 2
1996
28
M
préparatoire 2
1990
25
M
seconde
le groupe à ti blanc
49
M
ne sait ni lire ni écrire
l´armée rouge em 1994
48
M
élémentaire 2
l´armée rouge em 1994
Tableau 1. Source: L´auteur.
Dans l´approfondissement de nos enquêtes, il s´avère que ces dénommés Ti Blanc et Ti Mizè, revenant à plusieurs reprises à la mémoire des interviewés, s´ils n´étaient pas les principaux chefs de fil de cette « armée rouge » avaient quand bien même des liens très étroits avec elle. Donc, ceux et celles parmi les enquétés qui ont mentionné ces noms-là, ils sont environ 4, ont implicitement admis que l´« armée rouge » était un phénomène réel à l´intérieur de Cité Soleil. Sept d´entre eux situent son apparition entre 1994-1996, tandis que d´autres l´auraient déjà remarquée depuis novembre 1991, soit deux mois après le coup d´état du 30 septembre 1991. Enfin, la majorité des interviewés se réfère aux années ayant succédé le coup d´état pour s´accorder sur l´émergence de cette « armée rouge » à Cité Soleil. Elle a donc développé des liens conséquenciels médiats avec le coup d´état de 1991. Elle se veut une sorte de réponse aux exactions et aux modes de vie des jeunes de cette localité.
Par ailleurs, sur un total de quatre vintg douze interviewés sur la situation des conflits armés à Cité Soleil dans le cadre du questionnaire 3, 42, 32 % soutiennent qu´ils ont débuté après 1990, période à laquelle correspondent le renversement d´Aristide par le coup d´état du 30 septembre 1991, l´établissement d´un régime militaire en Haïti, et, éventuellement, l´émergence de cette « armée rouge ». Pour parvenir à ce résultat, ces derniers avaient à répondre à la question suivante: Les conflits armés ont commencé à Cité Soleil avant, après ou exactement en 1990? (Q4). Entre le résultat du questionnaire 3 et celui du questionnaire 4, il y a une certaine relation en ce sens que l´accent est mis sur l´après 1990 pour situer historiquement presque tous les événements à portée d´une dégénérescence sociale et politique qui se sont déroulés à Cité Soleil.
Encore vivante et assez fraîche à Cité Soleil, la génération de 1990 est agée aujourd´hui de 27 ans. Nous estimons qu´en 1990, un enfant d´au moins de 6 ans, s´il ne souffrait pas de problème de mémoire, a la facilité de se souvenir des évenéments qui se sont déroulés autour de lui, c´est pourquoi le minimum d´âge considéré est de 33 ans. De fait, 62 personnes des deux sexes agées de 33 ans ont été interviewées sachant que la totalité des personnes interviewées est de 92 et sont agées de 19 à 84 ans. 23 sur ces 62 déclarent que les conflits armés à Cité Soleil ont commencé bien avant 1990, tandis que 28 s´accordent sur l´après 1990 et 9 soutiennent que c´est exactement en 1990 que les choses ont déterrioré dans la commune. Enfin, si nous tenons compte de tous les 92 personnes, 44 d´entre elles acceptent que les conflits armés datent d´après 1990 tandis que 32 les situent bien avant et 12 les placent exactement en 1990, comme le montre le tableau suivant:  
Tranche d´âge
Quantité
M
F
Avant 1990
Après 1990
1990
Je ne sais pas
Moins de 33 ans
30
13
17
9 (23,33%)
16 (53,33%)
3 (10%)
2 (6,66%)
Plus de 33 ans
62
39
23
23 (37,09%)
28 (45,93%)
9 (12,9%)
2 (3,22%)
Total
92
52
40
32 (34,78%)
44 (47,82%)
12 (13,04%)
4 (4,34%)
Tableau 2: Source: L´auteur.
L´armée rouge aurait tracé son propre itinéraire dans l´histoire de Cité Soleil. Déjà, d´entre de jeu, nous pouvons constater parmi nos interviewés que l´obsession à la notion de l´« armée rouge » se trouve plus chez les hommes (16) que chez les femmes (2) (tableau 1). Un résultat qui n´est pas tout à fait surprenant en raison du fait que la gente féminine était très moins mue par ces activités à Cité Soleil au cours des 20 dernières années. Ainsi donc, même s´il était scientifiquement difficile à l´époque de prouver l´existence de cette organisation, elle a néanmoins fait tellement de dégats dans les esprits, les mentalités et l´imaginaire des Haïtiens que la réalité sociale qu´elle incarne devient irrefutable.
Or, comme nous avons vu, les faits marquant le début de ces conflits armés ne font pas l´unanimité parmi nos interviewés encore plus parmi les habitants de Cité Soleil. À la question: Quels seraient, selon vous, les faits ayant marqué le début des conflits armés à Cité Soleil?(Q9) du questionnaire 1, chacun des vingt quatre interviewés a mentionné un événement différent. Toutefois, il n´y a pas un seul d´entre eux qui n´ait réflété la réalité de l´époque et qui ne soit pas en accord avec la chronologie dont nous avons déjà parlée.
Les conflits armés ont commencé avec Simon Pelé et Cité Soleil vers 1990-1992 et ont été causés par un chien qui appartenait à une habitant de Simon Pelé. Ce chien a été tué par des gens de Cité Soleil avec une arme créole, mais les machettes et les batons étaient jusque là les plus utilisés dans ces conflits qui ont fait quelques dizaines de vicitmes (interviewé 1).
C´est ce que nous a confié Saintiny Jean Sorel, 47 ans, licencié en Droit et enseignant à Cité Soleil où il n´habite plus depuis 2004, mais qu´il fréquente au moins cinq fois par semaine à cause de son poste de directeur académique. De sa part, Louidone Roblin, un responsable d´une organisation sociale et culturelle évoluant à l´intérieur de la cité avance que:
Les conflits armés existent à Cité Soleil depuis sa naissance, en 1967, par François Duvalier. Boston et Brooklyn sont les premières localités construites et les premiers conflits remontent à 1988 entre Warf et Linthau 1 à cause d´une question d´eau (interviewé 2).
Si un consensus est difficile à trouver sur la date de naissance de l´armée rouge à Cité Soleil, la situation n´est pas moins grave en ce qui concerne son lieu de naissance. En vue de trouver un élément de réponse à ce problème, nous avons posé la question suivante à nos dix huit interviewés dans le cadre du même questionnaire 4: Quels seraient, selon vous, les quartiers à Cité Soleil où les groupes armés sont formés de manière plus fréquente?(Q8) Les réponses ne surprennent pas: le nom de Boston apparaît 10 fois et celui de Bélékou 9 fois. En fait, Boston a toujours été perçue comme bastion des sujets armés très dangereux.
Or, revenons aux faits qui se sont passés entre novembre 1995 et janvier 1996. Même si c´étaient quelques-uns des jeunes – les plus influents d´ailleurs qui ne dépassaient pas une dizaine – qui avaient pratiquement quelques armes à feu et les brandissaient, puis tout le reste qui a pris part à ces exhibitions populaires dont nous parlions était des civils sans armes (blanches ou à feu), la présence des armes dans ces genres de rassemblements populaires laissent présager une activité criminelle et illégale. De plus, bien que l´expression de l´« armée rouge » paraisse un peu forte, et, étant donné qu´il ne s´agissait pas d´une manifestation populaire ou d´un mouvement social à proprement parler, elle a quand bien même réflété cette réalité dominante de l´époque.
Nos interviewés des questionnaires 1, 3 et 4, lors de notre travail de recherche en Haïti, sont presqu´unanimes à admettre l´existence dans le temps et dans l´espace de cette « armée rouge » qui, plus tard, devait abandonner l´utilisation des armes blanches au profit des armes à feu. L´armement des groupes sociaux à Cité Soleil est un processus long et très complexe qui puise d´abord son origine dans la chasse aux macoutes en 1986, dans le démantèlement des Attachés et du Fraph en 1994 après le retour d´Aritide, dans la négligeance de quelques soldats des différentes missions militaires onusiennes en Haïti de 1991 à 1996, qui n´avaient pas su bien sécuriser leurs armes auxquelles les enfants appelés improprement cocorats pouvaient avoir facilement accès. Sur ce, le même journaliste canadien du journal Le Devoir nous reproduit un des multiples faits très fréquents à Cité Soleil:
Midi. Un long embouteillage bloque la circulation sur la route nationale numero 1, aux abords de Cité-Soleil. Brusquement, une dizaine de gamins, de huit a douze ans, fondent sur une camionnette blanche des Nations unies. En quelques secondes, ils arrachent le hayon de la camionnette. Lorsque deux soldats bangladeshis descendent de la cabine, encombrés de leurs fusils, les gamins sont déjà loin avec plusieurs caisses en guise de butin. Produits de la misère et symbole de la montée de la délinquance, ces enfants de la rue, surnommés les « cocorats », donnent la migraine aux responsables de la MINUHA. Ne sachant comment faire face aux pillages des « cocorats », ils conseillent des itinéraires détournés pour accéder au quartier général de la MINUHA (CAROIT, Op cit, p. B5).

Ces derniers en mettant la main sur ces armes, allaient vite les livrer aux membres de la Baz avec lesquels ils ont une relation domestique, affective et amicale beaucoup plus étroite. En récompense, ils gagnent non seulement la confiance des chefs mais aussi reçoivent d´eux de l´argent. L´utilisation des enfants comme passeurs dans les groupes armés, la situation des gamines utilisées comme objet sexuel, et, qui pis est, le fait de les forcer à commettre des meurtres sont un problème social crucial dans la société haïtienne. Ainsi, à l´armement accéléré et ininterrompu des groupes à Cité Soleil on peut imputer le déchoucage des macoutes (1986), des Attachés et des membres du Fraph (1994), les affrontements armés qui opposent les bandes armées à la police et aux militaires des forces multinationales onusiennes toujours présentes en Haïti, les armes volées par ces mêmes cocorats dans les bases des Marins américains déployés en Haïti en 1994 et celles volées par négligeance ou complicité des patrouilles de ces armées étrangères dans les quartiers à haute intensité de violences collectives.
Considérations générales
Si le nom de l´« armée rouge » était incessamment et préférablement accollé aux jeunes de Cité Soleil, ce n´est pas en raison du fait qu´ils étaient armés, car, à Fontouron, à La Saline, à Delmas 2, il y avait des groupes armés alors qu´on n´y avait jamais entendu parler d´une telle organisation. Encore cette appelation est-elle postérieure au processus d´armement des Baz et des quartiers à Cité Soleil. L´expression de l´« armée rouge » provient, peut-on dire, de l´image d´une armée institutionnellement et hiérarchiquement organisée que projettaient les jeunes lors des exhibitions civilo-militaires en 1996, car c´est rare qu´un fait d´une telle envergure se soit produit. En uniformes militaires et policières[20], les chefs de fil en prenant la tête de ces exhibitions ont affiché des postures militaires et gesticulaient comme de vrais militaires, d´autres sous leurs ordres répétaient les mouvements.
Or, pour avoir ainsi fait parler d´elle durant la dictature des Duvaliers comme zones de répresailles, lieu du sang, de toutes les calamités humaines, de toute sorte de crimes, Cité Soleil a toujours été très mal perçue dans la société haïtienne et la communauté internationale. Des cadavres non identifiés étaient très fréquemment présents dans la mer à Cité Soleil. De plus, quand ils ne passaient pas des jours et des nuits sur le sol, quand les porcs et les chiens s´en rassasiaient, ils y restaient pour être décomposés sous les effets des rayons du soleil. L´exploitation par des ONGs locales et internationales de la pauvreté des personnes dès fois repoussées avec fracas, la dégradation environnementale, les rivalités répétitives entre les différents quartiers, les mécontentements continus de la population exprimés le plus souvent avec violence, tout ceci participe de la mauvaise réputation de Cité Soleil et semble justifier en quelque sorte lexpression de l´« armée rouge ».
Loin d´être une armée hautement et militairement bien organisée avec les principes et règlements qui régissent toute institution militaire digne de ce nom, l´armée rouge telle qu´elle a été inventée à Cité Soleil, ne reste pas dans l´ombre de ses propres inventeurs et accusateurs, mais se rattache aux phénmènes sociaux de l´époque même si elle ne les décortique pas normalement. Ainsi, qu´il s´agisse d´un excès de langage, d´une violence langagière, comme cela est de coutume dans la société haïtienne, d´une tentative d´intoxication et de corruption de l´opinion publique, de la banalisation des combats des jeunes qui aspiraient aux changements sociaux, politiques et économiques, la formulation de l´« armée rouge » est particulièrement et sociologiquement importante pour comprendre les violences sociales qui sont loin de disparaître dans ce grand bidonville.
Références
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BAYAC, J. Delperrie de. Histoire de la milice 1918-1945. Paris: Fayard, 1969.
COSTA, Greciely Cristina da. Sentidos de milícia: Entre a lei e o crime. São Paulo: Editora da Universidade Estadual de Campinas, 2014.
GIOLITTO, Pierre. Histoire de la milice. Paris: Perrin, 2002.
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DANACHE, Berthoumieux. Le président Dartiguenave et les américains. Port-au-Prince: Imprimerie de l´État, 1950.
DÉNIS, Lorimer, DUVALIER, François. Le problème des classes sociales à travers l´histoire d´Haïti. Port-au-Prince: Imprimerie de l´État, 1959.
FOUCHARD, Jean. Les marrons du syllabaire. Port-au-Prince: Henri Deschamps, 1988.
HECTOR, Michel, MOÏSE, Claude. Colonisation et esclave en Haïti: le régime colonial français à Saint-Domingue (1625-1789). Québec: Cidihca, 1990.
4. Articles électroniques de journaux sur l´organisation FRAPH en Haïti
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LE MONDE. Haïti: À Cité Soleil, l´électricité a vaincu la peur. Le Monde, Paris, 4 oct. 1994. Disponible sur: <http://www.lemonde.fr/archives/article/1994/10/04/haiti-a-cite-soleil-l-electricite-a-vaincu-la peur_3843942_1819218.html?xtmc=cite_soleil&xtcr=4> . Accès le 30 jul. 2017.
LE MONDE. Haïti: Les néo-duvaliéristes célèbrent leur "victoire". Le Monde, Paris, 2 nov. 1993. Disponible sur: http://www.lemonde.fr/archives/article/1993/11/02/haiti-les-neo-duvalieristes-celebrent-leur-victoire_3935822_1819218.html?xtmc=fraph&xtcr=42. Accès le 31 jul. 2017.
LE MONDE. D'après la revue américaine "The Nation" La CIA aurait financé le principal mouvement paramilitaire anti-Aristide. Le Monde, Paris, 8 oct. 1994. Disponible sur: http://www.lemonde.fr/archives/article/1994/10/08/d-apres-la-revue-americaine-the-nation-la-cia-aurait-finance-le-principal-mouvement-paramilitair. Accès le 31 jul. 2017.
LE MONDE. Haïti: Massacre aux Gonaïves. Le Monde, Paris, 27 avr. 1994. Disponible sur: http://www.lemonde.fr/archives/article/1994/04/27/haiti-massacre-aux-gonaives_3825747_1819218.html?xtmc=fraph&xtcr=31. Accès le 31 jul. 2017.
LE MONDE. Haïti: Le retour des "tontons macoutes". Le Monde, Paris, 29 mai. 1994. Disponible sur: http://www.lemonde.fr/archives/article/1994/05/29/haiti-le-retour-des-tontons-macoutes_3831278_1819218.html?xtmc=fraph&xtcr=28. Accès le 31 jul. 2017.
LE MONDE. Haïti: La terreur règne sur les médias. Le Monde, Paris, 9 aoû. 1994. Disponible sur: http://www.lemonde.fr/archives/article/1994/08/09/haiti-la-terreur-regne-sur-les-medias_3813841_1819218.html?xtmc=fraph&xtcr=26. Accès le 31 jul. 2017.

  1. Articles électroniques de journaux sur « l´armée rouge » à Cité Soleil
Canada: Immigration and Refugee Board of Canada. Haïti: Information sur une organisation appelée « Armée rouge » à Cité-Soleil (Port-au-Prince), ses liens avec le mouvement Lavalas (pro-Aristide) et attitude des autorités à l'endroit de ses membres (1990-1998). 1 jul. 1998. Disponible sur: http://www.refworld.org/docid/3ae6ad13c.html. Accès le 20 jul. 2017.
CAROIT, Jean-Michel. Les actes de violence se multiplient en Haïti. Le Monde, Paris, 18 mar. 1995. Disponible sur: http://www.lemonde.fr/archives/article/1995/03/18/les-actes-de-violence-se-multiplient-en-haiti_3867300_1819218.html?xtmc=fraph&xtcr=12. Accès le 31 jul. 2017.
______.  Guérilla urbaine en Haïti: La mystérieuse « armée rouge » de Cité Soleil. Le Devoir, Montréal, 3 jan. 1996, p. B5. Disponible sur: http://collections.banq.qc.ca:81/jrn03/devoir/src/1996/01/03/B/5226335_1996-01-03_B.pdf. Accès le 31 jul. 2017.
HOPQUIN, Benoît. La guerre de l´eau à Cité Soleil. Le Monde, Paris, 15 jun. 2007. Disponible sur: <http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2007/06/15/haiti-guerre-de-l-eau-a-cite-soleil_923953_3222.html?xtmc=cite_soleil&xtcr=5>. Accès le 30 jul. 2017.
  1. Bibliographie sur la dictature des Duvalier
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LEMOINE, Patrick. Fort-Dimanche, Fort la mort. New York: Fordi9, 2011.
PIERRE-CHARLES, Gérard. Radiographie d´une dictature. Montréal: Nouvelle Optique, 1973.
  1. Autres références bibliographiques
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_______. Port-au-Prince au cours des ans: La capitale d´Haïti sous l´occupation (1915-1922). Tome 5. Port-au-Prince: Imprimerie Henri Deschamps, 1984.
CONSTANT, Benjamin. Des effets de la terreur. In: De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s´y allier: Des réactions politiques; des effets de la terreur. Paris: Flammarion, 1988. p. 161-178.
Institut Haïtien de Statistique et d´Informatique (IHSI). Population totale, population de 18 ans et plus ménages et densités estimés en 2015. Disponible sur: www.ihsi.ht. accès le 31 jul. 2017.
La loi du 11 avril 2002 portant la création des communes de Tabarre et de Cité Soleil. Disponible sur: http://ciat.bach.anaphore.org/file/misc/20020326_Loi.pdf. Accès le 26 jul. 2017.
AMNESTY INTERNATIONAL. Haïti: Une Question de Justice. Amnesty International, Londres, 1 fev. 1996. Disponible sur:http://www.refworld.org/docid/3ae6a9a80.html. Accédé le 31 jul. 2017.




· Ce texte fait partie des rapports de travaux de recherche et d´enquête réalisés en Haïti, entre janvier et juillet 2017, dans la commune de Cité Soleil, située au Nord de Port-au-Prince entre la baie de Port-au-Prince et la zone métropolitaine avec la mer des Caraïbes pour limite.
* Doctorant en Sociologie à l´Université d´État de Campinas (São Paulo, Brésil) sous l´orientation du Prof. Dr. Renato Ortiz. E-mail: jeandefabien1982@yahoo.fr Blog: https://jeandefabien1426.blogspot.com.br/.
[1] Loi du 11 avril 2002 portant création des communes de Cité Soleil et de Tabarre, en vertu de laquelle Cité Soleil est passée désormais du statut de section communale à celui de commune dotée ainsi d´une certaine autonomie administrative assurée par un conseil municipal de trois membres, les casecs et les asecs. Disponible sur: http://ciat.bach.anaphore.org/file/misc/20020326_Loi.pdf. Accès: le 26 jul. 2017.
[2] Force révolutionnaire pour l´avancement et le progrès en Haïti. Une organisation paramilitaire constituée en grande majorité d´anciens macoutes et de nouveaux adeptes dévoués à la perpétuation des idéologies duvaliéristes en Haïti. Jurés, semble-t-il, de faire la peau à Aristide, ces derniers s´engageaient dans une opposition aveugle et féroce rendant ainsi toute négociation ou voie de consensus imposible avec eux.
[3] Les Attachés et les membres de FRAPH se distinguent en ce que le premier est une milice rattachée au Palais national, une sorte de VSN à l´époque de Duvalier, qui veillait et rapportait tout ce qu´une personne ou groupe de personnes pourrait insinuer contre le régime, tandis que le second est un corps plus ou moins hiérarchiquement organisé. De toute façon, les Attachés étaient le plus souvent un dérivé du FRAPH et travaillent tellement en parfaite harmonie qu´il est difficile de les distinguer. Néanmoins, il y a lieu de souligner que si les membres de FRAPH étaient pour la plupart d´anciens Tonton macoutes et fervents partisans du régime duvaliériste, les Attachés ne l´étaient pas forcément.
[4] À ce qu´il paraît, les anciens macoutes expulsés de la scène politique en 1986 pour n´y refaire surface qu´en 1991 suite au coup d´état, encore puissants et intransigeants en Haïti, n´étaient pas prêts à pardonner aux propos tenus par Aristide lors de ses campagnes électorales de 1990 au cours desquelles il aurait dit en créole haïtien: « pa neglije ba yo sa yo merite » en s´adressant au peuple. Ce "yo" qui se traduit par "eux" en Français est un pronom personnel pluriel indefini susceptible de créer la confusion et le doute dans les esprits en ne désignant soit une multitude de personnes ou une catégorie de personnes indexée par l´emploi d´un langage imagé. Cependant, plusieurs commentaires attribuaient ce "yo" aux Tontons macoutes. Ces derniers pressentaient que c´est eux qu´Aristide visait en parlant de "yo", car, ces propos s´inscrivaient dans un contexte de grandes perturbations sociales où les Tontons macoutes pourchassés par le peuple étaient effectivement brulés vifs s´ils se laissaient rattraper par une foule enragée. Outre qu´ils coïncidaient avec le phénomène de violence civile caractérisée par les lynchages, les déchoucages, les chasses à l´homme et autres, ces propos venaient d´envénimer la situation. En effet, la pratique populaire de bruler vif les personnes considérées comme indésirables consistait à  suspendre autour de leur cou des caoutchous mouillés de gasoline, quelqu´un n´a qu´à allumer une allumette et nous y voilà en présence d´une scène horrible d´un être humain entrain de se battre, de se débattre sous le feu. Sans les nommer et sans peut-être évaluer les conséquences de son attitude haineuse envers eux, peu de temps après son investiture comme président de la république en février 1991, Aristide aurait épinglé pour une nouvelle fois par ses propos cette catégorie si fragile de la société haïtienne. Certains qualifiaient ses propos imagés d´incendiaires comme des incitations à la violence. Ainsi, on accusait Aristide d´être le responsable des Tontons macoutes brulés vifs.
[5] De façon formelle ou informelle, nous avons eu l´opportunité de nous entretenir avec des jeunes, des adultes, des gens de la société civile, des leaders d´organisations sociales, des acteurs religieux, des éducateurs, des personnes du secteur politique et commercial, des vieillards, mais surtout avec des sujets armés considérés comme dangereux. Les groupes armés tendent à se transformer aujourd´hui en d´autres structures. Il fallait recueillir surtout les opinions de ces sujets armés sur la question qui nous préoccupe, car ils sont au centre des accusations selon laquelle les groupes armés qui existent actuellement à Cité Soleil et dont ils sont membres seraient les héritiers directs de l´« armée rouge »: pionnière des groupements armés à Cité Soleil. Il nous semblait donc important d´avoir leurs propres idées sur cette question.
[6] Car tous n´étaient pas forcément des indésirables. On se souvient d´un Volontaire de la sécurité nationale – nom officiel des Tontons macoutes – surnommé Pa gen danje qui, avant de devenir Attaché ensuite houngan, a été épargné de la colère des foules à Cité Soleil parce que, dit-on, il était un macoute modéré qui n´avait jamais commis des abus à l´égard des personnes de son entourage. Là où il habitait à Projet Lintho 1, tout le monde l´appréciait. Un autre plus connu populairement sous le nom de Alcibiade a lui aussi été sauvé par sa marque de gentillesse et de justice dont il faisait montre dans le passé.
[7] Ces indusries n´existent plus à Cité Soleil. Leur disparition a été causée en partie par des agressions physiques violentes dont étaient victimes les patrons, mais surtout par des conflits armés répétitifs et continus suivis de rançons et de kidnapping qui, durant les quinze dernières années, ont complètement paralysé les activités sociales et économiques dans cette commune. Les bandits réclamaient souvent aux patrons des rançons afin de laisser fonctionner leurs usines. Contrairement aux deux autres, la suppression de la Hasco – spécialisée dans la transformation de la canne-à-sucre en sucre et en sirop – a été une décision officielle entre les gouvernements haitien et américain.
[8] La violence des esclaves contre les affranchis et les blancs afin de conquérir d´abord la liberté ensuite l´indépendance et, enfin, le recouvrement de leur humanité (HECTOR, MOÏSE, 1990, p. 83-91). La violence de la nouvelle classe libre (les anciens esclaves en majorité noirs) pour son intégration sociale et politique contre la nouvelle oligarchie mulâtre manipulée par les puissances occidentales et autoproclamée héritière exclusive des biens et des terres laissés par les anciens colons. Cette dernière typologie de violence constitue le fondement de la lutte des classes entre noirs et mulâtres en Haïti depuis l´indépendance (DENIS, DUVALIER, 1960). Enfin, viennent les violences conjugales, les violences sociales de survie, sans oublier les violences interindividuelles et interpersonnelles vécues à longueur de journée tant dans les familles, à l´école qu´au milieu des groupes sociaux.
[9] Il s´agit d´établir quels ont été les membres de cette « armée rouge ». Étaient-ils des jeunes de Bas rail, de Bélékou, de Boston ou de Soleil 9 qui se disaient révolutionnaires, ou des membres du Fraph et des Attachés – les véritables seigneurs de l´instabilité politique et de l´insécurité à Port-au-Prince et dans les quartiers populaires comme Cité Soleil – ou encore était-elle formée de ces principaux groupes sociaux présents et influents sur la scène politico-sociale à Cité Soleil, à savoir, les Baz, le Fraph et les Attachés?
[10] Bien que ces mouvements sociaux, qui, à proprement parler, ne s´inscrivaient pas dans la logique de la lutte armée comme certains le prétendaient, aient surgi pour la première fois à Cité Soleil à la fin de 2003 jusqu´à 2006, c´était toutefois toute la société haïtienne qui était ébranlée et frappée par ces mouvements sociaux d´une violence extrême après le départ d´Aristide. L´appelation Opération Bagdad faisait référence par imitation à ce qui se passait en Irak et consistait plus dans des altercations répétitives entre la police, la Minustah et les groupes armés, dans des kidnapping, enlèvements et séquestrations qu´elle renvoyait à de simples rivalités sociales interquartiers à Cité Soleil. Enfin, les dommages en vies humaines, matériels et environnementaux causés par celle-ci sont irreparables pour la commune comme pour le pays en entier.
[11] En opposition à l´occupation américaine, des paysans connus sous le nom de Cacos sous la direction de Jean-Baptiste Chavannes et de Charlemagne Péralte ont mené des luttes armées contre l´occupant dans le but de libérer le pays de cette honteuse et humiliante occupation. L´assassinat de ce dernier a ralenti le movement sans toutefois l´anéantir. La résistance se continuait sous d´autres formes. Par ailleurs, en 1946, des mouvements sociaux des étudiants semblables à ceux des Cacos, attribués à des luttes armées, ont conduit à la démission forcée du président Elie Lescot.
[12] À l´époque, ce dénommé Africa se faisait passer pour le leader des partisans armés de Lavalas à Boston. C´est au journal Le Devoir de Montréal qu´il avait accordé cette entrevue au cours de laquelle il a déclaré ne pas tenir des armes à feu et les accusations qui pesaient sur lui à ce propos étaient juste des manoeuvres de Réginald Boulos qu´il considère comme son ennemi acharné.
[13] Controlée pendant longtemps par des civils armés qui sémaient la panique et l´insécurité à Cité Soleil, l´eau se voulait et se veut encore le liquide d´or auquel les habitants de ce grand bidonville n´ont accès qu´accidentellement. On dirait que par miracle des anges seraient descendus dans le chateau d´eau situé sur la route nationale #1 pour venir l´agiter. En voyant des centaines de personnes massées à chaque fois autour de ce chateau pour l´attendre, on croit revivre le mythe biblique de la piscine de Béthesda. Ces propos rejoignent tout au moins les constats faits par le journal Le Monde en 1994.
[14] À Cité Soleil, les problèmes de l´eau sont chroniques. Dans les années 1980, il y avait presqu´une seule pompe à eau où venait s´approvisionner presque tout le monde. Elle se situait à Lintho 1. D´où l´une des causes de ces conflits entre Warf et Lintho 1 où se trouvait ce trésor en 1988 (un interviewé).

[15] A l'appel du président Aristide, la population a organisé des « brigades de vigilance ». Au moins cinq individus, accusés d'être des voleurs, ont été tués à coup de barres de fer et de bâtons dans les quartiers populaires de Port-au-Prince (CAROIT, 1995, p. 1).
[16] "Si tu m´emmerdes trop, je te ferai manger par un chien ou par un porc. Si tu m´énerves, les mouches te couvriront les dents".
[17] Chaque quartier à Cité Soleil créait à l´époque du règne des Attachés et des membres du Fraph sa propre brigade de vigilance. Les brigades étaient interconnectées et se communiquaient entre elles. L´alerte du danger était donnée la nuit soit en soufflant le lambis dont le son est laissé retentir pendant plusieurs fois ou en passant les machettes par terre ou encore en utilisant n´importe quel ustencile de cuisine, assiettes en alluminium ou autres, plus particulièrement des objets avec lesquels il est possible de faire du bruit en les gratant par terre comme les machettes.
[18] Sorte de groupement social où se pratiquent la solidarité collective et l´assistance sociale, formé en grande partie de jeunes sans emploi qui ne comptent que sur des petits boulots ou petites activités économiques sporadiques pour mettre la main à la bouche. Dans les Baz, la réciprocité et la mutualité prédominent, ainsi le "bien" de quelqu´un est celui de tous. Par exemple, un maillot, une chemise, un pantalon, un ténis ou autre peuvent se mettre à plusieurs personnes. Même une cigarette est susceptible d´être fumée entre plusieurs personnes en la passant de main en main. L´adhésion aux Baz, n´obéissant à aucune règle logique, rationelle ou objective, se fait sur la base d´affinité, d´amitié, de solidarité, de familiarité, de proximité ou de reconnaissance. Si au départ les Baz avaient cette vocation d´entr’aide sociale et fraternelle, celle-ci s´est au fil du temps étiolée. En devenant de véritables repaires de bandits et des groupements criminels impliqués dans des actes antisociaux: vol, viol, banditisme, assassinat etc., les Baz ne sont plus reconnues à cause de leur expression du vivre ensemble collectif. Toutefois, gardant un sens sociologique important, quelques-unes des Baz des quartiers populaires ayant résisté à la marginalisation, à la discriminination et à la phobie dont elles étaient l´objet, jalousent encore très chèrement cette dimension collective.
[19] Propos recueillis de la part de plusieurs de nos interviewés avec qui nous avons eu des entretiens informels, sur l´histoire des premiers conflits entre les forces de l´ordre et les bandes armées. Ce même fait a été confirmé par la presse internationale (LE DEVOIR, 1996, p. B5).
[20] Les affrontements violents et armés entre les forces policières et les bandes armées se soldent quelques fois par la saisie de la part de ces dernières des matériels et équipements des forces de l´ordre. C´est ainsi que lors des premiers affrontements armés entre la police et les bandes armées de Bas rail, de Boston et de Soleil 9, survenus entre novembre 1995 et janvier 1996, celles-ci ont emporté avec elles des uniformes de police, des armes et une voiture. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que, lors des déchoucages de 1986, des uniformes militaires et des armes ont également été volées, des macoutes tués, maltraités et leurs casernes pillées et sacagées par la population. En 2004, le même scénario s´est reproduit et l´on ne peut évaluer le nombre de matériels de la police nationale emportés par les bandits dans le sous-commissariat de Warf, avant d´avoir été incendié, dans le commissariat de la route nationale #1 lors des derniers événements de 2004 à 2006 appelés Opération Bagdad.

lundi 2 janvier 2017

LE BLANCOMANISME DANS LA SOCIÉTÉ HAITIENNE: UNE MENTALITÉ QUI BLOQUE

Résumé

Parmi les multiples problèmes que traverse la société haitienne, il y en a un dont on parle très peu, alors qu´il est un sujet poignant qui hante tous les esprits en Haiti au point qu´il devient une sorte d´obsession schizophrénique. Ce problème c´est le blancomanisme qui creuse en nous, Haitiens, un grand vide intellectuel à réfléchir sur nous-mêmes et nos problèmes. Jugée importante et ancrée dans notre culture et ayant des effets sur nos pratiques et conduites sociales, le présent article se propose de discuter cette mentalité blancomaniste comme un véritable blocage à notre développement.

Introduction

Le blancomanisme est ce type d´idéologie, pas blanche mais plutôt blancomane, qui consiste à faire de ceux que nous appelons les ''Blancs'' les causes maîtresses de nos problèmes. Pourtant, nous nous glorifions chaque jour de les avoir défiés et vaincus il y a plus de deux siècles. N´est-ce pas là un grand paradoxe? Tellement hyponotisés par cette mentalité, nous nous ignorons nous-mêmes en créant en nous un personnage autre que nous sur qui nous déchargeons tous nos soucis, toutes nos calamités de la vie et toute la responsabilité de nos actes, autrement dit, un dieu ''Blanc'' érigé soit comme notre principal bienfaiteur ou notre malfaiteur absolu. C´est être est pour certains fictif et imaginaire, pour d´autres il est réel et présent parmi nous, d´autres encore pensent en étant les deux à la fois il s´ancre à nos exploits historiques en même temps qu´il domine notre vie sociale.

En fait, C´est un autre de nous que nous indexons et taxons de blancs ou de toute sorte de qualificatifs parce que  nous voulons qu´il le soit ainsi, même s´il aurait une peau noire comme du charbon. Or, suivant la composition sociale de l´Haiti postcoloniale, ce depuis la constitution impériale de 1805, les Haitiens se reconnaîssent sous la dénomination de peuple noir. Certes, une minorité de mulâtres - fruit et symbole de multiples viols sexuels en série, continus et répétés dont a souffert dans son âme, son esprit et sa chair une esclave - existe dans la société haitienne, mais il n´y trouve point de blancs, du moins sur le plan théorique. Donc, si nous ne sommes pas génétiquement des blancs, cela n´empêche néanmoins de nous comporter comme tels, de nous en créer beaucoup ou de nous les attirer à nous, ce, pour nous construir un monde semblable au leur.

Cependant, même si ces petits mulâtres à la peau claire ou crêmée, aux cheveux frisés ou crépus s´illusionnent tant être des blancs à la ressemblance des Gaulois aux yeux bleus, ils savent que leur passion et obsession raciste se limite exclusivement à la frontière d´Haiti. Alors, la question est de savoir d´où nous vient cette hantise blancomaniste qui nous assaillit? Le discours ou encore l´idéologie sur le blancomanisme en Haiti doit être pris sous au moins trois angles. Le premier fait appel à un contentieux colonial exprimé sous forme de haine historique. Si le second se rapporte à une théorie du bouc émissaire le troisième ressemble fortement à la stratégie d´employer de faux arguments pour nous cacher des vérités sur nous-mêmes. C´est autour de ces aspects que s´articulera cet article dont l´objectif est de faire ressortir que ce blancomanisme qui colonise la pensée haitienne et dont nous faisons le principal problème d´Haiti est une sorte d´arbre qui cache la forêt de nos problèmes et une mentalité qui nous bloque.

1. Le blancomanisme: un règlement de compte lié à une haine historico-coloniale

Toute l´histoire sociale, politique, économique, intellectuelle, littéraire et culturelle d´Haiti est empreinte de marques d´envahissement et d´invasion par les puissances européennes et occidentales. Quand ils ne nous dictent pas leur volonté, ils détruisent nos valeurs culturelles et symboliques afin que nos regards vicieux et peureux restent indéfiniment figés sur eux; quand ils ne nous transpercent pas la chair avec leur fouet ensanglanté, ils nous humilient en nous rendant indignes et honteux de notre propre existence; enfin, quand ils ne pillent pas nos petites et insuffisantes ressources naturelles, ils nous imposent des règles commerciales difficiles à honorer. Ils viennent, reviennent, défilent comme des oiseaux chez nous et repartent tranquilement et aisément, alors que nous autres avons toutes les peines du monde à nous rendre chez eux. Par cela même, la vie physique, matérielle, réelle et spirituelle des Haitiens est, de toute part, hantée par cette mentalité blancomaniste. La nation haitienne a en quelque sorte, dans un sens positif ou négatif, un contentieux historique à régler avec les blancs qui, réels ou imaginaires, envoûtent toute son existence. Donc, le blancomanisme est ici une mentalité qui nous vient des vieux et mauvais souvenirs historiques.

Au lendemain de l´indépendance, nos ancêtres croyaient en finir avec les Blancs, mais, même Dessalines était lui-même obsédé par l´idée d´un éventuel retour des Blancs qu´il a juré de combattre jusqu´au dernier souffle de son existence. Éliminé très tôt, il n´a pas pu se débarrasser de ces Blanscs dont il disait, à la sortie fraîche de l´esclavage, être la cause de nos malheurs. Cela allait de soi, dans un contexte même postcolonial, d´accuser les blancs d´avoir compromis notre histoire et hypotéqué notre avenir ainsi que celui de nos enfants. Ne pouvant rester intact tout le temps, ce discours prend plusieurs sens selon les époques. De nos jours, la plupart des Haitiens quand ils parlent des blancs, le ton du langage qu´ils emploient a une allure haineuse et revancharde, on peut extraire de leur expression le sentiment d´une rancoeur historico-coloniale. Donc, si à l´époque fraîchement postcoloniale, ce discours était tolérable et compréhensible, continuer jusqu´à aujourd´hui à le tenir est non seulement insipide, mais encore complètement ridicule.

Cela se comprend, car un souvenir atroce d´un passé difficilement oubliable et effaçable nous bouleverse; la colonisation, l´esclavage et l´exploitation matérielle et humaine des blancs ont laissé dans notre mémoire de graves séquelles irreparables. Les blancs sont, en conséquence, depuis l´époque coloniale jusqu´à aujourd´hui, le cauchemar des Haitiens. Que l´on veuille ou pas, le système esclavagiste et colonialiste des blancs européens et occidentaux, qui nous est si colé sur la peau, a fait de nous des êtres doubles pensifs, nous sommes à la fois nous et eux sans avoir la moindre idée de qui nous sommes vraiment. Nous sommes tellement traversés par l´idée qu´ils nous veulent indéternibalement du mal que nous finissons par leur rendre forts et maîtres de notre existence tout en nous affaiblissant nous-mêmes tant sur le plan spirituel, psychologique qu´intellectuel.

Ces blancs, si, dans un sens comme dans l´autre, ils existent ou ont existé, nous les avons aussi nous-mêmes inventés et créés par nos propres manières de voir le monde, donc, entant qu´êtres fictifs et imaginaires, ils sont une partie de nous si, peut-être, ils ne le sont pas entièrement. Il y a dès fois, dans leur manière de penser, de parler, d´agir, de sentir, de vivre et de s´exprimer, les Haitiens ont tendance à se montrer plus blancs que n´importe quelle autre race blanche de la terre. C´est exactement l´un des effets du blancomanisme en sens qu´il nous fait voir blanc tout ce qui est d´une autre couleur. En détruisant notre être originel il implante en nous un être autre que nous qui nous rend hautains, arrogants, méprisants, têtus, haineux, rancuniers des autres et de nous-mêmes. Cette blancomanisation, en fait, nous tient en otage. Où que nous nous rendions, qui que nous soyons, quoi que nous fassions, c´est, historiquement parlant, un autre de nous qui sommeille en nous.

De fait, hair les blancs ou développer une animosité vis-à-vis d´eux n´est-ce pas, dans une certaine mesure, retourner contre nous-mêmes cette haine si vrai que par l´effet même de l´esclavage et de la colonisation nous gardons en nous une parcelle de leur être? En réalité, l´esclavage n´a jamais été une invention humaine vaine et inutile, il avait ses bases et objectifs spécifiques, ceux, par exemple, de faire des noirs des êtres faibles, affaiblis et soumis, de leur imposer une manière de penser, de choisir, d´être et de vivre, d´implanter dans leur conscience et subconscience le sentiment d´une fausse culpabilité, de leur faire comprendre aveuglement  qu´ils ont bien mérité leur sort qu´ils doivent naivement accepter, enfin, de faire d´eux les seuls et uniques responsables des malheurs qui frappent leur société. La société des noirs est abondée de blancs même quand on ne les voit pas, celle des blancs est complètement vidée de noirs même s´ils veulent toujours se faire remarquer.

Par ailleurs, ces mêmes buts l´esclavage moderne les poursuit encore aujourd´hui et les renforce. L´esprit de ce que les Haitiens appelent communément ou arbitrairement ''Blancs'', qui, depuis la période coloniale, nous fait tressaillir, hante nos maisons, sillonne nos cours, nos couloirs; n´arrête pas de troubler nos sommeils et ceux de nos enfants. Leur présence au milieu de nous est le souvenir de toutes les maltraitances, des coups de fouets et des inhumanités infinies, elle projette l´image même du mal absolu et de l´enfer sur terre. C´est encore eux qui, sur le plan sociohistorique, cherchent toujours, malgré les révolutions, à enchaîner l´esprit de l´homme libre qu´ils guettent et surveillent. C´est comme si l´esclavage était loin d´être terminé. De fait, il n´est point terminé dans la mesure où aujourd´hui il prend des formes diverses et variées: exploitation laborieuse, physique et sexuelle, trafics humains, travaux forcés etc.

Loin delà l´idée d´une apologie du racisme, d´une haine raciale contre les blancs, d´une insulte aux noirs, d´une violence raciale, encore moins d´un soulèvement des noirs contre les blancs et vice versa, mais il s´agit tout simplement ici de démasquer un fait trop évident longtemps resté coincé dans l´ombre de fausses amours et d´hypocrites amitiés. Au-delà des soucis historico-coloniaux que nous trainons derrière nous, quand on parle de blancomanisme, il faut le prendre dans tous les sens: se faire blancs afin de mieux exploiter les gens, les escroquer, les dominer, les humilier, les rabaisser; se blancomaniser pour jouir des privilèges sociaux et économiques, afficher et révendiquer partout sa supériorité par rapport aux autres; accéder facilement aux prêts banquiers etc. Obséder par l´idée d´être dans son esprit un blanc ou de se faire passer pour tel est très courante dans la société haitienne. Une simple petite peau claire y est synonyme de fortune, richesse, réussite, respect, considération, accès illimité, avec ça un homme - un petit blanc bec, dirait-on, - peut enfin se taper toutes les belles nanas de la ville s´il le désire bien.

Ainsi donc, il faut comprendre qu´en Haiti cette espèce de blancomanisme que nous pratiquons est noiriste et coloriste et s´est si bien vite développé que, pas besoin de nous mentir là-dessus, depuis l´avènement de la société postcoloniale et indépendante Haiti est devenue une société raciste. Aujourd´hui encore la couleur de la peau est un poids considérable dans la balance sociale et dans les fréquentations humaines de l´individu. Même le seul fait d´avoir des amis blancs, d´être plus ou moins fréquemment en leur compagnie, de les visiter ou de se faire visiter par eux, de les rapprocher, de les inviter, d´être invité (e) par eux, cela seul suffit à procurer du prestige dans cette société blancomano-raciste et coloriste on ne peut plus. Le blancomanisme haitien arrange en même temps qu´il dérange. Et, quand il n´est pas l´expression orgueilleuse et vengeresse du rappel de ce passé historico-colonial douloureux et amère, c´est une stratégie pour ne pas dire une théorie qui aide à chaque poltron, récalcitrant et irresponsable haitien à se débarrasser de ses propres responsabilités pour faire de l´autre la cause principale de tout ce qui lui arrive ou de tout ce dont est atteint Haiti .

2. Le blancomanisme: une stratégie du bouc émissaire qui prévaut en Haiti

Il y a un proverbe qui dit ceci: ''quand on veut tuer son chien on l´accuse de rage''. Partant de celui-ci, je dirais: quand l´haitien veut se déresponsabiliser complètement et ne pas reconnaître ses torts, il se crée un blanc pour ne pas dire un blancomane comme bouc émissaire. C´est un discours qui s´ancre à nos cultures, coutumes et habitudes sociaux, ce depuis un bon bout de temps. Les Haitiens le tiennent comme une épée pour défendre la cause de leur malheur et faire des ''Blancs'' les principaux responsables des situations sociales, politiques et économiques catastrophiques qui accablent Haiti. C´est un discours qui nous alliène, nous soulève les uns contre les autres et nous apprend nous foutre des tâches à nous seuls revenues, celles de faire bouger ce pays. Ce discours, un peu anathème et insécuritaire, ne se fonde sur aucun argument rationnel, logique et convaincant alors que nous lui accordons une considération sans pareille.

En s´ancrant à notre histoire coloniale - comme nous venons de le démontrer - ce discours est en même temps ancien et récent, car il a transcendé le temps et l´espace. Si, d´un côté, il ne s´enferme pas dans son ancienneté, sa fraîcheur se renouvelle à chaque moment de l´autre, alors nous sommes en droit de nous poser les questions suivantes: qui sont ces ''Blancs''? Sont-ils des blancs-noirs ou des noirs-blancs; des demi-blancs ou des blancs entiers; des vrais blancs ou des faux blancs? Sont-ils réellement la cause des malheurs du peuple haitien? Est-ce à eux qu´il faut vraiment imputer les causes du sous-développement et de la pauvreté d´Haiti? En effet, il faut dire en passant que cette stratégie blancomaniste est en elle-même une perte de temps, un blocage à notre esprit critique, un obstacle à notre épanouissement intellectuel et une barrière à notre développement humain et socioculturel. Elle est en outre effrayante dans la mesure où elle cultive en nous la peur - une grande peur d´ailleurs - de nous regarder nous-mêmes dans un miroir pour constater le nombre de gaffes et de dégats que nous avons causé à nous-mêmes.

Néanmoins, abordant le blancomanisme comme une stratégie de bouc émissaire pour fuir nos propres responsabilités, il y a deux précautions à prendre. D´une part, il s´agit de faire attention pour ne pas tomber dans une sorte de négationisme austère tant en niant le jeu politico-historique mis sur pied par certaines puissances étrangères pour affaiblir ce pays et le faire agenouiller qu´en mettant de côté le rôle joué par les fondateurs de la nation dans cette situation. Haiti a payé le prix pour avoir, par ses révolutions, redéfini les notions de démocratie et de droits de l´homme, qui ne sont plus les droits d´un homme ou d´une catégorie d´hommes - les blancs européens  aux yeux bleus pour ne pas dire les Français - mais ceux de tout homme indistinctement, peu importe sa race, sa famille, sa fortune, sa richesse, son origine, sa religion, sa couleur, sa langue, sa culture, ses coutumes etc. Il faut, d´autre part, éviter un absolutisme aveugle pour ne pas faire de ces puissances étrangères la cause unique et absolue de notre misère et pauvreté, ou encore ériger les Haitiens comme seuls et uniques responsables de celles-ci.

Cela veut dire, en d´autres termes, que l´extrémisme ou le radicalisme dans la problématisation de ce problème qu´est le blancomanisme n´arrange pas et est partout problématique. Bien au contraire, il est préférable de faire un équilibre logique entre les deux extrémités. En effet, si le bon sens veut que nous n´ayons pas le droit de nier la participation de nos anciens et nouveaux maîtres dans ce qui nous arrive depuis notre indépendance, nous ne pouvons pas non plus, par contre, faire d´eux l´élément absolu et exclusif du problème. Par ailleurs, l´éthique de la responsabilité veut que nous questionnions au prime abord nos comportements, habitudes, conduites, attitudes, actions et manières de vivre entre nous avant de culpabiliser une quelconque tierce personne, afin d´entrevoir dans quelle mesure nous avons ou pas attiré sur nous-mêmes les bons comme les mauvais éléments. Les proverbes suivants de chez nous disent ceci: ''kabrit gade je mèt kay la avan li rantre''; ''si anndan pa vann deyò pap ka achte''. Cela signifie qu´il faut d´abord jeter sur nous-mêmes un regard critique, réflexif et retrospectif pour comprendre si nous ne nous sommes jetés à nous-mêmes des sorts, sinon la solution que nous recherchons peut ne point être trouvée.

Or, il ne faut pas croire que les blancs dont parle les Haitiens en expliquant leurs déboires existent effectivement, ou qu´ils font se réfèrent aux blancs que la vieille théorie anthropologiste gobiniste a inventés, en fait, c´est d´eux-mêmes qu´ils parlent en des termes imagés et métaphoriques sans qu´ils ne se le sachent, parce que, traumatisés, ils cherchent à s´innocenter, à vider leurs frustrations en croyant que c´est la meilleure pour résoudre les problèmes qui les tracassent, voilà pourquoi ce sont des blancomanes, c´est-à-dire de faux-vrais blancs pour ne pas dire des blancs imaginaires et fictifs qu´ils se représentent dans le but de se libérer des fantasmes et des hallucinations qui les emprisonnent. Ces blancs quand ils ne sont pas des esprits ou êtres spirituels (bons ou mauvais) qui nous habitent, ils sont, en quelque sorte, une espèce d´un coup de tafia qui nous soule, nous endormit et nous fait oublier qui nous sommes vraiment et banit en nous tout bon sens de jugement, toute capacité de raisonnement, toute raison, toute logique et toute rationalité de penser et d´agir.

Un blancomanisme ou un négrotisme obsessionnel, exagéré, traumatisant et névrotique est un des pirs fléaux auquel peut confronter une société. Il fut un temps, les Américains blancs ont cru que les noirs - qu´ils soient afroaméricains ou non - étaient la cause majeure de leurs déboires. Même si ces derniers restent encore marginalisés dans la société raciste américaine, cette mentalité est néanmoins révolue. Hutus et Tutsis au Rwanda, tous deux noirs, se sont à tour de rôle diabolisé en inventant des arguments imaginaires et irréels pour faire des uns et des autres les principaux responsables de la misère et la pauvreté du Rwanda. Dans le cas rwandais, les termes blancomanes ou négromanes ne sient pas, mais, par contre, les expressions comme cafards, ravets dont ils s´accusaient réciproquement ne peuvent être que des synonymes de ceux-ci. Si des noirs ont créé des blancomanes et négromanes pour dissiper leurs frustrations et leurs haines, les blancs, eux, ont agi de la même façon en engendrant des négromanes au point d´entamer les uns contre les autres une extermination pas possible.

Enfin, ce blancomanisme, en plus d´être ce bouc émissaire, c´est comme une substance droguante qui, pour un instant, fait extasier les irresponsables que nous sommes pour fuir les problèmes et soucis qui nous traversent, mais lorsque ses effets chimiques passent et s´affaiblissent, nous commençons à revenir sur terre, à nous ressaisir pour faire face à la vraie réalité. Mais, il paraît que nous soyons toujours sous les effets de cette drogue puissante, car nous continuons à accuser ces blancs-noirs ou ces noirs-blancs qui ne sont autres qu´un prolongement de nous-mêmes. En reálité, nos comportement et conduites sociaux font de nous des blancs-noirs ou des noirs-blancs, autrement dit, nous agissons comme des noirs au coeur, à l´esprit, à l´idée, à la pensée et à l´idéologie blancs et vice versa, nous faisons du noir symbole de malheur, de mal, de mauvais et du blanc celui de bonheur, de bien et de bon dont nous jalousons. Donc, en créant ces blancomanes, nous développons un racisme réflexif qui retombe sur nous-mêmes, nous ne cessons de nous mentir à nous-mêmes sur les vrais problèmes qui nous préoccupent.

3. Le blancomanisme: un faux argument pour nous cacher des vérités sur nous-mêmes

Nous avons du mal à croire que nous avons, nous-mêmes, créé ce monstre qu´est le blancomanisme, ce monstre auquel nous avons creusé nous-mêmes une petite place dans notre cerveau, mais dont, malheureusement, nous ne maîtrisons pas les effets qu´il a causés. Cela va de soi parce que l´haitien est dans son for intérieur un être très superticieux, il croit beaucoup dans les contes de fée, dans les rêves, dans les esprits ancestraux, familiaux ou parentaux qui, en venant le visiter, lui veulent soit du bien ou du mal, il est un excellent génie en matière de création des histoires et faits imaginaires, en un mot, la capacité spirituelle imaginative et inventive de l´haitien est énorme et immense, mais, malheureusement, c´est toujours pour la mauvaise cause, cela va toujours dans le sens négatif. En inventant des blancs qui ne sont autre qu´une image représentative de nous-mêmes, il s´avère que nous souffrons de ce qu´il convient d´appeler un blancomanisme névrotique, c´est-à-dire une attitude obsessionnelle qui nous rend nerveux, tout le temps excités et toujours sur la défensive ou l´offensive.

Le blancomanisme est franchement cette sorte d´idéologie qui nous cache beaucoup de vérités à nous voire à nos enfants. C´est un faux argument qui tend à faire de nous les victimes tandis que nous sommes acteurs et agents responsables de nos propres actes et actions. Des vérités sur nous, nos ancêtres, nos origines, notre passé, notre présent, notre futur, notre histoire, notre identité, notre haitianité, notre couleur, notre xénophobisme, notre racisme, notre société, notre communauté, notre environnement, notre culture, notre, personalité, notre langue, notre littérature, notre art, notre musique, notre pinture, juste pour nous inculquer à l´esprit que nous sommes faits pour nous plaindre et être vaincus, non pour agir et vaincre.

A vrai dire, le blancomanisme n´est pas une pensée sociale propre à une classe sociale haitienne bien déterminée où les bourgeois, en se comportant d´une façon différente des gens des classes moyenne et pauvre, seraient les instigateurs de cette pensée, mais le blancomanisme est d´ores et déjà devenu une manière d´être généralisée dans toutes les couches sociales haitiennes, ce, de génération en génération. Le blancomanisme que nous développons dans cette société est une négation de notre haitianisme et une humiliation à la couleur noire de notre peau, en y plongeant nous oublions complètement qui sommes-nous réellement.

La vérité c´est que nous sommes un peuple noir que ses propres actes historiques, paraît-il, poursuivent et condamnent. Un peuple noir qui doit s´efforcer de penser, d´agir, d´être et de vivre comme tel sans quoi c´est le fourvoiement total. Or, chaque peuple a sa propre façon de vivre, de voir le monde, ses propres réalités et son propre univers, alors pourquoi vouloir à tout prix ressembler à l´autre tandis que lui ne cherche aucunement à se projeter en nous? C´est ça le véritable problème de la blancomanie qui ne nous inspire que des mensonges surtout sur nos manières de penser. Quand on est blancomaniste, on veut tout faire à la manière des blancs, on se construit une fausse représentation de soi pour plaire à ses démonstrations pulsionnelles et émotives Si le monde noir intéresse aux blancs c´est à titre de domination et d´exploitation pour en tirer ce dont ils estiment bon et profitable. Notre blancomanie c´est notre manière à nous de jouer les blancs et d´insulter le nègre que nous sommes et dont nous ne sommes pas du tout fiers, ce, en nous autodétruisant, nous humiliant et nous rabaissant.

Dans Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon a peut-être raison de dire que le noir a peur de sa couleur. Il ne veut même pas que quelqu´un en fasse mention. Il refuse qu´on le considère par pitié à la couleur de sa peau. S´il essuie une humiliation ou un échec, il accuse sa noirceur, donc la couleur de sa peau et son origine lui deviennent une sorte de calamité sociale, car le monde qui l´entoure est dominé par les blancs et leurs lois. Cette peur blanche pour ne pas dire blancomaniste est encore bel et bien présente dans les sociétés dites modernes ou postmodernes que l´on croyait être, radicalement, désesclavagisées et décolonisées. Elle est encore plus grave dans les sociétés sous-développées et pauvres. Le blancomanisme haitien - enraciné dans la manière de chacun de penser, d´imaginer et de concevoir les relations entre noirs et blancs - est une fierté recherchée dans la moquerie, la risée, le rabaissement et le désonheur. C´est le seul moyen pour lui d´échapper aux problèmes qu´il a lui-même engendrés, agissant ainsi, il se ment doucement et sciemment.

Ce blancomanisme nous prive de tout sens de l´histoire et nous enlève toute dimension sacrée des choses sociales. Plus récemment, en 2004, en pleine célébration du bicentenaire de notre indépendance, un événement majeur a chassé du pouvoir le président Aristide. Les ''Blancs'' ont, une fois de plus, été mis en cause, alors que nous avons nous-mêmes créé cet événement qui, par respect et révérence pour cette date historique sacrée - considérant que le sacré est inviolable et intouchable - n´aurait jamais dû aboutir à ce renversement survenu en cette année si glorieuse après les mouvements enflammés depuis 2003. Il y a des dates dans la vie d´un individu ou d´une société qui représentent et symbolisent une sacralité de son existence, donc, on ne peut se permettre, en aucun cas, d´en outrepasser ou de les violer, les piétiner au risque d´en subir les conséquences néfastes toute sa vie. Ce seul exemple traduit notre propre conception de l´histoire et de la vie que nous choisissons de mener, celle de nous mentir sans scrupule et de cracher sur nos choses sacrées.

A l´instar de Thomas Sankara qui eut à dire que l´aide alimentaire internationale est un blocage au développement de Burkina Faso, nous pouvons souligner aussi que cette mentalité blancomaniste est un véritable blocage à la résolution de nos problèmes. Il fait de nous des étrangers dans notre propre pays, nous dépouille de tout sentiment d´appartenance, nous incite à nous entretuer, et, même là encore, en agissant de la sorte, nous devrons trouver quelqu´un, un blanc bien sûr, pour lui faire porter notre crime. Sans nous en rendre compte, le blancomanisme est une mentalité très dangereuse que nous ne devons pas traiter avec légèreté et dont nous devons au plus vite nous débarrasser. Quand nous nous mettons à accuser l´autre, les autres ont du mal à nous prendre au sérieux, nous n´avons plus le temps de prendre soin de nous-mêmes, de nous regarder nous-mêmes, de questionner nos actes et de nous interroger sur notre place dans le monde, nous sommes tournés vers l´autre en oubliant nous-mêmes, en nous concentrant sur l´autre nous sommes devenus paresseux, fainéants, médiocres et improductifs. Enfin, le blancomanisme nous réduit presqu´à l´animalité.

Considérations générales

Somme toute, on ne peut pas parler de blancomanisme sans remettre en question le fondement de la structure sociale haitienne qui y est favorablement adaptée. Le blancomanisme est cette espèce de pensée sociale qui envahit tout l´univers culturel, politique, littéraire, religieux et artistique haitien. Cette société est, en quelque sorte, devenue presqu´impensable sans ce blancomanisme. Il faut s´appuyer sur un blanc pour avoir bonne conscience d´être entrain de parler sérieusement de quelque chose, de prétendre dire la vérité. En fait, pour se faire voir, entendre et remarquer en exposant quelques causes ''essentielles'' de l´état d´Haiti, pour se vendre, faire bonne impression d´avoir de vraies raisons convaincantes pour asseoir et défendre ses arguments, il faut nous référer à un blanc. C´est un héritage colonial cher à beaucoup d´Haitiens.

Le vrai combat à mener aujourd´hui c´est contre cette mentalité blancomaniste et, s´il faudrait le marquer par une date historique, l´année 2017 est une occasion très propice qu´il ne faut surtout pas rater. Il est grand temps de cesser d´accuser les ''Blancs'' que nous inventons nous-mêmes, qui sont, si l´on analyse plus profondément les faits, un faux pour ne pas dire un négatif de nous-mêmes. Le moment est venu de nous charger de notre croix, même si c´est sur elle que nous devrons se faire crucifier, de faire disparaître de nos pensées ces blancs. Nous devons nous désarmer et nous libérer de ce blancomanisme afin de nous armer de courage, de force et d´énergie pour nous attaquer à nos propres réalités, ce, en faisant le vide dans notre cerveau par la méditation.

Cet exercice nous permettra de nous asseoir comme des gens honnêtes, sérieux, respectueux et responsables pour poser tranquilement et calmement les grands problèmes qui nous assaillent au lieu de gaspiller notre temps à accuser ces soi-disants blancs. Des blancs, des noirs, des jaunes, des métisses, des indiens etc., oui, nous en avons besoin, en fait, nous avons besoin de tous ceux et toutes celles à qui nous saurons et pourrons communiquer nos nécessités selon notre propre orientation.

Jean FABIEN
Janvier, 2017

dimanche 18 décembre 2016

AU-DELÀ DES CHAMAILLERIES ÉLECTORALES: VERS UN PACTE ESSAYISTE DE PAIX?

Résumé

Les élections créent dans toute société des ennemis autant qu´elles en font des amis et des alliés. Cependant, si là elles sont les moyens de parvenir à une fin progressiste, ici, en Haiti, elles sont de plus en plus une preuve de notre médiocrité en la gestion des choses publiques et de notre nature de république banana ou encore de société paria. Entachées de violences, excluant la majorité populaire et créant plus de gagnants arrogants et mauvais perdants, ces élections – si l´on se permet de les appeler ainsi – engendrent plus de problèmes qu´elles en résolvent. En problématisant ces aspects, l´objectif de cet article est d´inviter à surpasser les chamailleries pré ou post-électorales pour plaider en faveur d´un pacte essayiste de paix.

Abstract

Elections create in every society enemies as much as they make friends and allies. However, if there they are the means to achieve a progressive end, here, in Haiti, they are increasingly a proof of our mediocrity in the management of public affairs and our nature as a banana republic or as a pariah society. Beaten by violence, excluding the popular majority and creating more arrogant winners and bad losers, these elections - if we may call them so - are more problematic than they solve. By problematizing these aspects, the objective of this paper is to invite to surpass the pre- or post-electoral bickering to plead in favor of an essayist pact of peace.


Introduction

Dans le cadre de cet article, je ne vais pas m´atteler à traiter de la corruption dans laquelle nage l´ambiance électorale, ni à mettre l´accent sur cette complexe problématique qui se rapporte à la résistance de certains candidats ainsi qu´à la coalition autour d´un d´entre eux constituée au lendemain du premier tour des présidentielles et législatives en 2015. Nos réflexions se pencheront de préférence sur les aspects suivants qui nous paraîssent les mieux favorables pour penser les élections en Haiti. Dans un premier temps, il s´agira de comprendre que les élections haitiennes sont un espace de violence qui tient toute une société en haleine et pourquoi, en segond lieu, le peuple haitien pour lequel ces soi-disantes élections sont organisées, en est souvent le grand absent.

Il va falloir montrer que les élections haitiennes, en abouttissant fréquemment à des dissensions sociales et en empirant les injustices et inégalités sociales, crée des mauvais perdants et des gagnants arrogants en même temps. Enfin, étant donné que cette infirme participation crée toujours un problème de légitimité pour les élus, il y a lieu de penser une formule pour y remédier, tel serait l´objectif d´un pacte essayiste de paix pour réconcilier la société avec elle-même, les gouvernants et politiciens avec eux-mêmes et chaque haitien avec lui-même. Ce pacte est de permettre aux autorités étatiques (président, sénateurs, députés, ministres, secrétaires d´état, maires, élus des sections communales fréquemment appelés asecs et casecs) de gouverner le pays en toute quiétude et de leur doter d´une certaine légitimité populaire post-électorale. Tel sera l´objet de la troisième partie de l´article. 

L´objectif donc de cet article est de montrer que, bien au-delà des chamalleries pré et post-électorales, ce qu´on appelle indécemment ''élections'' en Haiti sont de véritables activités à problème et qu´il y a urgence d´essayer un pacte sociétal de paix et de progrès. Des pactes il y en a toujours eu dans cette société, mais contre elle, des pactes pour détruire et se débarrasser d´un désirable, non pas pour construir une société juste.

1. Des ''élections'' violentes qui tiennent toute une société en otage

En Haiti, ce que les gens appelent improprement et incorrectement ''élections'', je me refuse à le désigner en tant que telles tant que les réalités sociales et diplomatiques ne me convaicent pas de la récupération de la souveraineté psychologico-intellectuelle, financière, politique et économique de mon pays. Néanmoins, je n´utilise ce mot - entre mille guillemets bien entendu et surtout dans le cas d´Haiti - qu´en vue de la facilité compréhensive de ceux et celles à qui il intéresse. Car, dans ce pays démeuré au bord du gouffre, ravagé par la misère noire, tortué par la pauvreté, exposé à de graves explosions sociales et à toute sorte de violences collectives, les élections sont un véritable champ de bataille où s´entretuent, s´entredéchirent et s´entredétruisent, verbalement et langagièrement, candidats, électeurs, non électeurs, fanatiques, partisans, sympartisans.

Ces élections - mis à part les multiples gaffes à répétition - dévoilent une fois de plus notre niveau de médiocrité dans la gestion des choses publiques: les mêmes erreurs techniques et logistiques ne cessent de se reproduire. Elles représentent, en outre, non seulement un lieu de pression et de tension, mais aussi un espace pour se vedetter même si on y est pour ne rien faire. Avant, à la veille,  le jour-J comme après, les élections sèment la pagaille, retiennent le souffle de tous les haitiens - qu´ils vont voter ou non -, prennent tout un pays, tout un peuple, toute une population, toute une société en otage, paralysent les activités économiques et ralentissent drastiquement les mobilités sociales. Dans un tel atmosphère de peur et de crainte, il ne reste qu´à se remettre aux bonnes grâces divines pour le supplier d´épargner la vie et les biens des pauvres gens, car, dans cette société mosaïco-religieuse, seul le Bon Dieu Bon épargne, protège et sauve. Fort heureusement, nos dieux y sont si bien intégrés, déifiés, nationalisés, patriotisés et socialisés.

C´est comme dans un film d´horreur où tout le monde est sous suspense, sous le choc et se dresse sur un seul talon pour voir ce qui va se passer ou encore ce qui peut bien arriver. C´est la peur, la terreur, la méfiance et l´angoisse totale qui envahissent les esprits. Au cours des élections, Port-au-Prince devient - dirait-on - une ville hantée par les mauvais esprits, d´où proviennent des bruits bizarres, l´on dirait des vampires qui sifflent, des sorciers qui rôdent autour des édifices. Tout le monde est sous tension, sur le qui-vive: le doigt sur la gachette. Les élections au lieu d´être une expression de liberté, un moment de libération et de réjouissance, se transforment en un déboire, un fardeau, une calamité, en fait, une sorte de mal nécessaire pour le peuple haitien.

Alors, l´on peut se demander: est-ce une des séquelles laissée par la dictature des Duvaliers durant laquelle les élections étaient absoluement bannies? Est-ce à cause de la culture de la violence héritée et profondément ancrée dans notre manière de vivre les uns avec les autres? Seule une étude psychologique et sociologique pourrait aider à répondre à de telles questions. Toutefois, l´histoire des élections haitiennes ne nous laisse que des ouvenirs de scènes de violence, dirait-on même des violences insipides et inutiles qui deviennent une caractéristique particulière de celles-ci. Certains diraient qu´il y en a eu peu entre 2015 et 2016. Sous l´angle des violences physiques et visibles, peut-être auraient-ils raison, par contre, sous un autre le doute règne.

En effet, en périodes électorales, tout ce qui est violences verbales, psychologiques, symboliques, langagières - lesquelles sont imperceptibles, insaisissables et invisibles - frappe à longueur de journée et au quotidien les haitiens à des niveaux différents dans les milieux médiatiques, dans les marchés, sur les places publiques, dans les espaces politico-religieux, dans les lieux public et privé, au sein des regroupements socioculturels. Ces endroits communément réservés tant à des rencontres, fréquentations et croisements des individus entre eux qu´aux campagnes électorales des candidats sont amplifiés de violence et laissent entrevoir que le quotidien de tous les haitiens est fortement marqué par une violence de nature variée et variable.

Dans les médias comme dans les campagnes, candidats, supporters de candidats, partisans, sympatisans et autres s´affrontent et s´engagent dans des tirailleries et des rivalités sanglantes par l´usage d´un langage violent allant même jusqu´à appeler les plus vulnérables à des actes vandalistes. Les médias sont en particulier cet espace prédilectif où se pratique cette violence langangière difficilement controlable et domptable. Elle est exercée par des intellectuallistes sur le peuple qui la subit silencieusement, naïvement et impuisamment à chaque heure d´antenne des interventions radiodiffusées et télévisées sans compter les messages, les textos, les chansons, les images, les symboles - parlant d´eux-mêmes - qui circulent à la vitesse de la lumière sur l´internet et les réseaux sociaux imposant ainsi à beaucoup une sorte de consommation électronique inconsommable.

Entre 2015 et 2016, ces élections qui nous prennent en otage, ont accusé des exceptionalités qui, ne serait-ce que succintement, méritent que nous y prêtons un regard particulier.  La première c´est qu´un des candidats, arrivé en seconde position, a tenu tête raide avec l´appareil électoral au point que celui-ci a été contraint de reprendre à zéro les élections présidentielles et léglislatives. Par ailleurs, sans pourtant avoir eu aucun scrupule, il a conservé les municipales jusqu´à en publier les résultats validant ainsi l´entrée en fonction des maires dans les différentes communes d´Haiti. À vrai dire, ce candidat qui s´est montré inflexible n´était pas le seul dans sa démarche d´insoumission aux résultats du CEP en 2015: plusieurs autres ont également crié au scandale contre ces élections dont ils réclamaient l´annulation pure et simple. Une annulation qu´ils ont fini par obtenir après des manifestations et des scènes de violence qui ont emputé tout un pays.

La deuxième particularité se rapporte, parallèlement aux oppositions, insoumissions, inflexibilités et résistances des candidats et partis politiques accompagnées bien sûr de violences collectives, à l´assouplissement et au revirement du conseil électoral. Cette décision a abouti à la création d´une coalition de partis politiques et d´anciens candidats à la présidence autour de ce candidat contestataire, devenu politiquement et stratégiquement célèbre et influent, donc, une sorte de symbole de résistance à la corruption électoraliste et à l´électorat corruptible. En troisième lieu, il convient de souligner que cette coalition a eu pour effet, tout récemment, un score nettement inférieur à celui que ce candidat récalcitrant avait obtenu auparavant.

Alors là, il y a lieu de préciser que, comparées aux élections présidentielles et législatives en 2015, celles tenues le 20 novembre 2016 nous ont apporté quelque chose d´incompréhensible, qu´il faudra chercher à analyser et à comprendre ultérieurement. Car, comment une coalition politico-associative circonstancielle campée par plusieurs partis politiques - anciens candidats à la présidence et autres - pour soutenir ce candidat héros n´a pas pu permettre à ce dernier d´obtenir plus de votes qu´il n´en avait eus avant? Bien au contraire, les seconds résultats étaient pirs que les premiers.

En tout cas, ce qu´il reste à retenir ici, c´est que du début jusqu´à la fin, les élections haitiennes se déroulent dans une ambiance de violence pas croyable, elles ne sont pas seulement violentes parce qu´elles n´arrêtent pas de multiplier les victimes: directes, indirectes et colatérales pré et post-électorales, mais elles sont surtout violentes parce qu´elles nous créent des monstres politiques. Or, le peuple, dit-on, pour lequel elles sont conçues et organisées les boude sans cesse.

2. Le peuple: le grand absent des élections

J´avais déjà montré à maintes occasions comment le concept d´élection - très vilipendé, déformé et tordu en Haiti - est tellement si précieux et noble qu´il ne sied pas au système politique haitien tel qu´il est constitué, il faudrait donc trouver une autre expression pour désigner cette infâme activité dans laquelle une très infirme partie du peuple accepte de jouer la marrionnette. J´ai soutenu aussi, de façon claire, qu´il y a peuple et peuple, que chaque manipulateur d´idées et de personnes, chaque penseur se promène avec sa catégorie de peuple dans sa poche, que le peuple haïtien, dirait-on la grande majorité populaire haitienne, ne vote pas en réalité. Car comment un peuple à 80% analphabète peut-il voter si le vote requiert un minimum de savoir lire et écrire? 

Savoir lire pour connaître le nom de son candidat préféré afin de mieux le répérer sur la liste presqu´illisible de bulletins de vote. Savoir écrire pour mieux le choisir en le crochant sur cette liste et en signant la liste électorale y relative sans risque de se tromper. Un peuple analphabète ne vote pas, mais on vote pour lui, avec lui et sans lui, contre son gré et ceci dans tous les sens. C´est une question qui n´intéresse personne, à savoir, le savoir lire et écrire du peuple, parce que ceux-là qui le manipulent, le controlent et orientent ses pensées, savent ce qu´ils veulent qu´il fasse, comment et dans quel sens ils le contraignent à agir. Si l`analphabétisme est une honte et un échec pour la démocratie moderne, il est par contre une aubaine pour les politistes imposteurs et manipulateurs n´ayant rien dans la tête, comme dit le dicton: ''dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois''. Par ailleurs, si la démocratie et les droits de l´homme sont indissociables, or, les droits de savoir lire et écrire en sont un, alors ce pays est submergé par les paradoxes.

La classe politique traditionnelle, les institutions étatiques - l´exécutif, le législatif et le judiciaire -, les institutions religieuses, commerciales, culturelles, ministérielles, associatives et électorales n´arrivent pas à maîtriser l´attitude et le comportement de cette grande majorité du peuple, qui se fiche éperdumente des élections. Elles ne cherchent pas non plus à l´analyser, à le problématiser pour essayer d´y apporter une explication rationnelle. Or, cela fait plus de trente ans qu´elle boude leurs infatigables appels d´aller voter. L´expression: ''convoquer le peuple en ses commices'' a perdu tout son sens, toute sa valeur, toute son ampleur et toute sa vivacité. 

Tandis qu´elles ne se sont jamais demandées pourquoi, cette attitude s´amplifie et, au lieu d´être l´exception, elle s´impose même comme la règle qui creuse le fossé entre gouvernants et gouvernés. En écartant ceux-là des vraies difficultés psychologiques, culturelles, environnementales, sociales, politiques et économiques que traverse le pays, elle crée entre les deux camps un dialogue de sourds. Chacun parle sa propre langue à lui. Peu importe de se faire comprendre par l´autre camp. L´organisation électorale et la structure de la société haitienne telles qu´elles sont, elles-mêmes, constituées favorisent cette incompréhensibilité entre le peuple et l´État, car dès l´origine celui-ci est une institution fondée contre la société. Voilà pourquoi il y a entre eux une méfiance reciproque.

Est-ce par naïveté, par manque de connaissance et de savoir-faire ou encore sciemment que l´institution électorale choisit de faire fi de l´absence de cette grande majorité électorale qui ne se rend jamais aux urnes? Loin de le savoir! Néanmoins, il y a lieu de comprendre qu´aucun peuple n´est dupe sur cette terre. C´est une erreur gravissime de prendre un peuple pour des canards sauvages. En effet, à l´intelligence culturelle et intellectuelle qu´il ne dispose pas se substitue l´intelligence naturelle dont est dotée tout être humain. Par cette intelligence, la distinction entre le bien et le mal, le bon et le mauvais, le vrai et le faux, la nuit et le jour, la lumière et les ténèbres, est chose facile et n´exige aucun effort académique. La méfiance et/ou la confiance qui s´en suivent disent long sur la capacité philosophique et le bon sens du peuple. 

Voilà pourquoi, il y a des gens dans cette société qui n´emballeront continuellement que des échecs à chaque élection, car cette grande partie du peuple - qu´ils méprisent et humilient d´ailleurs - ne se reconnaît pas en eux, elle leur colle par conséquent une sanction élective quasipermanente pour ne pas dire sempiternelle. Les refus de celle-ci de prendre part à ces élections ne peuvent être chose naïve et, si l´on remonte un peu plus en arrière dans notre histoire contemporaine, nous pouvons constater qu´ils ne datent pas aujourd´hui. Il est vrai que la répétition, en facilitant la compréhension, est l´ami fidèle de la mémoire, mais une répétition sans réaction et manifestation de la part de l´autre est un synonyme de censure.

En effet, en janvier 1987, une majorité écrasante a cupé les élections qui ont porté Leslie Manigat à la présidence par crainte de se faire massacrer. Le doute persiste jusqu´à nos jours sur le véritable score que ce dernier avait obtenu. Or, logiquement, à la sortie d´une dictature féroce de 30 ans pour une rentrée émotionnellement triomphale dans une ère démocratique, il fallait s´attendre à une participation surprenante et époustouflante du peuple haitien à ces élections qui auraient dû, pour la première fois, émouvoir et étonner le monde entier. Ce qui s´est produit fut honteux, décevant et même frustrant. Jean-Claude Duvalier est parti, mais le système répressif, terrifiant, impitoyable et torpillant, dont son père et lui étaient les principaux artisans est resté presque intact: c´étaient ces mêmes militaires qui, ayant servi le régime pendant des années et actuellement enfermés dans une espèce de CNG (Conseil National de Gouvernement), menaient le jeu politique. 

Or, depuis le règne dictatorial des Duvaliers, toutes les habitudes d´électeurs (trices) du peuple s´étaient envolées et il en garde de très mauvais souvenirs brutaux, sanguinaires et effrayants des militaires et des milices, les tontons macoutes, ceux-ci ne sont pas du tout cléments et souriants. Prendre part à des élections organisées par des principaux chefs de cette armée impitoyable, ce serait, pour lui, se jeter volontairement dans la gueule du loup. Il était donc méfiant et prudent. 

L´histoire finira par lui donner raison par la continuation des coups d´état, des insécurités, des restrictions de libertés, des massacres orchestrés le jour même de la tenue des élections, enfin, des corruptions, des impunités à n´en plus finir. Il a vite donc compris que les résultats des soulèvements populaires de 1986 ont nettement ressemblé à une sorte de ''ôte-toi delà que je m´y mette'', plutôt qu´à l´éradication d´un régime dictatorial et déshumanisant. C´est-à-dire Jean-Claude était le principal personnage gênant dont il fallait se débarrasser, mais non pas le système d´obscurité que son père, lui et ses complices ont pu enterrer en Haiti.

Même dans les élections du 16 décembre 1990, qui ont été les plus attendues en Haiti et ont consacré une victoire incontestable - non pas incontestée - à Jean-Bertrand Aristide sur son rival Marc Bazin, la majorité qui a élu ce dernier y compris les députés et les sénateurs demeurait jusque là relative, et cela se continue regressivement jusqu´à aujourd´hui. Or, une légitimité populaire s´obtient par une majorité absolue qui, elle-même, est issue de la grande majorité populaire électorale, en dehors de laquelle c´est l´illégitimité totale qui prévaut. Cela veut-il dire que depuis la sortie théorique et fictive d´Haiti de la dictature duvaliérienne, les pouvoirs qui se sont succedé ont tous baigné dans cette illégitimité? Au cours des 25 dernières années, les statistiques électorales ont prouvé que la population électorale, c´est-à-dire celle en âge de voter, qui est totalement distincte de la population totale, se déplace de moins en moins pour aller voter.

La population électorale en 2016 est estimée à 6 millions de personnes sur une population d´environ 11 millions d´habitants. Parmi cette population électorale, même pas 1/4 ne s´est rendu aux urnes lors des premières élections, en octobre 2015, annulées aussitôt après avoir été tenues. Le même scénario s´est reproduit le 20 novembre dernier considérant que le CEP a fait état d´un taux de participation d´environ 20% de la population électorale, c´est-à-dire quelques 500 000 individus sur 6 millions ont pris le risque d´aller voter. Il y a ici assez d´arguments pour comprendre que la population électorale - pour ne pas dire la population haitienne en général - rejette catégoriquement non seulement le processus électoral, mais surtout sanctionne ces classes politiques traditionnalistes. Il peut bien y avoir une certaine explication rationnelle à une telle attitude qui est loin d´être naïve et idiotte. 

En effet, il est impossible de s´enfermer dans une sorte d´unilateralité causale pour comprendre cette absence très remarquée du peuple dans les élections. Les raisons qui poussent les 80% de la population haitienne, depuis 1987, à bouder les élections sont multiples, complexes et interdépendantes. Certaines causes vont au-delà même des aspects liés aux structures historiques des CEPs (passés et présents) et du mode de fonctionnement et d´organisation des partis politiques. Nous considérons que beaucoup d´entre elles partent du fait pour la majorité populaire de se méfier de la machine électorale en soi, dont, depuis 1987, elle garde un triste souvenir qui bouleverse son passé historique: les massacres à la ruelle Vaillant en setembre 1989 en sont un exemple probant. De plus, il s´avère que le peuple fait de moins en moins confiance tant aux acteurs politiques, qu´ils soient organisateurs, motivateurs, stimulateurs ou encore spectateurs, qu´aux institutions qui s´impliquent dans le processus.

Le peuple se sent lassé d´une culture politique électoraliste qui ne sert d´une part qu´à grossir des riches-pauvres dans une société insalubre, microbienne, zoologiste, miséreuse et crasseuse, d´autre part à enfoncer les masses populaires - ces jeunes désemparés - dans la misère et la pauvreté les plus abjectes et honteuses du monde. En outre, les nombreuses difficultés rencontrées avant d´accéder aux centres de vote; les humiliations, rejets, chantages, marchandages, mépris qu´il endure journalièrement à cause de son anaphalbétisme et illétrisme justifient ce rejet. En passant, il faut bien sûr souligner que le taux croissant de la médiocrité, le manque de professionnalisme, les erreurs techniques continues, bien que corrigibles, participent également de cette distanciation prise par la majorité populaire de ce qu´on appelle indignement ''élections''.

Il n´y a pas seulement ces aspects historiques, sociologiques, politiques et structurels à prendre en compte, il est également important de considérer que les taux infirmes de la participation populaire aux élections traduisent une sanction populaire et un désintéressement total de cette dernière à cette sorte de démocratie pratiquée en Haiti. La grande majorité, dont on dit majorité silencieuse, s´omet à se faire passer pour des marrionnettes dans le jeu malsain des politiciens traditionnalistes, pouvoiristes et démon-cratistes. Il est clair que cette grande majorité qui ne se rend jamais aux urnes est convaicue que ces élections n´ont réellement rien à voir avec l´avancement du pays. Elles ne sont qu´une farce. Ceci renforce donc la nécessité d´avoir une révolution sociale en Haiti pour redéfinir l´ordre des choses, car beaucoup d´Haitiens en ont marre de ces élections qui leur coûtent trop chères tant en termes d´énergie physique, mentale et psychologique qu´en termes de dépenses économiques et de perte en vies humaines. Les élections épuisent la société haitienne dans tous les sens. 

Or, nous avons râté plusieurs grandes occasions, plusieurs moments historiques extraordinaires, qui se présentent très rarement une seconde fois, pour qu´il y ait vraiment des élections et un changement radical. La plus récente opportunité remonte à février 2016 où il fallait convoquer les états généraux de la nation pour redéfinir un nouvel ordre de gouvernance en Haiti et repenser les classes politiques. Au lieu de cela, nous avons gaspillé le temps, comme toujours, à nous chamailler pour des intérêts personnels, à créer inutilement - pour ne pas dire gratuitement - des rivaux politiques récalcitrants. À cause de ces élections, qui nous accouchent comme produit social les gagnants arrogants et mauvais perdants; nous coûtent plus chères que les solutions qu´elles apportent, Haiti est l´un de ces rares pays au monde qui fait un usage abusif de son temps social sans comprendre que chaque temps est une page d´histoire tournée, mais c´est aussi une nouvelle occasion historique à saisir. 

3. Mauvais perdants et gagnants arrogants: un produit social des élections

La question de mauvais perdants et gagnants arrogants est tout d´abord un problème d´ordre social, comportemental, moral et éthique. Il faut entendre par gagnant arrogant, dans le cadre des élections dans la société haitienne, celui qui, en utilisant un langage sportif, n´est pas fair play. Autrement dit, quelqu´un qui, bien qu´il ne soit issu d´aucune légitimité populaire absolue lors de son élection, s´est, malgré tout, hissé au sommet des fonctions de l´État, mais se comporte comme un brutal. Cette élection lui a donc rendu arrogant, irrespectueux et le porte même à se prendre pour un superman au sens complet et absolu du terme, ce, sans aucun respect à l´égard de cette grande majorité populaire. Par ses extravagances, il va dès fois jusqu´à frustrer même ses propres entourages: défenseurs, partisans ou supporters qui ont tous les maux du monde à défendre sa politique. Ainsi, les élections haïtiennes créent dans un pareil cas de vrais-faux élus qui, en réalité, ne sont que des gagnants arrogants.

Par ailleurs, un mauvais perdant est celui qui, sachant, pertinemment et intentionnellement, qu´il va perdre, qu´il n´a absoluement aucune chance de gagner - et qui a de fait perdu - se lance quand bien même dans la course électorale tout simplement dans l´intention de nuire, de sémer la panique et de créer le chaos. C´est aussi celui qui n´accepte sous aucun pretexte de perdre malgré les preuves evidentes de sa défaite. Ce sont les élections haitiennes qui créent, façonnent et multiplient ces deux catégories sociales. Tandis qu´elles en sont le produit et s´opposent entre elles, elles ont en commun un point de rencontre: les actions des deux tendent vers le dysfonctionnement sociétal.

En effet, les mauvais perdants en ne reconnaîssant jamais leur défaite sont toujours prêts à tout pour paralyser, à faire échouer ceux ou celles dont ils contestent la victoire et à susciter des doutes et la panique dans le système social. D´autre part, les gagnants par leur arrogance créent des adversaires et des ennemis. Eux, comme les mauvais perdants, - chacun en ce qui le concerne - forment un faisceau social de fautteurs de troubles et de petits emmerdeurs. Ils bouleversent l´harmonie sociale et la paix sociétale. Si le refus catégorique des mauvais perdants d´admettre leur défaite a un coût social élevé qui tend généralement vers des soulèvements et manifestations populaires infinis, l´arrogance parfois illimitée et démésurée des gagnants l´est également.

Nous pouvons soutenir, sans risque de nous tromper, que l´une des causes de l´échec d´Aristide en Haiti est due à cette arrogance de gagnant à ce ton hautain qu´il avait tenu tant en 1990 qu´en 2001, laquelle arrogance n´avait fait qu´enflammer la colère et l´intolérance des perdants de l´époque qui ont déjà très souvent été dans une posture belliqueuse et réfractaire, elle a engendré d´autre part d´autres adversaires. Depuis son arrivée au pouvoir en 1991, les violences verbales et langangières des campagnes se sont poursuivies, ce en s´attaquant à l´ancien régime duvaliériste, à ses rivaux et au système politique tel qu´il était institué. C´était la formule de la chasse aux tontons macoutes, aux duvaliéristes qui prévalait. 

Ces derniers, au lieu d´être traduits en justice, étaient obligés de réplier sur eux-mêmes, de rentrer dans leurs coquilles, certains ont même eu le temps de s´enfuir et de s´exiler du pays. ''Makout pa ladann''; ''pa neglije ba yo pè lebrin'', telles étaient quelques-unes des paroles incendiaires, violentes et arrogantes qui venaient de celui qui était sensé incarner l´espoir, la paix dans l´esprit des Haïtiens (nes) par son charisme politique. Par un discours de la haine et de la vengeance, il a donc enfoncé le clou de la division qui régnait déjà dans notre société en créant deux camps radicalement antagoniques: les macoutes contre les lavalassiens; les riches contre les pauvres; les bourgeiois contre les malheureux et vice versa. Une opposition monstre s´est vite constituée après les élections de 2000 où son parti politique s´est pratiquement accaparé de la quasitotalité des postes législatifs et municipaux avec la complicité d´un conseil électoral corrompu utilisé comme cobaye.

Michel Martelly n´a pas su faire mieux que ses prédécesseurs. En effet, parvenu au sommet de l´État dans les conditions des élections de 2010 que l´on sait, il s´est mis à injurier et à insulter tout le monde: perdants, électeurs, politiciens, partis politiques traditionnels, alliés, paisibles citoyens (nes) en les traitant de toute sorte de mots. Et, si l´arrogance d´Aristide lui a coûté deux exils subséquents, une mort politique systématique, celle de Martelly lui a, malencontreusement, valu un quinquénat, pourrait-on dire, pourri, gaspillé, paralysé et dérisoire parce que, à cause de son manque d´humilité et de sagesse, il a lui-même créé des opposants monstrueux autour de lui avec lesquels il a passé tout son temps à se chamailler, à se quereller et à se battre pendant que les problèmes essentiels de la société restent irresolus. 

Cette opposition qu´il a lui-même créée ne lui a pas lâché d´une semelle. En agissant de cette manière, peut-être nous a-t-elle épargné le pir règne corruptible qui guettait le pays. De fait, le plus souvent, ce sont les gagnants arrogants qui créent leurs propres ennemis et leurs propres opposants sachant que ces derniers se nourrissent des mauvaises actions de l´équipe en place. Même dans la vie courante, dans les affrontements banals, dans les confrontations élémentaires un perdant traité en faible, humilié, insulté, injurié et rabaissé est susceptible de devenir un criminel en puissance qui cherchera coûte que coûte à se venger. Par contre, un perdant traité avec dignité, respect et honnêteté par un gagnant humble et réconciliant, même s´il ne devient pas nécessairement un puissant allié pour ce dernier, il aura quand bien même du mal à susciter des querelles. L´opposition dont M. Martelly était lui-même créateur a été contreproductive et opportuniste.

Il n´est pas facile à un perdant d´accepter sa défaite, et, quand il le fait, il faut reconnaître en lui un esprit de grandeur d´âme, un dépassement de soi, qualités rares chez les hommes politiques de nos jours. De plus, ce n´est pas du tout courant dans la culture politique haïtienne d´agir de la sorte. Voilà pourquoi, il faut saluer, en dépit de tout, la brave décision, le courage et le dépassament de soi dont certains candidats à la présidence ayant reconnu leur défaite ont fait montre. En espérant qu´ils ont agi avec sincérité de coeur, c´est un exemple à suivre. Il reste néanmoins à savoir si après la proclamation finale des résultats – prévue pour le 29 décembre 2016 – eux et peut-être tant d´autres auront-ils le courage et l´élégance d´appeler le gagnant pour lui présenter des félicitations et lui souhaiter un quinquénat réussi au profit du peuple haitien. 

Même si ce n´est pas obligatoire, pis est, cette pratique ne s´ancre point à notre culture politique, il est temps d´injecter une dose de civilité et d´élégance dans notre manière de faire de la politique en Haïti. Sur ce, il revient aux perdants récalcitrants et rebelles de faire preuve de courage en acceptant leur défaite et en reconnaissant la victoire des autres concurrents pendant que l´humilité, l´appel à l´union, à l´unité et à la reconciliation, à la sagesse et à la cohésion sont à la charge du gagnant qui a pour devoir de mettre toute arrogance, tout égocentrisme, tout égoïsme de côté pour gouverner avec tout le monde surtout quand il ne bénéficie pas d´une légitimité populaire absolue.

Si des gagnants sans humilité, sagesse, dextérité et scrupule se mettent à insulter, à ridiculiser, à rabaisser les perdants ainsi que les partisans et sympartisans de ces derniers, ils se créent alors là de grands ennuis, de véritables ennemis et opposants parfois de manière inutile. Or, il faut souligner que, qu´ils soient gangants ''arrogants'' ou perdants ''récalcitrants'', les deux ont des difficultés à surmonter leur égo, leur moi, à se surpasser pour se mettre à la hauteur de la fonction à laquelle ils sont appelés. Ils ne résistent pas à la pression sociale que leur imposent ces élections en leur offrant un nouveau canevas incitant les uns à devenir plus arrogants, les autres plus révoltants qu´ils ne l´étaient dans le passé. 

Si les uns ont du mal à accepter leur défaite, d´autres jouissent avec excès d´une victoire-problème. Qu´ils soient gagnants arrogants ou mauvais perdants, ils sont tous deux issus d´un processus électoral qui, au lieu d´être une solution aux problèmes, en engendre davantage. Ainsi, il ne faut pas se mettre à blâmer uniquement ces deux personnages de la fiction électorale. Le système politico-électoral et le système social, tels qu´ils sont établis favorisent, en quelque sorte, la création de gagnants arrogants que nous pouvons considérer comme de véritables machines à tuer et de mauvais perdants qui sont eux-mêmes des monstres avec lesquels il est, malheureusement, impératif de vivre. Il est donc important de voir en eux le produit social de ce processus électoral jugé en amont truqué et décomposé. Ils sont une charge sociale que la société ne saurait supporter.

Dans cette situation, il faut être un dur à cuir pour oser penser ou rêver d´un espoir en Haïti. Cet espoir j´ose, pour une inième fois, le penser encore. D´où le fondement d´un appel à la signature d´un pacte essayiste de paix pour ne pas dire de naïveté - ne serait-ce que par un minimum de dépassement de soi et surpassement des haines sociales - qui consisterait à accorder à la nouvelle équipe dirigeante le soin d´asseoir un gouvernement pragmatique et dynamique qui commencerait par s´attaquer à quelques-uns de nos problèmes cruciaux afin d´y entrevoir une étincelle de changement qui s´annoncerait, car l´espoir manque vraiment au milieu de ce peuple. Si tout lui a été dépouillé, dérobé et enlevé, au moins il a le droit de croire en un espoir.

4. Vers la signature d´un pacte essayiste de paix

Nous avons besoin de la paix et de la tranquilité pour que quelque chose commence à marcher dans ce pays. En effet, un pacte essayiste sous-entend deux choses. D´un côté, une recherche de légitimité populaire post-électorale permettant aux dirigeants élus de mieux gouverner, de l´autre un accord sociétal conventionnel d´au moins 300 jours impliquant les secteurs les plus influents afin de pouvoir observer la direction que la nouvelle équipe administrative prétend doter le pays. Tout ceci en passant par un pacte de confiance doit se réaliser dans l´intérêt de la société. Les 300 jours sont en fait un espace de temps charnière, généralement raisonable et admissible pour, dans le cadre d´un contrat, non seulement accorder un minimum de temps à une nouvelle équipe afin que celle-ci puisse effectuer sa tâche, mais aussi évaluer ses actions et savoir où elle nous emmène. Comment parvenir à ce pacte d´essai qui, que l´on veuille ou pas, serait, d´une manière ou d´une autre, empreint d´un esprit naïf? Comment est-ce possible d´obtenir une légitimité post-électorale?

En fait, c´est ce pacte qui facilitera cet accord de 300 jours, néanmoins, il va au-delà de cet espace de temps. C´est d´abord un pacte de la société avec elle-même en composition avec tous ces secteurs de véhiculation d´opinions et de production d´idées, à savoir, la presse, la religion, la classe intellectuelle, les partis politiques, en somme, une véritable arme d´ouverture sur un nouveau quinquénat. Un débat à cet effet devrait donc d´ores et déjà être entamé au sein de la société. Certains parmi les candidats ayant reconnu leur défaite en avaient déjà appelé à un pacte de gouvernabilité. C´est bien! Toutefois, je pense que celui-ci devrait passer d´abord par ce pacte essayiste à partir duquel la société chercherait à se convaincre de l´intention et du plan d´action de l´équipe avec laquelle elle a affaire. Ce n´est que par ce pacte essayiste de paix, signé dans la tranquilité et le calme, que l´on puisse savoir effectivement où va le pays.

Ce pacte proviendra donc de l´initiative de la société elle-même qui - et cela nous devons l´admettre en dépit de tout - subira les conséquences du choix qu´elle aura fait. Il s´agit d´un renoncement de chaque haitienne (ne) à ses intérêts personnels et pulsionnels au profit des intérêts collectifs, de la victoire du sociocentrisme sur l´égocentrisme, enfin, le triomphe du vivre ensemble sur cette individualité maladive dont nous sommes atteints. Et, considérant que l´élection est un contrat signé entre les élus et les électeurs (la société), celui-ci peut, à n´importe quel moment, être remis en question ou résilié par l´une ou l´autre partie. Tout contrat passe nécessairement par une préiode d´essai pour permettre de s´adapter et se préparer à la nouvelle réalité qui se présente. Sur ce, la société entant que personne morale, seul et unique super patron d´elle-même et des élus, peut s´arroger, péremptoirement, le droit de leur imposer une période d´essai au cours de laquelle elle déterminera si oui ou non elle va les garder. D´où l´importance du pacte essayiste.

La recherche de la légitimité post-électorale pour sa part n´est pas une nouveauté. Certains élus en ont déjà bénéficié, c´est-à-dire accédés à la fonction sans légitimité, des candidats ont eux-mêmes créé cette légitimité et fini par diriger - même au seuil de leur mandat - avec une certaine légitimité même quand celle-ci a été éphémère et relative. Comment y étaient-ils parvenus? Par des actions sociales positives. Ils ont gagné la naïveté et la confiance du peuple tout en le faisant rêver, or, le peuple aime ça. Pour extraire sa légitimité de son illégitimité électorale, un personnage comme M. Préval s´est montré très moins bavard vis-à-vis du peuple, lui faisait des promesses en l´air, d´autres comme MM. Martelly et Aristide passaient tout leur temps à le bafouer. Bien que de nos jours le peuple haïtien croit de moins en moins aux promesses, cet artifice reste pourtant une stratégie fructifère. 

L´inverse s´est également produit: beaucoup d´élus sont parvenus au pouvoir avec une légitimité presqu´incontestable, malheureusement, au cours de route, ils l´ont perdue. Elle s´est, au fil du temps, regressivement détériorée non pas seulement à cause des malversations et des actes de corruption dont ils se sont rendus coupables, mais parce qu´ils ont été démasqués et dénudés par le peuple, parce que celui-ci, fatigué de leurs promesses falacieuses, ne les supportait plus et ne voulait plus d´eux. Ainsi, la légitimité peut bel et bien se gagner avant comme après les élections en même temps qu´elle peut être enlevée au même rythme.

Considérations finales

En somme, il y a de quoi s´inquiéter pour ce pacte essayiste de paix aussi bien que pour cette recherche de légitimité post-électorale qui sembleraient devenir l´une des grandes priorités du moment, surtout quand nous avons affaire non seulement avec un système électoral de ce genre, mais aussi avec ces composantes structurelles influentes de la société telles que les partis politiques, les médias, les acteurs politiques, les directeurs d´opinions, qui n´arrêtent de se tirer des balles dans les pieds en employant des expressions incensées pour parler des élections. 

En effet, d´une part, le fait même pour le CEP d´instituer des tribunaux électoraux chargés de résoudre les contestations électorales suscite des doutes sur la fiabilité même du processus, il y a là présomption de corruption, de malversation, de trucage, de fraude, et cela est un avantage pour des perdants récalcitrants pour engager de faux procès. L´institution même de ces tribunaux sont, en quelque sorte, une pierre d´achoppement pour l´appareil électoral - une grosse épine à ses talons - et décrédibilise sa bonne foi, sa bonne volonté, son honnêteté, son impartialité, sa moral et son éthique à maintenir de bonnes réalisations électorales.

D´un autre côté, l´emploi courant des adjectifs pour désigner ces élections tels que: libres, honnêtes, démocratiques, transparentes, indépendantes, tant par le CEP que par la société civile et la société politique, laisse supposer qu´il y a de l´anguille sous roche, car non seulement ce sont de vains mots qui ne veulent absolument rien dire quand on connaît la nature corruptible qui envahit cette entité électorale, mais surtout ils ne sient pas à une institution qu´est l´élection dans la mesure où elle-même va au-delà de tous ces adjectifs qui ne sont autre qu´un excès de langage. Elle n´en a pas besoin pour être et fonctionner. 

C´est un excès de langage qui dérange profondément, rend suspect le processus, sème le doute au milieu de la société, en fait, du charabia médiatico-linguistique juste pour brouiller les pistes. C´est des aspects à côté des autres sur lesquels ce pacte sociétal, en faveur duquel il est important de plaidoyer, devra se pencher afin de mettre un terme à ce je ne sais quoi BCED et BCEN, à ces chamailleries pré et post-électorales, ainsi qu´à cet emploi abusif et excessif de ces adjectifs qui n´en vaut vraiment pas la peine. Enfin, osons, pour une fois, tenter ce pacte essayiste de paix en faisant semblant d´être naïfs (ves), des comploteurs (ses), des conspirateurs (trices) pour le bien-être de la société. Et, si rien n´est fait, si cette lueur de changement dont les Haïtiens (nes) ont soif n´est pas visible - car le changement s´entrevoit, se sent et s´annonce - le droit à la désobéissance civile s´impose.

Jean FABIEN
Campinas, 18 décembre 2016