Constat des faits
Dans la nuit du mercredi 7 au jeudi 8 juillet 2021, un événement tragique s'est produit à Pèlerin 5: le président Jovenel Moïse est abattu de plusieurs balles chez lui, en présence de sa femme et de ses enfants. Haiti se réveille sous le choc, car, historiquement parlant, c'est pour la quatrième fois qu'un président - la personne la plus protégée du pays - est mort dans des conditions si odieuses, occultes et tristes. Nombreux sont ceux qui, par un exercice insipide et embarrassant, essaient de comparer ce drame à un assassinat qui remonte à plus de deux siècles d´histoire : celui du père fondateur de la nation haïtienne, en l´occurrence Jean-Jacques Dessalines, le 17 octobre 1806. Ce faisant, ils tentent de faire de M. Moïse un martyr et par ce martyrisme il entrerait immaculé dans le panthéon historique haïtien. Une telle volonté à lui vouer tout un culte de martyr, alors que tout le monde sait pertinemment dans quelles conditions il était devenu président, souille la mémoire de nombreuses victimes - qu'elles soient fameuses ou pas. Nous pensons plus précisément à Me. Montferrier Dorval, froidement assassiné l'entrée de sa maison quelques jours avant; ce constitutionnaliste habitait le même quartier que le président. Il s'agit donc de deux cas de meurtre en moins d'une semaine dans le même endroit. Alors, pourquoi voir l'un comme martyr et l'autre non?
Cet effort cultuel est
creux, méchant et indécent. Si ce n´est par mécompréhension de notre histoire,
c´est peut-être par ignorance et étroitesse d'esprit qu´une telle comparaison s´installe dans les pensées. En effet, bien que M. Moïse devienne le quatrième sur la liste des chefs d´État – après Jean-Jacques
Dessalines, Vilbrun Guillaume Sam et Cincinnatus Leconte – à avoir subi une fin
si ténébreuse, son cas ressemble plus à une exécution sommaire qu´à un
assassinat dans le sens classique du mot, même si, admettons-le d'ores et déjà, la frontière différentielle
entre ces deux termes n´est pas toujours bien définie. De plus, les contextes sociaux
et politiques dans lesquels ces hommes d'État se sont fait tuer diffèrent complètement, en ce sens
que Dessalines est mort dans une embuscade dans les rues de Pont-Rouge, Sam a subi le lynchage d´une foule enragée et incontrôlable, quant à Leconte, son sort est le plus occulte de tous: le Palais national a explosé avec lui et d'autres personnes à l'intérieur. On ne saura jamais combien de morts. M. Moïse a été exécuté chez lui, dans sa
propre maison, ce qui revêt ce dernier crime d'un sens symbolique particulier, que nous
essayerons de décortiquer plus loin. Mais, retenons pour l'instant que ces quatre meurtres de l´histoire
politique récente de ce pays ont pourtant quelque chose en commun : c´est
que les assassins, les vrais bien entendu, demeurent et demeureront
introuvables.
Pourquoi ? La raison est simple : en Haïti, la justice est de
plus en plus décevante, elle est souffrante, enfin, elle est mourante. Si les
trois premiers cas d´assassinat de chefs d´État – sans compter les innombrables
assassinats faits sur d´autres personnes plus ou moins célèbres dans la société
– n´ont jamais fait l´objet d´un procès national, si la justice, même à titre
posthume, n´a jamais été rendue aux victimes, pas plus à leur famille, si les
auteurs intellectuels et exécuteurs de ces crimes n´ont jamais été clairement identifiés
ni ébranlés, alors, il m´est difficile de comprendre par quelle logique l´on
connaîtra aujourd´hui les auteurs de ce dernier crime, à moins qu´on veuille
faire de la démagogie. Car, d´un côté, le pays en lui-même ne dispose ni de
système judiciaire fort ni de moyens technique, technologique, logistique et
structurel pour un tel exploit, d´un autre côté on ne ressent pas
vraiment une volonté au niveau des plus hautes instances de l´État à se
pencher sur cette affaire. En plus, on constate que toute personne œuvrant dans
ce sens est écartée, à commencer par le ministre des Affaires étrangères, M.
Claude Joseph, qui, en dépit de tout, on doit admettre qu´il a travaillé à
l´arrestation d´un auteur important dans cette exécution. Il ne s´agit pas de basculer
dans le pessimisme ou le fatalisme, mais d´être réaliste. Il est vrai que le
monde a grandement évolué et la justice possède aujourd´hui plus de moyens pour
traquer les assassins, mais la justice haïtienne, elle, a-t-elle évolué ? La
réponse, tout le monde la connaît. Il suffit juste de jeter un simple coup
d´œil tant sur l´état des locaux de justice que sur les conditions de travail
des juges.
Néanmoins, ce qui est arrivé à M. Moïse fait ressurgir un tas d´interrogations,
certaines plus classiques que d´autres : à qui profite le crime ?
Quels sont les commanditaires, auteurs intellectuels et exécuteurs ?
Comment un crime se commet-il ? Dans le cas qui nous concerne
présentement, posons plutôt ces questions autrement : à qui l´exécution
sommaire de Jovenel Moïse profite-t-elle ? Les premiers témoins, des plus
immédiats aux plus éloignés, qui sont-ils ? Quels sont le sens, la
signification et la dimension d´un tel acte survenu dans un contexte
d´insécurité et de violence généralisé ? Que notre démarche s´appuie sur des
analyses personnelles de la situation, il s´agit d´essayer de répondre aux questions
ci-dessus en soutenant l´hypothèse qu´il faudrait rechercher les assassins dans
les entourages familiaux et politiques plutôt que de le faire ailleurs, en faisant
nôtre l´idée d´une exécution sommaire plutôt que d´un assassinat par une
démarche de parallélisme cinématographique. Ce qui est loin d´être une tâche
facile.
2.
A
qui profite l´exécution sommaire du 7 au 8 juillet 2021 à Pèlerin 5 ?
On sait que même dans les pays les plus avancés, dotés d´un système
policier et judiciaire fort et solide, retrouver l´assassin d´une haute
personnalité politique, d´un chef d´État de surcroît, participe d´une tâche
titanesque parfois même impossible. Ce n´est point l´affaire d´amateurs en
raison du caractère sensible de la question et les grands intérêts qu´elle peut
cacher. Outre que, partout et ailleurs, ces genres de crime sont le plus souvent
profitables à une élite – raciale, religieuse, politique, économique ou
conservatrice –, ils témoignent surtout d´un conflit idéologique issu de la
volonté d´une classe à faire échoir une autre. C´est ainsi que plusieurs personnes
croient que l´exécution de M. Moïse cache d´innombrables intérêts, qu´elle a
été planifiée à l´intérieur même de la famille politique du président. Que ces
allégations soient vraies ou fausses, il convient de retenir qu´assassiner un
chef d´État réunit une batterie de complicités et provoque une infinité de
réactions. Le cas de M. Moïse n´est pas si différent.
En effet, certains pensent qu´on en voulait à M. Moïse depuis qu´il était
allé chercher des alliés ailleurs (chez des Russes, chez des Taiwanais,
croit-on) sans la permission des États-Unis, du coup un complot international aurait
été mis en marche pour l´éliminer. Pour d´autres, l´affaire du Sogener,
groupe de fourniture d´électricité en Haïti, doit être mise en première ligne
de mire, en raison du fait qu´il aurait pris contre ce groupe des décisions qui
visaient à réduire voire bloquer considérablement ses avantages économiques.
Ces décisions, dit-on, avaient pour but de défendre les intérêts du peuple
haïtien. D´autres encore soutiennent que la question raciale, ancrée dans les
haines sociales haïtiennes, ainsi que le fait pour M. Moïse de s´être violemment
attaqué aux intérêts de la classe économique traditionnelle et conservatrice
haïtienne, tout cela aurait quelque chose à voir avec cette exécution. Autant
d´opinions qui supposent que la tête de M. Moïse avait été, depuis longtemps, mise
à prix d´or si bien qu´auteurs nationaux et internationaux se seraient associés
pour parvenir ensemble à un tel but. Fort de ces opinions, les unes plus intéressantes
que les autres, il existe par ailleurs plusieurs autres hypothèses qui puissent
permettre de comprendre en profondeur cette exécution.
J´essaierai d´approcher la première hypothèse par un parallélisme
cinématographique. Tout cinéphile et amant de film mafia sait que, d´un
côté, quand quelqu´un a un dividende envers la mafia qu´il n´honore pas, la
question de sécurité tant pour lui que pour sa famille ne tient plus, l´intégrité
de sa maison ou l´inviolabilité de sa résidence perdent ainsi toute leur valeur.
D´un autre côté, un deal mal tourné entre un membre de la mafia et les autres
expose celui-ci au paiement d´un prix mortel. Si tel est ainsi dans les films, qui
sont une facette explicative de la vie, pourquoi ne peut-il pas l´être également
dans la vie réelle ? En fait, ce rapprochement entre le cinéma et la
réalité – tant dans la forme que dans le fond – s´impose par la façon dont tout
s´est déroulé : un commando lourdement armé s´est introduit dans la
résidence privée de M. Moïse, l´a maitrisé et torturé avant de le cribler de
balles, de briser ses membres supérieurs et inférieurs, de crever ses yeux et de
blesser sa femme. Ces agissements et acharnements sur le corps disent long sur
la façon dont il s´est fourré dans un deal lugubre qui a mal tourné et auquel
son destin était désormais lié. Cela trouve son explication aussi bien dans son
abandon par des acteurs internationaux que dans les interminables conflits
d´intérêts au sein même de sa famille politique au point que, entre lui et ses
alliés, rien n´allait plus au dernier moment. Il a donc été exécuté comme une
vulgaire personne. Dans ces genres de situation, il est fort probable qu´une règle
d´or ait été violée, mais laquelle ? On ne la saura peut-être jamais, car c´est
de la pure mafiocratie en puissance.
Toutefois, une évidence tout au plus tranchante reste à soulever pour
montrer qu´en plus d´être une exécution sommaire, il s´agit également d´un
crime d´État. C´est que lors de cet événement, aucune riposte de la part des
gardes rapprochés de M. Moïse n´a été rapporté, aucun policier n´a été blessé ou
tué, aucun échange de tirs n´a été entendu, aucune autre personne n´a été victime,
hormis sa femme atteinte de projectiles au bras. Tout ceci donne à comprendre qu´il
s´agissait d´une exécution bien orchestrée au plus haut sommet de la hiérarchie
décisionnelle à la fois nationale et internationale qui a le contrôle de ce
pays. Elle montre aussi que M. Moïse avait perdu tout instinct de protection
personnelle. Tout le contrôle du territoire, de l´appareil d´État, de son environnement
familial, de son entourage politique direct ou indirect lui avait échappé. Ce manque
de vigilance traduit l´affaiblissement des structures étatiques de surveillance
et de protection des hommes d´État auquel il a lui-même contribué.
La deuxième hypothèse fait appel à ce que j´appellerais une liquidation « blancomanique »
de M. Moïse, sachant que, dans le sens commercial et économique du terme, on
liquide toujours ce dont on n´a plus besoin ou ce qui est de trop. Que faut-il
entendre d´abord par l´expression « blancomanisme » dont souffre
le pays ? Il n´est un secret pour personne qu´Haïti est un pays où c´est le
blanc qui dit, domine et décide tout, ainsi, tout émane de sa volonté. Même
pour « boucher un trou de rat », construire une latrine, il faut absolument
passer par lui, à tel enseigne que dans certains quartiers populaires, à Cité
Soleil ou à Martissant, par exemple, les murs de cantines populaires, de
toilettes communautaires, de citernes d´eau – et j´en passe – sont trempés des
logos de l´USAID pour montrer que c´est l´œuvre de cette agence étasunienne. Ce
n´est qu´un exemple parmi tant d´autres étant donné que dans ce pays le
blanc est surtout symbolisé par trois puissances occidentales : États-Unis,
France (plus Union Européenne) et Canada. C´est ce trio, croit-on, qui décide
de ce que le petit haïtien doit mettre dans son ventre, sans son accord, sa
bénédiction, sa permission, son approbation, rien n´est possible. De ce fait, en
Haïti, le blancomanisme n´est ni une fiction ni une invention, mais une réalité
vivante, réelle et irréfutable. Mais le blanc qui est-il vraiment ?
C´est un sujet que nous avons déjà abordé dans un article publié sur jeandefabien2614.blogspot.com.br.
Cela étant, nous sommes donc en droit d´avancer l´hypothèse qu´un tel crime
ne se serait jamais produit si le « tonton blanc » ne l´avait
pas permis. L´accuser, l´incriminer, le culpabiliser ou l´innocenter, tel n´est
pas le but que nous poursuivons ici, et, de toute façon ce serait une
entreprise inutile qui ne nous amènerait nulle part. Mais il s´agit plutôt de
comprendre que, suivant un raisonnement logique simple, si le blanc a le
contrôle de toutes les frontières et de toutes les institutions clefs du pays, à
savoir, le palais national, la primature, le parlement, la banque centrale, la police
– pour ne citer que celles-là –, sans compter les capacités technologiques
sophistiquées qu´il détient, il avait non seulement la prémonition de ce qui se
tramait contre M. Moïse, mais surtout le pouvoir de l´empêcher. « Qui peut
le plus peut le moins », dit le proverbe. S´il a laissé les exécuteurs agir
alors qu´il avait la pleine capacité de les arrêter, il a sans aucun doute ses raisons
et il faut croire qu´il y est aussi trempé. Ce n´est pas sûre qu´on puisse
connaître ces raisons parce qu´en fait elles resteront malheureusement à jamais
inconnues. En attendant de résoudre ce grand désespoir, il faudrait peut-être
se consoler sur cette demi-vérité : l´exécution du 7 juillet 2021 ne
saurait ne pas émaner du plus haute intelligentsia des blancs internationaux
mêlés aux blancs Haïtiens ayant cessé d´être nègres, qui ne voyaient
plus leurs intérêts dans cet homme.
En dernier ressort, il faut prendre en compte l´avantage que procure cette
exécution à la classe politique haïtienne, véreuse et pourrie, qui, quelle qu´elle
soit son implication, directe ou indirecte, fait toujours sortir ses griffes de
discorde lorsqu´il s´agit de défendre ses intérêts mesquins. Cet assassinat
balaie le terrain politique et fait place non seulement à de nouveaux acteurs et
à de nouvelles tendances, mais surtout à de nouvelles contradictions, à de
nouveaux déchirements pour des portefeuilles ministériels et à de nouvelles
ambitions. L´ambition la plus ressentie ces jours-ci provient, à la grande
surprise de tout le monde, de la veuve de M. Moïse qui ne cache pas ses prétentions
présidentialistes. Elle multiplie déplacements, interventions et prises de
position politiques en s´adressant surtout aux gens de la province. Ce faisant,
elle suit les traces de son feu mari. Pour certains, cette stratégie sert à brouiller
et à obstruer les pistes de son témoignage, précieux en tant qu’épouse et
témoin important du drame, sur l´exécution de son mari. Pour d´autres, il
s´agit d´une technique d´intimation étant donné que, avant la mort de son mari,
les deux étaient suspectés d´implication dans l´assassinat du célèbre avocat
haïtien, Me. Montferrier Dorval. Cette exécution s´avère un déblayage qui n´a
toutefois pas résolu le problème politique complexe haïtien. Elle a plutôt fait
naître de faux espoirs et laissé un cigare allumé dans les deux bouts.
3.
Les
premiers témoins : des plus immédiats aux plus éloignés, qui
sont-ils ?
Où sont passés les premiers témoins de cette exécution ? Combien de
personnes se trouvaient à la résidence de M. Moïse le soir même du crime ? Qui
sont-elles ? Que sait-on sur leur identité ? Ont-elles été
identifiées ? Si oui, ont-elles donné leur témoignage ? Qu´est-ce
qu´elles ont déclaré au juste ? Où étaient les gardes du corps de M. Moïse qui
avaient la charge de le protéger ? Où étaient les enfants ? Toutes ces
questions traduisent que beaucoup de détails importants et de zones d´ombre
planent gravement sur cette affaire, surtout ceux relatifs à la quantité et à
l´identité des personnes présentes ce soir-là à la maison. En effet, si l´on
doit partir des entourages familiaux de M. Moïse – des plus proches aux plus
éloignés –, il faut d´abord cibler les membres de sa famille (sa femme et
ses enfants) et ceux de sa belle-famille. Ensuite, il est important de
considérer la présence des personnes fréquentant habituellement son domicile et
partageant son quotidien, en l´occurrence les servantes, les gardiens de cour, les
amis, les visiteurs, même un jardinier serait le bienvenu. Enfin, les dernières
personnes avec qui il était en contact vingt-quatre heures avant la
perpétration de l´acte ont aussi leur mot à dire. Tout dépend de la complexité
de l´enquête, la police peut même envisager de remonter jusqu´au dernier mois
de ses contacts. Sa femme, la survivante de cette tragédie, est, jusqu´à
présent, la seule personne que nous savons qui se trouvait là.
C´est quand même très étrange pour la résidence d´un président dont on
suppose être un endroit très fréquenté par des gens qui y arrivent pour diverses
raisons : réunion, rencontre, demande, sollicitation de toute sorte. De
plus, le jour même du drame, il se jouait un match intéressant de l´Euro 2021 :
l´Angleterre affrontait le Danemark en demi-finale. Même si, il faut le
préciser, on ne connait pas la préférence sportive de M. Moïse, mais s´appuyant
sur l´amour et la passion de la majorité des Haïtiens pour le football, on pourrait
insinuer que, mise à part sa famille, d´autres personnes auraient pu être
présentes chez lui ce 7 juillet, ne serait-ce que pour cette raison sportive.
Peut-être M. Moïse lui-même s´était-il intéressé à regarder le match. Toute
carte doit être filée. S´il n´est pas possible d´affirmer ou d´infirmer ces
présences, il est tout aussi difficile de croire qu´il n´y en avait pas. Qui
étaient ces gens ? Où sont-ils maintenant ? On l´ignore. À ce que
l´on sache, elles ne furent pas tuées puisqu´on n´a trouvé qu´un corps sans
vie, celui de M. Moïse. Où étaient sa femme et ses enfants lors du drame ?
Qu´est-ce que les policiers et les juges ont trouvé sur le lieu du crime ?
Autant de questions qui resteront sans nul doute sans réponse. C´est dur. Il
nous reste l´approche analogique avec les films – malgré sa limite par rapport
au réel – pour comprendre cet événement.
Sur les lieux du crime – ainsi que cela se passe dans les films – tous les
éléments sont importants et utiles pour l´investigation policière. Le triage et
la sélection peuvent venir après, mais dès les premiers instants rien ne doit
être négligé, tout doit être envisagé. C´est-à-dire qu´en matière de crime, réunir
les premiers indices de façon immédiate et instantanée ainsi qu´interroger les
premiers témoins présents sur le lieu du crime s´avère deux méthodes
préliminaires fondamentales qui contribueront au bon déroulement de l´enquête. Le
plus profane des humains le sait, nul besoin d´être savant ou expert pour le
comprendre. Pourtant, c´est tout le contraire qui s´est produit dans le cas de
M. Moïse : la scène de crime a été souillée, les premiers indices ont disparu,
sur le lieu du crime la police n´a trouvé personne, outre qu´on ne sait rien
sur l´identité des gens présents la principale survivante, l´épouse de la
victime, n´était plus là. Peut-on mettre tout ça sur le compte d´un principe de
secret de défense comme on le voit souvent à la télévision ? Entre
temps, le peuple, lui, a ses petites idées en tête et s´imagine des noms. De
fait, que la police le veuille ou pas, beaucoup de noms circulent déjà tant dans
la presse nationale qu´internationale, parmi lesquels l´homme qui occupe actuellement
la primature, un haut gradé de la police, des mercenaires colombiens et j´en
passe. La police s´acharne à trouver les acteurs et commanditaires externes, ce
faisant, elle privilégie les pistes externes par rapport aux pistes internes.
Cette méthode apportera-t-elle des résultats fiables et efficaces ? C´est du
moins ce que tout le monde espère. Mais préférer les preuves externes alors que
les preuves internes sont tout aussi importantes et utiles – je dirais même indispensables
– me semble être une méthode suspecte.
Pourquoi la police et la justice n´expliquent pas les raisons pour
lesquelles, après le drame, l´épouse de M. Moïse, le témoin le plus immédiat
voire le plus important dans cette affaire, a vite été évacuée par je ne sais
qui ? Elle s´est réveillée sur le lit d´un hôpital étranger à Miami pour
se faire opérer au bras où elle aurait reçu quelques projectiles. Comment cela
s´est-il produit ? Avait-elle un accompagnement policier pour effectuer ce
déplacement ? Pourquoi y a-t-il eu un tel empressement pour la faire
soigner ailleurs ? N´y avait-il pas vraiment d´hôpital dans le pays qui
pouvait réaliser cette opération ? Nous n´en saurons pas plus. Mais une
chose est sûre, c´est que cette précipitation a carrément anéanti toute chance
d´obtenir des témoignages, pistes et preuves fiables. Il n´est pas anodin
d´entrevoir là encore la main manipulatrice d´un blanc, s´il faut
considérer le fait qu´elle soit revenue au pays accompagnée d´agents de
sécurité étrangers. Depuis ce retour, elle ne s´adresse qu´aux journalistes
étrangers et ne fait qu´accroître son quotient politique. Tout ceci donnerait à
croire qu´elle est sous haute protection du Département d´État américain. Ainsi,
si les premiers témoins des plus immédiats aux plus éloignés sont flous, si le
témoin le plus important est sous l´emprise américaine, des personnes
puissantes essaient d´étouffer les preuves internes. En conséquence, je crains
fort que le système judiciaire haïtien soit en mesure de rendre la justice, ce
malgré toute sa bonne volonté.
4.
Le
sens, la signification et la dimension d´une telle exécution
Il est temps maintenant de se pencher sur le caractère pluridimensionnel de
cet événement qui marque le XXIe siècle haïtien. Cette exécution cache derrière
elle beaucoup de penseurs et d´idéologues – des plus actifs aux plus invisibles.
Elle met en lumière d´innombrables réalités, elle brasse avec elle plusieurs
tendances, elle concerne un nombre incalculable d´acteurs, d´auteurs
intellectuels et d´exécuteurs, bref, elle est plusieurs choses à la fois. C´est
une exécution d´abord nationale vu que le nom de plusieurs haïtiens y sont
cités ; elle est ensuite multinationale et transnational en raison de
l´implication de plusieurs autres nationalités (Colombiens, Dominicains, Américains,
etc.) et de sa matérialisation par quelques étrangers aidés des nationaux, elle
est enfin internationale à cause de sa répercussion à l´échelle mondiale. Avant
le drame plusieurs acteurs politiques et organismes de droits humains avaient dénoncé
la présence de mercenaires colombiens, américains et dominicains sur le territoire
national. Alors qu´au départ ils n´ont pas été pris au sérieux – soit parce que
leur information était peu fiable, soit parce que les décideurs concernés
savaient ce qui se tramait et ont choisi de fermer les yeux –, on apprendra que
les principaux individus ayant pris part à cette exécution étaient
particulièrement de nationalité colombienne, dominicaine et américaine. Ce qui
se traduit par une sorte de complicité entre acteurs haïtiens et étrangers.
Par ailleurs, tandis que quelques minutes après le drame le monde entier était
déjà au courant, en Haïti d´aucuns, juge et commissaire de police, n´étaient présents
à temps pour constater les dégâts, recueillir les témoignages et rassembler les
premiers éléments de preuve. La présence de ces derniers ne s´est manifestée
que vers les cinq heures du matin, soit quatre heures plus tard puisque selon
les voisins tout s´est passé entre minuit et une heure du matin. Fut-ce un
hasard ? Peut-être. Mais, tout religieux et spiritualiste sait ce que cet horaire
représente dans l´imaginaire haïtien. Le fait qu´un commissaire et un juge de
paix aient pointé leur nez au domicile de la victime si tardivement, cela a été
perçu par plus d´uns comme une sorte de mépris non seulement pour la personne
du président, mais encore pour la présidence en tant qu´institution.
Or, dans les premières heures qui ont suivi le drame, la femme de la
victime a été reçue dans un hôpital américain, des soins intensifs lui ont
rapidement été administrés pendant que le corps sans vie de son mari allongé
sur le sol gisait encore dans son sang. Entre temps, personne ne sait rien des
enfants de la victime – s´ils étaient présents lors de l´exécution de leur père
ou pas –, des serviteurs de la maison, des gardes rapprochés, des parents et
beaux-parents, des gens de la maison. Ayant trouvé refuge au Canada, un fils de
la victime se met à faire des déclarations suspicieuses pendant que sa mère n´a
qu´un souci, celui de promouvoir sa candidature à la présidence. Qu´est-ce
qu´est devenue cette famille ? Qu´en reste-t-il d´elle ? Par tout cela,
on finit par comprendre que M. Moïse c´est d´ores et déjà du passé, que les
manœuvres des autorités policière et judiciaire à lui rendre justice n´est que
de la pure hypocrisie. D´ailleurs, leur arrivée tardive a non seulement été une
entrave à la fiabilité de l´enquête, mais surtout une aubaine pour ceux qui auraient
un quelconque intérêt dans cette évacuation précipitée de l´épouse de la
victime.
5.
Considérations
finales
Il faut, à titre de conclusion, réfléchir sur la rapidité avec laquelle la
police haïtienne a réagi à cette exécution. Loin de lui tendre des fleurs,
cette célérité est plutôt questionnable, elle aussi, dans la mesure où cette
même police porte dans ses actifs une sacrée réputation d´être lente et de faire
souvent preuve de faiblesse voire d´inexistence dans des cas d´enlèvement, de
kidnapping et d´assassinat, devenus monnaie courante depuis bien avant la mort
de M. Moise. Dans ce cas, qu´est-ce qui a pu bien motiver ce comportement même
si le cas en question a concerné un ancien président ? Qu´est-ce qui
prouve que les personnes arrêtées sont les vrais coupables ? N´est pas un
stratagème de la police pour faire porter le chapeau à des innocents ? Ne
cherche-t-elle pas elle-même à brouiller alors que son rôle principal est de
protéger les vies et les biens ? Où était-elle avant la matérialisation de
l´acte d´exécution ? Pourquoi n´a-t-elle pas pu le prévenir et l´anticiper
? Ne dispose-t-elle d´un service de renseignement ? Dire qu´elle savait et
qu´elle a laissé faire, ce serait manquer de respect à l´institution policière.
Mais la dédouaner de l´une de ses principales responsabilités, celle de
prévenir les crimes, ce serait la pire insulte qu´on n´ait jamais faite à
l´intelligence humaine. En tout cas, rien n´est sûr dans ce pays où l´on ne
fait que poser des questions, qui resteront toujours sans réponses. Mais, cette
célérité policière après coup fait revenir à l´esprit la fameuse théorie de
conspiration dont l´un des principes fondamentaux est l´invention de boucs
émissaires, la fabrication de fausses preuves. Or, tout bouc émissaire n´est
qu´une fiction pour brouiller les pistes et créer des faux : faux acteurs,
faux témoins, faux témoignages, faux coupables et fausses victimes.
Par ailleurs, il y a un dernier aspect qui mérite notre attention, c´est
que plus d´uns pensent que si M. Moise avait été pris dans un guet-apens ou une
embuscade hors de chez lui, cela aurait été moins humiliant, douloureux et
triste pour sa famille. Ce point de vue renvoie à quelque chose comme : il
n´y a aucun lieu où l´on puisse se sentir plus en sécurité que dans sa propre
maison. Cet analogisme entre un lieu plus sanctuarisé et protégé qu´un autre possède,
à notre avis, tout son intérêt et dégage un élément significatif qu´il importe
de prendre en considération. Mais d´entre de jeu, que les choses soient bien
claires : un assassinat – une exécution pour rester dans le sujet qui nous
préoccupe – reste et demeure douloureux, agonisant et inacceptable quel que
soit le lieu de sa perpétration, en d´autres termes, le lieu ne change rien à
la souffrance provoquée par la mort brutale d´un être humain. En effet, l´idée
qui est derrière cette exécution à domicile est la désacralisation et la désanctuarisation
du domicile privé. Se faire assassiner chez soi, à l´intérieur de sa propre
résidence, un chef d´État de surcroit, est une chose qui frémit et fait
carrément tomber toute idée de forteresse, de sacralisation et de
sanctuarisation que revêtait la résidence pas seulement d´un président, mais
tout individu ordinaire.
Si autrefois dans ce pays le domicile privé d´une personne était un
sanctuaire inviolable vu son caractère privé, sa maison était le lieu où elle
se sentait le plus en sécurité, cet acte vient tout juste de mettre fin à toute
cette représentation sacrosainte. Et de fait, aujourd´hui, aucun lieu ne revêt cette
dimension sacrée si bien que des groupes armés se sentent de plus en plus à
l´aise pour enlever des gens voire tuer un diacre au sein même d´une église avant
de séquestrer sa femme. En réagissant à cet acte, certaines personnes déplorent
une absence totale de solidarité, mais le problème concerne plutôt la fin de toute
nature inviolable, sanctuarisée et sacrée de la propriété privée : les
espaces religieux ne sont plus les lieux dont on avait peur auparavant, dont on
craignait la nature sacrée et déclenchement des courroux divins. Et c´est ce
qui est le plus préoccupant.
Enfin, cette exécution est un échec pour la démocratie occidentale telle
qu´elle est imposée en Haïti. Car, choisir de se débarrasser de quelqu´un par
ces méthodes si extrêmes et radicales remonte au temps de la barbarie. Elle regorge
d´infinis mystères et dévoile par conséquent le vrai visage du champ
politique : une jungle où tout petit se fait dévorer par le grand, où tout
élément gênant est ipso facto éliminé.
Jean FABIEN
PHD en Sociologie.
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