CITÉ SOLEIL VEUT-ELLE RÉELLEMENT EN FINIR AVEC LES
VIOLENCES ARMÉES?
Résumé
Les violences armées collectives dont les derniers épisodes
remontent à octobre 2015 lorsque des bandes rivales de Bois Neuf et de Projet
Drouillard se contre attaquaient sont-elles sur le point de disparaître à Cité
Soleil? La cité veut-elle tourner sa page d´histoire marquée par la violence
sociale recurrente? Faisant partie d´une enquête sociologique réalisée dans
cette commune en 2017, ce travail propose, pour comprendre la sincérité de
cette volonté de rupture, de passer en revue quelques éléments tels que
origine, sources, nature et géolocalisation de ces violences, de problématiser
surtout le processus de la paix de 2016 qui serait à l´origine de leur
suspension sans qu´il n´y ait eu de désarmement. Pour y parvenir, interviews,
enquêtes de terrain et théorie sur la violence nous serviront de méthode. Nous
espérons montrer à travers ce travail que, malgré toute sa bonne volonté, cette
paix ambigüe est loin d´être celle dont Cité Soleil a besoin pour sortir
réellement des violences collectives.
Mots-clés: Cité Soleil. Violence armée. Processus de Paix.
Macoutisme. Banditisme.
Collective armed violence, the last episodes of which date back to October 2015 when rival gangs of Bois Neuf and Projet Drouillard were fighting against each other, are they about to disappear in Cité Soleil? Does the city want to turn its page of history marked by recurrent social violence? As part of a sociological survey carried out in this commune in 2017, this work proposes, to understand the sincerity of this desire for rupture, to review some elements such as origin, sources, nature and geolocalisation of this violence, the 2016 peace process that would have caused their suspension without disarmament. To achieve this, interviews, field surveys and theory on violence will serve as a method. We hope to show through this work that, despite all its goodwill, this ambiguous peace is far from what Cité Soleil needs in order to truly emerge from collective violence.
Keywords: Cité Soleil. Armed violence. Peace Process. Macoutism. Banditry.
Avant-propos:
L´expérience de terrain
En déposant les pieds sur le sol de notre terre natale,
dont, d´ailleurs, nous avions éprouvé tant de nostalgie, la première chose qui
nous a le plus impressionné, en dépit du fait que pas grand´chose n´y a
vraiment changé, est l´atmosphère de calme, de paisibilité, de paix et de
pacificité qui traversait Cité Soleil, commune depuis longtemps réputée pour ses
infinités d´actes antisociétaux: vol, viol, crimes organisés, enlèvement,
kidnapping, gangstérisme, rivalités intergroupales, meurtres etc. Notre
stupéfaction allait devenir encore plus grande lorsque nous nous mettions à
fréquenter et à circuler avec une tranquilité inimaginable dans presque tous
les petits coins et recoins de la cité sans être ciblé, interrogé voire agressé
par un quelconque individu armé. Les armes aussi bien que les attroupements
armés se font de plus en plus invisibles. On ne se fait plus piquer son
porte-feuille, agresser par un mandiant, cibler pour ressembler à un espion de
la police, voler ses petits objets précieux. Franchement, nous n´aurions jamais
imaginé un jour nous voir, nous-même, entrain de promener dans l´enceinte de Cité
Soleil avec des objets de valeur comme ordinateur portable, celular, Ipad,
caméra numérique, et, plus est, faire sortir notre Ipad afin de prendre des
fotos sans être contrarié.
Peut-être d´autres personnes y ont-elles vu, vécu et
expérimenté le contraire avant nous tel qu´il en sera de même après nous,
peut-être les crimes s´y poursuivent-ils en catimini même pendant notre séjour
sans qu´on ne le sache, peut-être les animosités, frustrations, insatisfactions
et haines entre groupes rivaux armés sont-elles encore latentes et
irresolubles, peut-être après cette expérience de paix les violences
collectives vont-elles redémarrer pour la plus belle, mais, en ce qui concerne
cette expérience de 6 mois de fréquentation ininterrompue de Cité Soleil – ceci
dit, sans esprit de propagantisme, de vantardisme et de publicité, car notre
intention est de produire un article avec autant d´objectivité qu´il soit
permis au lecteur de comprendre les doutes qui entourent cette paix – au cours desquels nous avons réalisé nos
travaux de recherche sans grands incidents, l´aspect sécuritaire nous a
énormément étonné, bien que sur les autres plans social, économique, politique
et environnemental aucune amélioration. Mais, comme nous aurons le temps de le
voir dans cet article, ce climat de paix ou de nonviolence n´a presqu´aucun
effet sur le sentiment d´insécurité des habitants de Cité Soleil.
Nous aimérions ajouter que pas un seul jour, pas une seule
nuit, au cours de nos 6 mois d´un travail de terrain colossal et lassant à Cité
Soleil notamment dans les zones conflictuelles jadis les plus dangereuses, un pistolet ne s´est fait
entendre; des groupes armés ne se sont soulevés les uns contre les autres; une
rue ou une ruelle n´a été assiégée par une troupe de bandits. Où sont-ils
passés? Ont-ils disparu? Ont-ils quitté la cité? Ont-ils été neutralisés par la
Police ou la Minustah? Non, rien de tout cela. Ils sont bel et bien présents à
l´intérieur de la cité, mais ils se sont eux-mêmes pacifiés, maîtrisés et
neutralisés. Cette autoneutralisation – si l´on peut appeler ainsi – suscite
pas mal d´inquiétudes dans les esprits de ceux et celles appartenant à la
communauté soléenne et de toute autre personne désireuse d´y entamer un projet.
Ils se demandent s´ils peuvent vraiment se fier à cette paix. Alors que les
appels à l´aide et à l´investissement tant du côté de la Mairie que du côté des
organisations sociales et politiques se bouculent, l´étau des doutes se serre
davantage autour de la sincérité et de la véracitié de cette paix. C´est l´une
des raisons d´ailleurs qui nous a poussé à écrire cet article.
Introduction
Cité Soleil a, depuis les années 1990,
la réputation d´être l´endroit le plus dangereux de la zone métropolitaine si
ce n´est, au point de vue sécuritaire, l´une des villes les plus violentes en
Haïti voire à léchelle mondiale. Dans un rapport de la Banque Mondiale, Cité
Soleil, Bel Air et Martissant sont parmi les villes dans les Amériques où les
conditions de vie sont les plus mauvaises (WORLD BANK, 2008, p. 2). La PNH,
très fortemente politisée entre 2001 et 2004, n´a pas su s´y imposer en tant
que force de l´ordre. Par ailleurs, depuis son arrivée au pays, en avril 2004,
en vertu de la résolution 1542 du Conseil de Sécurité de l´Organisation des
Nations Unies, la Minustah essaie tant bien que mal d´aider et d´accompagner la
PNH dans son souci de faire revenir l´ordre et la paix dans cette banlieue
port-au-princienne bouleversée, saccagée, ravagée et enterrée dans des
violences armées intestines par des individus armés qui sortent de partout.
L´enjeu est de taille et le but
inévitable: imposer la paix par la force des armes si elle ne peut l´être par
des méthodes pacifiques. Dangereux, agressifs et criminels, les sujets armés à
Cité Soleil ne laissent aucune chance à la méthode dialectique. De l´autre
côté, impatientes et pressées de rétablir l´autorité de l´État, la PNH et la
Minustah n´entendent non plus durer dans un processus de dialogue et de
discussion qui se pourrait être sans issu. Selon la Commission Nationale Épiscopale
Justice et Paix, les violences ont causé la mort d´environ 700 personnes de
2005 à 2008 sans compter les dégats matériels (JILAP, 2005, 2006, 2008). Par
ailleurs, la Radio TéléKiskeya a fait état de 400 arrestations lors des
interventions conjointes de la Minustah avec la PNH parmi lesquelles de
potentiels chefs de bandes armées (RADIO TÉLÉKISKEYA, 2007).
Des morts incalculables, des victimes
indénombrables, tel était le prix à pays pour que l´ancienne cité des Duvalier
respire un air de calme et de tranquilité entre 2006 et 2007 jusqu´à très
récemment sans oublier de passer par la période de 2008 et 2009. En effet,
après les raids menées par la Minustah conjointement avec la PNH de 2004 à 2006
dans les quartiers violents comme Boston, Bois Neuf, Projet Drouillard; après
la soi-disante cérémonie de remise des armes par les bandes armées à Warf
Jérémie dans le cadre du programme gouvernemental de désarmement, de
démantèlement et de réinsertion (CNDDR) en 2007;
plus d´uns n´espéraient penser entendre un coup de feu à Cité Soleil.
Or, tout a repris pour de bon surtout
après le séisme du 12 janvier 2010 au point que, en 2013, la PNH a effectué une
chasse à l´homme dans le quartier de 3BB, et
la Brigade d´Opération et d´Intervention Départementale (BOID) des
interventions musclées à Wharf Jérémie et à Projet Drouillard en 2015. En
effet, ce séisme, ayant provoqué une évasion massive de prisonniers pour la
plupart de chefs de bases armées de quartiers populaires très dangereux, a eu
un impact considérable sur l´augmentation du taux de criminalité et de
banditisme en particulier à Cité Soleil, car ce fut, semblait-il, leur première
destination.
Les
slogans révolutionnaires fleurissent sur la tôle ondulée des habitations du
vaste bidonville de Cité Soleil en Haïti, où des milliers de détenus qui se
sont évadés après le séisme du 12 janvier ont trouvé refuge [...] Les détenus
évadés de la prison centrale de Port-au-Prince se seraient retranchés à Cité
Soleil le soir du séisme qui a fait plus de 220.000 morts et détruit les
principaux bâtiments publics dont le pénitencier où s'entassaient plus de 4.000
prisonniers. (LE NOUVELLISTE, 2010a).
Hélas!, ces interventions brutales et
violentes n´ont guère apporté la paix et la sécurité tant escomptées, elles continuent
de fuir la commune. Bien au contraire, elles ont augmenté les hostilités entre
les bandes armées et provoqué d´autres sentiments d´animosités, de haines, de
frustrations et de dégouts au milieu de la population soléenne, car si elle est
obligée de vivre chaque jour dans une violence collective, ces interventions
lui reproduisent une autre forme de violence. De ce fait, non seulement les
violences armées entre groupes rivaux demeurent la migraine des forces de
l´ordre, mais la population, qui en est la principale victime se trouve surtout
coincée entre cette violence collective quotidienne et ces interventions
violentes. Les accords de paix verbale ne sont jamais respectés par les bandes
armées elles-mêmes. Les ententes d´un cessez-le-feu sont toujours de très très
courte durée. Donc, nul besoin de passer par mille chemins, c´est que les
efforts de la PNH et de la Minustah dans le rétablissement de la paix et de la
sécurité à Cité Soleil ont produit très peu d´effets.
Or, cela fait environ 18 mois depuis
qu´un climat pacifique règne à Cité Soleil – le plus durable et le plus long de
toute son histoire des tentatives de paix depuis le début des conflits armés
qui la terrorisent. Survenue depuis fin 2015 selon la déclaration de plusieurs
individus interrogés à ce propos, cet accord tacite de paix – si on peut bien
l´appeler ainsi – fait qu´aujourd´hui les violences, les vols, les viols, le
kidnapping, les conflits armés, les confrontations et attaques armées entre les
différents groupes rivaux armés, enfin, les violences ne sont plus visibles à
Cité Soleil et n´exposent plus la vie et les biens des personnes. Même le
larçain et l´agression verbale ou physique a, semble-t-il, disparu. Les armes
se taisent et les quartiers ne s´entretuent plus. La Cité s´ouvre désormais sur
de nouvelles perspectives et tente de conjuguer dans un passé douloureux les
crimes et les violences qui l´ont de terreur inimaginable. Elle est devenue
avec ses débris, ses maisons trouées de cartouches, ses routes désafaltées, ces
corridors fétides, une ancienne cité de guerre. On peut y circuler actuellement
sans crainte de se faire agresser. Plus raison d´avoir peur pour son
cellulaire, son porte-feuille, son smartphone, son ipad etc.
Si entre 2016 et 2017, les articles
qui paraissent dans les jounaux nationaux parlent très peu de Cité Soleil en
termes de violence armée, si, par ailleurs, au cours de 2016 le taux de morts
et de blessés par balles dans des affrontements armés a considérablement baissé
– 44 en 2016 selon le dernier rapport de la JILAP (2016) – pour être réduit presqu´à 0 % en 2017, c´est que
quelque part un réveil ou une tentative s´annonce dans ce quartier de fortune.
Mais, cela voudrait-il dire que les violences armées y sont terminées?
Qu´est-ce qui explique cet atmosphère de paix, de tranquilité et de pacificité
que projette Cité Soleil aujourd´hui? Les habitants de Cité Soleil ont-ils le
sentiment d´être en sécurité dans ce climat de paix? Ce climat de paix doit-on
le traduire comme un divorce définitif ou partiel de la cité d´avec les
violences armées? Ces questions constitueront le socle du présent article dont
l´objet se réfère à cette volonté de rupture qui, par l´intérêt qu´elle
suscite, relance le débat de la paix à Cité Soleil qui désormais cherche à
s´ouvrir sur d´autres projets.
Ainsi, l´objectif principal autour duquel s´articulera ce travail
est de questionner la sincérité de cette volonté de sortir des violences
armées. Les enquêtes, interviews et la théorie de la violence nous aideront
dans cette quête en mettant l´accent sur au moins huit éléments. Les quatre
premiers consisteront à situer le problème des violences armées à Cité Soleil
puisqu´ils commencent, d´une part, par questionner un certain réveil qui
s´annoncerait dans la cité et rappeler les moments-clés des violences sociales
qu´elle a vécues, d´autre part par localiser les foyers où elles se produisent
le plus souvent et faire appel à la théorie de la violence pour mieux nous
aider à cerner ce problème. Les quatre dernières parties du travail, ayant pour
objectif spécifique de comprendre le processus de la paix dans son contenu et
son fondement, mettent en relation macoutisme et banditisme, retracent
l´origine de la paix par le moyen de diverses versions obtenues, interrogent
les conditions qui la régissent, et se terminent par l´accent mis sur sa
fragilité. Le travail se conclut d´une façon très inhabituelle parce qu´il
recentre le débat des violences armées à Cité Soleil en rappelant leur
inséparabilité de l´histoire contemporaine haïtienne.
1. Cité Soleil se
réveille-t-elle?
Cité Soleil, fraîchement sortie des violences collectives
qui l´ont minée tant sur le plan humain que matériel, réclame aujourd´hui
bibliothèque, université, logements sociaux, emplois, santé, sécurité, non
utilisation des jeunes chomeurs à des fins politiques malsaines, non
alimentation des conflits entre les groupes rivaux etc. À vrai dire, ces
revendications ne cachent rien de nouveau. Ceci dit, la façon dont les choses
tournent aujourd´hui à Cité Soleil, s´il ne s´agit pas de la part des sujets
armés d´une vraie et sincère prise de conscience et d´un vouloir de revenir à
la normale par la détermination d´emprunter une autre voie, il s´agit peut-être
d´une autoconversion ou d´une autotransformation de Cité Soleil. Selon ce que
nous avons pu saisir dans le langage d´un interviewé qui est lui-même chef de
bandes armées, c´est que si les chefs de groupes armés qui l´ont précédé
n´avaient pas l´autoconscience de leur valeur et de leur importance, cette
nouvelle génération de sujets armés se sait puissants, influents, importants
voire indispensables pour ceux qui solliciteraient discrètement ou secrètement
de leur service.
C´est l´une des raisons pour lesquelles d´ailleurs la
cessation de ces violences s´est accompagnée d´un silence des armes et non d´un
dépot des armes. La violence dont il est question dans le cas de Cité Soleil en
plus d´être collective elle est armée, sociale, criminelle
et interindividuelle. Collective car
elle est produite par des groupes d´une même communauté et affecte la vie de la
collectivité dans toute sa dimension. Sociale parce qu´elle agit sur d´autres
déterminants sociaux tels que la santé, l´éducation, la famille etc. Criminelle
en raison du fait qu´elle s´attaque aveuglement à la population civile
abandonnée à elle-même, enfin, interindividuelle parce que les conflits armés
des vingt dernières années à Cité Soleil étaient la plupart du temps liés à des
causes strictement individuelles qui n´ont rien à voir avec les intérêts
collectifs. Quand ce n´est pas une femme ou une arme, c´est l´argent ou
l´influence politique d´un secteur qui causent tout désagrément social entre
les groupes et incitent à la violence. La bataille pour le controle de l´espace
et les intérêts économiques qu´il génère, c´est-à-dire le fleurissement de
l´économie informelle est aussi au coeur des rivalités intergroupales.
En tout cela, c´est l´impuissance de l´État, l´échec de la
quadruple éducation familiale-sociale-scolaire-culturelle qu´il faut remettre
en cause. Ce qui débouche sur la dégénérescence sociale totale du phénomène de
la violence dans les quartiers populaires. Une violence qui n´a d´autre
finalité que la destruction des vies humaines, qui s´attaque à des biens
culturels et symboliques comme l´église et l´école, qui n´a d´autre cible que
ses propres entourages qu´elle dévalise, qui est sans discours, sans parole,
sans espace de débat et d´interaction, qui est uniquement animée d´une soif
maladive de tout chambarder, enfin, qui n´appporte ou ne s´articule autour d´aucune
idéologie, ne peut-être, pour répéter Robert Rodeker et Mezri Haddad,
qu´anomique, aveugle, inutile et silencieuse (DRAÏ et MATTÉI, 2006). Telles
étaient quelques-unes des caractéristiques des violences armées à Cité Soleil.
Or, il semble que tout cela se conjugue désormais au passé: par le processus de
la paix entamé en 2016, la cité redeviendrait l´un des endroits le plus
tranquile de la zone métropolitaine.
Ce qui veut dire que si avant, politiciens, commerçants,
hommes d´affaires, ONGs et autres savaient compter sur les groupes armés de
Cité Soleil pour intensifier l´insécurité et la violence non pas exclusivement
à l´intérieur de ses différents quartiers, mais encore dans presque toutes les
zones environnantes et la capitale, car située à seulement 5,3 kilomètres de
Port-au-Prince, toute grippe d´insécurité et de violence qui frappe la cité
peut facilement atteindre le centre-ville, et ceci a déjà été prouvé lors du
déclenchement, entre 2004 et 2006, d´une violence généralisée portant le nom de
Opération Bagdad à la tête de
laquelle l´on retrouvait Cité Soleil, Bel Air, Martissant, Solino, La Saline,
Fortouron et j´en passe, alors, aujourd´hui, il paraît que les sujets armés de
Cité Soleil se décident à ce que leur utilisation se fasse autrement tout en
s´engageant dans le social.
Cette paix dont la sincérité, la fragilité et la fiabilité
seront problématisées plus loin, et, par laquelle les sujets armés ont changé
de perspective, d´objectivité et de stratégie, est l´élément fondamental qu´il
faut questionner pour comprendre la nature et le fondement de la rupture que
Cité Soleil veut réaliser par rapport aux violences armées. En effet, la cité
semble donc se réveiller par le changement d´attitudes chez les sujets armés
d´aujourd´hui qui se cherchent un avenir. Un changement de comportement qui ne
saurait ne pas être étonnante dans la mesure où personne ne s´y attendait si
bursquement. La cité veut rompre avec ce qui, depuis 1990, a constiué sa carte
postale et sa nourriture quotidienne, à svoir, la violence. Sans cette paix la
rupture reste un vain voeu et sans la rupture la paix redeviendra la peur. Et,
comme nous allons le voir, s´il n´y a rien de surprenant dans cette paix qui
règne actuellement à Cité Soleil, les procédés et les mécanismes par lesquels
elle a été engendrée méritent par contre d´attiter notre attention. Mais, pour
comprendre pourquoi Cité Soleil se déciderait à rompre avec les violences
armées qui l´ont ravagée pendant des décennies, il faudrait faire une
retrospection sur quatre grands épisodes de violences sociales qui ont marqué
son existence.
2. Les quatre
moments clés des violences sociales à Cité Soleil
Les violences qui, en demeurant dans un état latent,
s´amplifient et se complexifient à Cité Soleil peuvent se regrouper en plusieurs
générations qui se ressemblent en même temps qu´elles se distinguent. La cité a
connu tellement de générations de violences sociales – allant de celles dont
elle a souffertes avec les sbires des Duvalier (des cagoulards aux Tontons
macoutes) pour parvenir à celles que ses propres fils lui ont fait subir en
reproduisant en revanche sous d´autres formes les violences passées en passant
bien sûr par celles des Attachés et Fraph du général Raoul Cédras –
qu´il est difficile de les rappeler les unes après les autres. Les groupes
armés qui se sont succédé ont maintenu la cité dans un climat de grande tension
de violence sociale pendant plus d´un quart de sièlce. Il faut d´une part
remonter aux années 1990 pour parler du début des conflits armés et de la constitution
des premières bandes armées, aux années 2000 d´autre part pour mettre l´accent
sur leur dégénérescence. Sur ce, sans alourdir le texte, même si nous
procédérons succintement par une méthodologie chronologique qui prendra en
compte les quatre moments clés de l´histoire violente de cette commune, nous
aimérions quand bien même mettre l´accent par la suite sur la nature
interindividuelle ou interpersonnelle, sociale et politico-collective de ces
violences.
2.1.Que sait-on
réellement de la nature des quatre grandes générations de violences sociales à
Cité Soleil?
La première commence en 1967, date à laquelle correspond la
fondation de la cité et s´étend jusqu´à 1986 où le dictateur Jean-Claude
Duvalier a dû fuir le pouvoir pour s´exiler en France. La seconde va de 1987 à
1994, marquée par des coups d´état militaires successifs dont le dernier fut
celui administré contre M. Aristide en 1991, elle se termine avec le retour en
1994 de M. Aristide. La troisième part de cette même année et couvre la période
de sa réelection en 2001 dans le cadre des élections de 2000 vigoureusement
contestées par l´opposition et plusieurs secteurs de la société, ce après que
M. Préval a achevé lui-même son premier quinquenat. Enfin, la dernière période
prend en compte exactement le second mandat présidentiel brigué par M. Aristide
et s´étend jusqu´à fin 2015. Elle est marquée d´abord par la création des OP –
sorte d´embryon des groupes armés dans les quartiers populaires proches du
mouvement Lavalas –, ensuite par le second exil de M. Aristide en 2004, et,
enfin, par la dégénérescence sociale totale graduelle de la situation où des
conflits violents opposaient les bandes armées rivales entre elles et celles-ci
à la police et à la Minustah. Ce qui a débouché, entre 2004 et 2007, sur ce que
l´histoire contemporaine récente d´Haïti retient comme Opération Bagdad.
Il faut souligner que jusqu´en 1986 les violences sociales
dans le plus gigantesque bidonville de la capitale étaient, dirait-on, de
nature pacifique et interindividuelle. Ce n´est qu´à partir de 1990, elles ont
commencé à prendre des tournures de persécutions politiques et de chasses aux
sorcières d´où leur nature violente et incriminée. Il fallait attendre les
années 2000 pour vivre des conflits sociaux d´une extrême violence et gravité à
Cité Soleil qui se traduisaient d´un côté par des rivalités sociales fréquentes
des bandes armées entre elles où la police – avant l´arrivée de la Minustah en
2004 – s´interposait difficilement et dès fois avec une grande brutalité dans
le souci de faire revenir l´ordre, par des affrontements armés qui les
opposaient à la PNH rejointe plus tard par la MInustah lorsque celles-ci
décident de les poursuivre, de l´autre.
Ainsi, les échanges de tirs entre les forces de l´ordre et
les bandes armées peuvent s´expliquer de trois façons: quand la PNH est
contrainte de donner une réponse aux attaques des commissariats ou
sous-commissariats de police perpétrées par des
individus lourdement armés dont le controle échappe aux autorités de maintien d´ordre;
quand, ne pouvant pas rester passive, avec ses faibles moyens elle se trouve
obligée de s´interposer entre les bandes armées rivales qui, selon que nous
laissent croire certaines sources médiatiques, s´entredéchirent pour avoir le
controle de la cité; quand finalement l´institution policière se décide
péremptoirement à mener des opérations musclées de retour à l´ordre contre les
bandes armées qui nuisent à la tranquilité de la population et lui empêchent de
vaquer à ses différentes occupations.
2.2.Une violence
interindividuelle ou interpersonnelle jusque là ambigüe
Les violences qu´a vécues Cité Soleil dès sa naissance
jusqu´au début du premier mandat d´Aristide en 1990 en passant bien sûr par le
renversement de la dictature jean-claudiste en 1986 étaient fortement marquées
par leur nature interindividuelle ou interpersonnelle. Toujours est-il qu´il
faut saisir l´interindividualité ou l´interpersonnalité dans sa dimension
sociologique, c´est dire que celle qui implique les rapports sociaux dans un contexte
social déterminé. Ainsi, est-il possible de dire que Cité Soleil n´est pas née
avec la violence, mais elle l´est dans une atmosphère sociétale violente qui
existait depuis longtemps déjà avant sa création.
En effet, bien avant que Cité Soleil ait subi les
répressions des Tontons macoutes, des
Attachés et des Fraph et ne soit élevée au rang de commune en 2002, nous attribuons
aux violences qui l´ont caractérisée des causes strictement liées aux
conditions sociales de vie précaires de la population. Elles revêtaient deux
natures distinctes, l´une sociale et l´autre interpersonnelle ou
interindividuelle. Dans leur nature sociale, nous trouvons une population qui,
en luttant pour des causes sociales justes et valables, était bien imbue malgré
son analphabétisme de ce qu´elle réclamait, savoir, l´eau, la nourriture,
l´électricité, les logements sociaux décents, la santé, le travail,
l´éducation. La cité était devenue, au cours de cette période, un espace
d´interaction sociale et politique entre les organisations sociales devenues
plus tard des Organisations Populaires (OP) et le gouvernement, un espace où
les revendications sociales pouvaient être facilement audibles et entendues.
Il se créait donc un espace de dialogue et de discussion
qui, même si à un certain moment ce dialogue paraissait être celui d´un sourd
et d´un muet et commençait à s´effriter au fil du temps, était quand bien même
important dans la mesure où il facilitait une sorte d´intermédiarité
démocratique et permettait aux actions collectives – malgré leur petite dose de
violence – d´être dignement appelées de mouvements sociaux au sens que l´entend
Alain Touraine (1968, 1982),
pour qui les mouvements sociaux sont porteurs d´idéologie adaptée aux buts
qu´ils poursuivent suivant leur situation. Disons d´une autre manière, ils
représentent l´arène sociodémocratique et politique créée en vue de
l´implication et de la participation des acteurs notamment le collectif et le
politique, le lieu par excellence d´expression et de validation de leur parole.
À ce titre, les violences traduisaient les besoins sociaux les plus
élémentaires de la communauté soléenne qui revendiquait ses droits en
accomplissant ses devoirs démocratiques.
C´étaient, par ailleurs, des violences interpersonnelles ou
interindividuelles caractérisées par des conflits isolés entre pécheurs,
petites querrelles des familles entre elles, engueulades pour l´accès à l´eau ou à cause d´un enfant
turburlent ou impoli, petites bousculades dans les rangs où l´on attend de
recevoir les kits alimentaires du Centre de Développement Social (CDS) de
Réginal Boulos ou du plan parrainage de Père Lanaud ou de Père Bonnhen, et j´en
passe. Ces petites bousculades, engueulades ou querelles isolées survenues au
hasard pouvaient facilement donner lieu à de véritables conflits
interpersonnels, interindividuels ou encore interfamiliaux. Il ne faut pas
avoir honte de le dire: à Cité Soleil on pouvait s´entretuer à l´époque même
pour une boite de lait ou un morceau de pain à force que la situation sociale était
catastrophique.
De simples bousculades dans une longue ligne d´attente lors
des distributions de rations alimentaires, des petits malentendus à cause d´une
femme, d´un enfant, d´un animal ou d´un objet de valeur, pouvaient générer une
haine continuelle, car dans cette petite communauté où plus tard émergeaient de
véritables foyers de conflits armés tout le monde se connaissait. Ainsi donc,
imperméables et impénétrables à toute influence politique – c´est ce qu´on a
cru tout au moins – ces situations socio-individuelles étaient vues comme des
choses normales qui arrivaient fréquemment et dont personne ne se montrait
choqué puisque dans les petites cellules microsociales, au-delà des petites
incompréhensions éparses et disparates, tout le monde se cotoyait, se
fréquentait, se faisait confiance, s´aimait, s´entre´aidait, se secourrait et
se taquinait avec plaisir. La vie communautaire était si bien importante qu´il
fallait la préserver au-delà de celles-ci.
2.3.Une violence
sociale mais ratrappée par les facteurs politiques compliqués
Les violences sociales qui sont le fait de l´insatisfaction
des besoins sociauxet économiques de base des habitants de la commune depuis sa
création sont ratrappées par la politique qui, en se mêlant de la partie,
corrompt tout, bascule tout et complique tout. Dans un premier temps, la
politique s´y invite par les persécutions et les pourchasses politiques des Tontons macoutes d´abord, des Attachés
et du Fraph ensuite symbolisant ainsi les forces infernales du
régime putchiste de 1991 dirigé par les plus célèbres comme Raoul Cédras,
Michel François et Emmanuel Constant. Deuxièmement, l´immixtion de la politique
à l´haïtienne crée dans les esprits une confusion totale entre ce qui est cause
sociale ou économique et ce qui cause politique de ces violences. En d´autres
termes, le champ politique en profitant de la situation de misère, de pauvreté,
de chômage et d´illetrisme des jeunes les incite à la violence. Ce qui veut
dire que les problèmes sociaux irresolus ou irresolubles ont frayé un chemin
propice aux facteurs politiques pour qu´ils viennent corrompre les luttes
sociales des habitants de Cité Soleil.
Donc, jusqu´au retour de M. Aristide en octobre 1994 en
passant par les gouvernements militaires provisoires de très courte durée il
s´agissait d´une violence de nature étatique et politique orchestrée par
l´armée contre son propre peuple.
Dans un article publié tout récemment, nous nous sommes évertué à faire
ressortir le caractère systémique de cette violence et montrer comment elle a
pu se culminer jusque vers une violence sociale endémique et chronique (FABIEN,
2017, p. 10-22). Par la création, la prolifération et la multiplication dans
les banlieues sud (Martissant, Fontamara), sud-est (Bel Air), nord (Cité
Soleil) et nord-est (Simon Pelé, Delmas 2) de petits groupes armés vers les
années 1990 s´augmentaient par conséquent animosités, grognes, haines,
frustrations, inimitiés, barrières sociales, dérèglements sociaux des jeunes
dans une société fracturée.
En effet, la dernière étape des violences sociales fait
appel à l´entrée en scène des facteurs politiques haïtiano-discriminatoires,
c´est-à-dire une politicaillerie mêlée d´une débilité intellectuelle à partir
de laquelle les conflits ont commencé à prendre une autre tournure hautement
politisée vers les années 2000. Ils se dégénèrent plus précisément à partir de
2003 et 2004 où les problèmes économiques et les besoins sociaux s´effacent ou
disparaîssent considérablement au profit du jeu politique malsain. Autrement
dit, les problèmes d´ordre social et économique n´ayant jamais été améliorés
voire résolus devenaient une source indispensable d´exploitation à laquelle
s´est vite agrippé le champ politique déjà pourri et corrompu. Ceci s´explique
par le fait que des groupes armés, se sachant très influents
et puissants se laissent manipuler par des individus véreux qui, avec leurs
puissants moyens économiques, ne savent recourir qu´à la violence pour résoudre
leurs problèmes avec ceux ou celles qu´ils classent au rang de leurs ennemis à
éliminer. On pouvait toujours essayer d´entrevoir une main politique derrière
les conflits armés à Cité Soleil au cours des années 1990, mais celle-ci n´a
jamais été aussi visible, claire, criante et cruelle qu´au début des années
2000. D´où le début de la complexité du phénomène des conflits armés à Cité
Soleil et de la complication de la situation sociale et économique de ses
habitants.
La répartition inégale ainsi que le stockage de la plus
grande partie des aides sociales à distribuer gratuitement aux populations
vulnérables, à dessein de les revendre sur le marché à des prix exorbitants au
vu et au su de ces pauvres malheureux, n´ont fait que créer des frustrés, des
gens qui ont conscience d´être exploités et utilisés comme des cobayes pour que
d´autres deviennent plus riches en accumulant sur leur dos des fortunes. Ces
exploitations ont généré de grandes et profondes animosités au sein de la
population soléenne. Sur ce, les facteurs qui peuvent expliquer les violences à
Cité Soleil sont donc multiples et complexes et varient suivant le contexte.
Si, par exemple, vers les années 1990, les affrontements armés à Cité Soleil (à
armes blanches pour la plupart) pouvaient être liés exclusivement – sans risque
de nous tromper – à des problèmes d´ordre social et économique comme nous
l´avons souligné ci-dessus, à partir des années 2000, ils sont extrêmement
politisés sans nullement faire disparaître les besoins sociaux qui attendent
toujours des solutions plus ou moins durables.
2.4.Un résumé du lourd
bilan des générations de violences sociales
Ces diverses générations de violences sociales ont laissé
derrière elles des pertes humaines et des dégats matériels et environnementaux
encore visibles, irreparables et indénombrables. De 1995 à 2000, l´insécurtié et
les violences de toute sorte ont coûté la vie à plus de 76 habitants de Cité
Soleil (AVRIL, 2000, p. 329-361). À elle seule l´année 2005 en a emporté plus
de 77 pendant que l´une des années la plus sanglante à Cité Soleil reste celle
de 2012 au cours de laquelle environ 110 personnes ont été tuées par des
individus armés d´armes à feu (COMMISSION NATIONALE ÉPISCOPALE JUSTICE ET PAIX,
2005, 2012). En 1993, un feu dévorant a détruit plus de 1500 maisons et
maisonnettes à Cité Soleil tandis qu´en septembre 2002 des individus armés
continuant de sémer le deuil et la désolation au milieu de la population
soléenne ont massacré près de 20 personnes, blessé une centaine et incendié
environ 500 maisons et maisonnettes (METROPOLE, 2002b).
Ce qui a provoqué une dégradation macabre et monstrueuse de
l´environnement de Cité Soleil, car ces violences discontinuent ou empêchent
les travaux de curage des rigoles pour créer le passage aux eaux diluviennes,
d´urbanisation, d´assainissement et de boisement. Par ailleurs, ces travaux
auraient pu générer des emplois à moyenne, courte ou longue durée et cela
améliorerait la vie économique des individus. En conséquence, avec un niveau
économique relativement amélioré, l´individu pourrait pourvoir à ses besoins et
à ceux de sa famille: santé, éducation, nourriture, vêtement et autres. Or, les
victimes à armes à feu ne cessent de s´accroître pendant que celles à armes
blanches diminuent considérablement. Entre juillet et août de l´année 2005, on
a enregistré uniquement pour Cité Soleil 120 morts par balles contre 44 à armes
blanches tout type confondu (COMMISSION NATIONALE ÉPISCOPALE JUSTICE ET PAIX, op.
cit. 2005,).
Il est évident que depuis 2000 la nature des conflits armés
s´est transformée, l´espace où ils se produisent a considérablement changé de
paysage et la configuration sociologique des groupes armés n´est plus la même.
Car, premièrement, ils deviennent plus violemment armés qu´ils ne l´étaient
auparavant, deuxièmement, ils reproduisent une violence sans nom, troisièmement,
les armes dont ils disposent ce n´est pas pour plaisanter mais pour gagner de
l´argent et se procurer une survie précaire ou pas, enfin, quatrièmement,
l´entrée en scène des éléments politiques supplantant les facteurs social et
économique viennent jeter des confusions et des troubles qui nous obligent à
prendre en compte des facteurs multiples pour comprendre le phénomène. Ils
rendent, d´une part, les groupes sociaux très marginaux et ciblés, l´analyse et
la problématisation du phénomène des conflits armés encore plus complexe, de
l´autre.
Comme le montre le tableau ci-après construit à partir des statistiques
annuelles sur les actes de violence dans les zones métropolitaines et
Port-au-Prince de la Commission épiscopale Justice et Paix, les violences
armées ont fait des ravages à Cité Soleil. Au cours des 11 dernières années
plus de 426 personnes sont mortes dans des circonstances liées directement ou
indirectement aux violences orchestrées par des individus armés. Cité Soleil à
elle seule accuse un taux de décès par balles de 66,56 %. Une situation
extrêmement alarmante.
Tableau du pourcentage de victimes par
balles pour Cité Soleil
Année
|
Total des victimes par balles des individus armés à
Cité Soleil
|
Total des victimes par balles des individus armés pour
les zones métropolitaines
|
Pourcentage
|
2005
|
34
|
77
|
44,15%
|
2006
|
3
|
6
|
50%
|
2007
|
5
|
30
|
16,66%
|
2008
|
11
|
30
|
36,36%
|
2009
|
11
|
18
|
61,11%
|
2010
|
71
|
104
|
68,26%
|
2011
|
50
|
59
|
84,74%
|
2012
|
87
|
110
|
79,09%
|
2013
|
68
|
92
|
73,91%
|
2014
|
18
|
26
|
69,23%
|
2015
|
35
|
44
|
79,54%
|
2016
|
33
|
44
|
75%
|
Total
|
426
|
640
|
66,56%
|
Source: Commission nationale épiscopale
Justice et Paix.
Nous pouvons dire, en résumé, que l´absence d´éducation, la
démission des familles, le manque de lucidité et d´intélligence chez les sujets
armés, le problème de conscience et de formation ont été à l´origine de cette
manipulation, utilisation et exploitation politique des groupes armés composés
en grande majorité de jeunes abandonnés par leurs parents, arrachés sur les
bancs de l´école, interdits d´entrer à l´université ou à un centre
professionnel, privés de loisirs et d´activités culturelles, sportives et
récréatives, victimes de phobie de toute sorte et partout, méprisés et humiliés
sur le marché du travail à cause de leur qualification inadéquate, enfin,
trompés, violés, violentés dans leur conscience par un système social vampir et
corrompu. Ainsi donc, à
partir des différentes générations nous pouvons dire que les violences sociales
urbaines de Cité Soleil ont passé de l´étape étatico-politique à l´étape
normale avant d´arriver à un stade anomique qui est celui des dix dernières
années, c´est-à-dire une violence qui se veut criminogène. Il n´est pas vrai
que les groupes armés ne savent pas pourquoi ils se battent. Ils en sont très
conscients. Mais, le problème c´est que la force politique qui les controle est
plus contraignante et plus puissante que leur volonté de changer de vie.
3.
Sociogéographie des
violences armées à Cité Soleil
Entendons, d´une part, par sociogéographie ou géographie
sociale des violences armées cette branche de la géographie qui permet
d´étudier les groupes sociaux dans leurs rapports avec l´espace qu´ils occupent
tout en géolocalisant les foyers de conflits armés, c´est-à-dire les espaces où
se déroulent de manière plus ou moins fréquente les violences armées. Cette
méthode permettra de distinguer les zones conflictuelles des zones non
conflictuelles ou moins conflictuelles. D´autre part, foyers de violences
armées sous-entendent les espaces géographiques les plus exposés à ce phénomène
même s´il peut avoir des impacts sur les autres localités environnantes. Ainsi,
la sociogégraphie permet d´identifier les zones qui réunissent toutes les
conditions sociales, culturelles, politiques, économiques, psychologiques voire
environnementales possibles de l´éclatement des conflits armés.
3.1. Géolocalisation
de Cité Soleil
Située au nord de la capitale et du centre-ville, Cité
Soleil, la plus populeuse de toutes les communes de Port-au-Prince, s´étend sur
une superfície de 22 km², comprend deux sections communales Varreux I et II,
trente quatre quartiers environ qui ne sont pas tous livrés aux violences
armées, une population de 265.072 habitants, essentiellement urbaine qui ne vit
pas tous sous le seuil de la pauvreté extrême (IHSI, 2015). Les limites
territoriales de Cité Soleil ne sont pas clairement définies. Les conflits
territoriaux entre la Mairie de Cité Soleil et les hommes d´affaires arrivent
souvent. Très récemment, par exemple, une succursale de KOTELAM, caisse
populaire d´épargne et de crédit, située à Damiens en face de la Faculté
d´Agronomie et de Médecine Vétérinaire à l´ouest, a fait l´objet de discussion
puisqu´il s´agit de savoir à quelle municipalité cette dernière doit verser ses
obligations fiscales: à celle de Croix-des-Bouquets, de Tabarre ou de Cité
Soleil?
De plus, certaines industries, maisons batties, centres de
commerce se revendiquent de la commune de Tabarre, d´autres de celle de
Croix-des-Bouquets. D´où une guerre silencieuse de territoire due à un désordre
généralisé dans la délimitation de la commune de Cité Soleil. La raison est
simple, c´est que la loi qui l´a créée (celle de 2002) et modifiée (celle de
2004) accusent toutes deux un déficit de clarté sur les zones et les quartiers
qu´elle contient et ses limites territoriales. Toutefois, selon sa loi
créatrice, celle de 2002, Cité Soleil est bornée au nord par la rivière grise
et Damiens, au sud par Carrefour Aviation - récemment rebaptisée Carrefour
Jean-Jacques Dessalines dont on ne sait par quel décret - à l´est par le Wharf
Jérémie et la baie de Port-au-Prince prolongeant le long des mers jusqu´à Wharf
et la mer des Caraïbes en passant par Bélécou, à l´ouest par Delmas, Simon
Pelé, Cité Militaire et la Route de l´Aéroport où se concentre le parc
industriel.
3.2. Cité Soleil et ses principales institutions publiques
Les zones les plus reculées telles que Sarthe, Terre-noire,
Blanchard, Rapatrié, Duvivier – pour ne citer que celles-là – sont pour le
moins perçues comme milieu rural de la commune habitées par des individus qui
ont des capacités économiques très moyennes. Une sociogéographie des violences
armées à Cité Soleil permet de comprendre que, malgré sa paupérisation et sa
misère, elle n´est pas violente dans sa totalité et sa globalité, mais la
violence est répartie dans une dizaine de quartiers sur les 34 qui la composent
que nous pouvons appeler foyers de conflits armés. Et, comme nous allons le
voir, même à l´intérieur de ces foyers, il y a des zones plus belligérantes et
belliqueuses que d´autres, qui, de par leur histoire, leur influence et leur
nombre imposant de groupes armés, s´imposent tout naturellement aux autres.
Le lieu où le pouvoir public et politico-administratif se
centre et se concentre, où les activités sociales, économiques, culturelles,
éducatives et artistiques ont plus d´ampleur et d´intensité, où l´on trouve les
universités, les grands centres commerciaux, hospitaliers, bancaires et
médiatiques, où les mobilités sociales sont plus intences, est souvent
considéré comme l´espace urbain où s´organise la plus grande partie de la vie
sociale, économique, culturelle et politique des individus. Dans le cas de Cité
Soleil c´est un peu différent: sa ruralité et son urbanité forment un tout
confondu. Il n´y a pas lieu de séparer géographiquement l´urbain du rural et
vice versa comme cela est possible pour d´autres communes comme Port-au-Prince,
Gonaïves, Croix-des-Bouquets. Sur ce, vivant au plein coeur des zones
métropolitaines, les habitants de Cité Soleil n´ont absoluement rien qui
s´accomode à une vie rurale proprement dite.
L´administration municipale s´établit à Sarthe, zone
apparemment rurale, moins exposée aux conflits armés. Celle-ci se situe au
nord-ouest tandis que le Tribunal de Paix et l´Office d´État Civil se trouvent
au sud-ouest de la Nationale #1. Sur cette même Nationale #1, le carrefour du
cimetière de Drouillard au nord et la Station Gonaïves au sud sont tous deux
flanqués d´un poste de police. À côté d´un chateau d´eau à l´entrée est de la
commune on rencontre un Sous-Commissariat de police, cible de nombreuses
attaques criminelles par des individus armés. Par le Boulevard des Américains
appelé aussi 4 carrefours ou Route 9, il y a à l´est un peu plus au fond des
institutions scolaires et religieuses parmi lesquelles l´Église Catholique
Immaculée Conception et l´École nationale de Cité Soleil, à l´ouest le Lycée
nationale de Cité Soleil et plus en avant jusqu´à la mer le Wharf muni d´un
autre Sous-Commissariat de police et d´un média, Radio Boukman.
Alors qu´au sud l´on retrouve le Wharf de Jérémie
fraîchement renové et le quai où les compagnies pétrolières viennent
s´approvisionner le gaz à seulement une centaine de mètres de Bélécou –
banlieue sud-est de Cité Soleil –, au nord se trouve l´ancien marché communal
transformé en base militaire de la Minustah où cohabitait également l´unique
Commissariat de police. Actuellement, tout l´espace est occupé par l´Unité
Départementale de Maintien d´Ordre)
(UDMO) – une untié de la PNH –
vue le départ de cette force onusienne. Enfin, plus au nord en direction
du côte des Arcadin de la Route 9 se trouve un troisième Sous-Commissariat de
police situé entre Rapatrié, Truitier et Duvivier, secteurs nord´ouest de la cité.
Sarthe et Cazeau, pratiquement perçus
comme milieu rural de Cité Soleil, désignent respectivement le centre du
pouvoir politico-administratif et la Direction Générale des Impôts de la
municipalité, les activités commerciales (petites ou grandes) se concentrent
par contre entre Wharf Jérémie, Wharf, Carrefour Aviation, Station Gonaïves et
le marché communal de Brooklyn sans compter les divers petits commerces
informels éparpillés ça et là. Même s´il n´est pas tout à fait aisé de
distinguer le rural et l´urbain, bien que la commune soit située dans la
périphérie nord de Port-au-Prince avec la mer pour limite, malgré les
difficultés de situer clairement ses limites territoriales, enfin, en dépit du
fait qu´il est pratiquement impossible d´identifier de grands centres
commerciaux, culturels et artistiques formels et que le commerce informel
pillule, la commune reste très urbaine et les violences armées dont elle
souffre le sont aussi.
3.3. Sociolocalisation de groupes armés
Le carrefour Boulevard des Américain ou Boulevard Soleil
qu´on appelle aussi 4 carrefours parce qu´il permet de répérer les 4 côtés de
Cité Soleil du nord au sud, de l´est à l´ouest, et d´en avoir une vue globale,
est extrêmement stratégique pour les raisons suivantes. Dans un premier temps,
il connecte Cité Soleil avec les deux grands pôles du pays: pôle nord considéré
comme poumon touristique du pays et celui du sud où l´on rencontre les centres
commerciaux et les compagnies pétrolières. En deuxième lieu, il divise la cité
en deux grandes parties catégoriquement et radicalement opposées: le Haut (est)
et le Bas (ouest) d´où le conflit interminable entre nèg anwo kont nèg anba. C´est donc la frontière à la fois virtuelle
et réelle qui sépare les principales zones conflictuelles. Le troisième aspect
stratégique de ce carrefour s´explique par le fait qu´il constitue l´espace
d´affrontements violents des bandes armées entre elles et d´elles-mêmes avec la
police. De plus, mis à part les différents affrontements violents entre les
bandes armées rivales au cours des vingt dernières années, c´est à ce carrefour
que pour la première fois une foule en liesse avait célébré sa supposée
victoitre après avoir mis en déroute quelques policiers en 1995 date à la
quelle la fameuse « armée rouge » aurait été créée (FABIEN, 2017, op. cit. p.
23-24).
En effet, le Haut-Soleil va du côté est de ce Boulevard
descend jusqu´à Bélécou en touchant bien entendu les zones comme Soleil 6,
Boston, 3BB, 1ère et 2ème Cité, Cité Lumière, Rue Volcy, Projet Drouillard. Le
Bas-Soleil – si l´on se permet de les appeler ainsi – part de ce même Boulevard
à l´ouest, descend jusqu´à Wharf en couvrant les zones telles que: Soleil 4,
13, 15, 17, 19, Ti Haiti, Projet Linthau 1 & 2, Cité Gérard, Brooklyn, Bois
Neuf. Ce sont exactement ces
différentes zones qui constituent le noyau des foyers de violences armées à
Cité Soleil. Sur ce, il y a lieu de signaler qu´au premier abord, les violences
collectives à Cité Soleil sont de nature urbaine, ce qui veut dire, en second
lieu, que tous les secteurs de la commune n´y sont pas nécessairement touchés
ou impliqués, enfin, même à l´intérieur de cette sociogéographie des zones
conflictuelles, il y en a qui sont plus violentes que d´autres, en d´autres
termes celles où les violences sociales atteignent un niveau de criminalité
beaucoup plus élevé. Nous voulons parler donc des quartiers comme Boston, Bois
neuf, Soleil 17 et 19, Projet Drouillard, Cité Lumière, Ti Ayiti, Brooklyn.
Si chaque quartier a sa petite bande armée à lui c´est
justement pour protéger et défendre ses intérêts, avoir sa part du gâteau quand
il le faut, ne pas se soumettre à la bonne grâce des autres, enfin, pouvoir
lui-même controler son propre espace. Il faut savoir que l´armement clandestin
et invisible des groupes à Cité Soleil est très dynamique et s´inscrit dans une
course à la rivalité, à l´influence et au controle de la cité qui représente un
grand centre d´intérêt économique non seulement pour les bandes armées mais
aussi pour les personnalités politiques et hommes d´affaires qui se servent
d´elles pour créer de l´insécurité et de l´instabilité. Une approche simpliste
et unilatéralliste ne permet pas de caractériser les violences sociales qui
l´affectent. Toutefois, il y a lieu de comprendre que, même si quelques fois
ces violences prennent l´allure d´une folie criminelle, d´une guerre fratricide,
ont un caractère inutil et hybride, elles cachent néanmoins derrière elles de
grands intérêts sociaux, économiques, politiques et financiers tant pour les
acteurs que pour les auteurs intellectuels, car, il est faux de croire que ces
jeunes sont fous pour s´entretuer pour rien. Ces intérêts ne sont pas
collectifs, ils sont par contre individuels ou personnels, c´est pour cela que
chaque groupe cherche par la violence à obtenir sa petite part au détriment de
la collectivité. D´où la dangerosité de ces violences.
Nous venons de montrer que les violences armées se
concentrent dans des zones urbaines stratégiques – les plus pauvres,
insalubres, vulnérables, inaccessibles sur le plan écologique et
environnemental – controlées par des bandes armées. Couvrant une bonne partie
de la commune, ces dizaines de quartiers même s´ils symbolisent le bastion des
conflits armés ne représentent pas à eux seuls la totalité de la cité qui est
un vaste bidonville où vivent des milliers de gens dans la misère et la pauvreté
extrême. Les zones moins conflictuelles comme Sarthe, Terre-Noire, Blanchard,
Village Rapatrié, Duvivier – pour ne mentionner que celles-là – sont pour le
moins habitées par des gens de la classe moyenne moyenne s´il faut distinguer
la classe moyenne intermédiaire et avancée. Depuis la fin de 2003, les bandes
armées contrôlent une bonne partie de la cité malgré la présence de la Minustah
et de la PNH. Ces violences se déroulent dans les espaces sociogéographiques
auxquels elles accèdent facilement et empêchent aux forces de l´ordre d´en
avoir elles aussi accès.
4. La théorie de la
violence, sa nature et son applicabilité dans le cas de Cité Soleil.
4.1.La violence, un
concept polysémique
La notion de violence est très polysémique et signifie:
contrainte, agressivité, utilisation de la force, brutalité, destruction, abus,
utilisation de l´arme (tranchante ou à feu) etc. Selon Larousse, la violence constitue des actes caractérisés par des abus
de la force physique, des utilisations des armes et des relations d´une extrême
agressivité. Il s´agit d´une contrainte physique ou morale exercée contre une
personne en vue de l´inciter à réaliser un acte déterminé (LAROUSSE, 2017). Par
ailleurs, si nous tenons compte de la définition de Small Arms Survey – empruntée elle-même à la Déclaration de Génève –, il faudra souligner dans la violence
l´usage intentionnel et illégitime de la force contre une personne, un peuple,
une communauté ou un État. Au lieu de
sa dimension intentionnelle, nous nous intéresserons plutôt à sa manifestation
physique et matérielle. Ainsi, le sens que nous lui accorderons ici est
strictement sociologique, c´est-à-dire celui qui, en se concentrant sur les
aspects de relations sociales des groupes, permet de prendre en compte le
caractère général et contraignant de la violence.
Les violences – qu´elles soient armées ou pacifiques;
collectives ou individuelles; physiques ou verbales; conjugales ou
interpersonnelles; urbaines ou rurales; sexuelles ou morales – frappent
continuellement les sociétés. Le mérite des sociétés contemporaines revient au
fait qu´elles ne se contentent pas de les regarder impuissamment en spectacle,
mais qu´elles les problématisent, les théorisent en en faisant un champ de
recherche particulier et leur trouvent des propositions de solution à caractère
pacifique, juridique et progressif. Cependant, leurs caractères multiformes
adviennent à compliquer davantage le travail des sociologues, psychologues,
criminologues, anthropologues, travailleurs sociaux et politologues. Par ailleurs,
la violence armée urbaine – une autre forme de violence qui se développe dans
les milieux urbains – constitue un autre problème que confrontent les grands
centres urbains: Paris, New York, Bruxelles, Londres, Rio de Janeiro etc. À
longeur de journées, la violence fait la une des journaux nationaux et
internationaux. Les villes et l´espace urbain aussi bien que les cités et les
banlieues en constituent le bastion. Enfin, chaque jour apporte son lot de
violences.
Si certains voient dans la violence un mal ou quelque chose
d´anormale voire pathologique cela dépend des causes et des circonstances qui
l´engendrent et de la façon dont ceux-ci comptent l´aborder. Tel que
l´ont soutenu Mezri Haddad et Robert Redeker, les violences urbaines quand
elles sont dépourvues d´antécédents, de tradition, et d´histoire, ne se
reposent pas sur le verbe, la parole, un leader et un leadership, elles ont
tendance à être de nature anomique et nihiliste. Ce fut le cas des révoltes des
banlieues françaises en automne 2005 dont les auteurs ont traité. Selon eux,
l´absence de la parole, la haine de la culture et des symboles culturels,
l´anomie et l´aveuglette ont caractérisé singulièrement ces émeutes. (DRAï et
MATTÉI, 2006, p. 34-36; 38-40). D´autres – les
sociologues surtout – priorisant l´aspect socio-relationnel et la dimension
sociétale qui la dominent, la considèrent comme étant un état inérent aux
relations sociales sans cependant insinuer qu´il est impératif de construire
une société – du moins une communauté – sous l´égide de la violence. La
violence que toute société est appelée à connaître peut s´inscrire dans le
cadre d´une réponse à fournir au historiquement, socialement, politiquement,
économiquement, structurellement ou culturellement incorrect et inacceptable.
Sur ce fait, elle en appelle donc à un changement social radical de la société.
Néanmoins, la violence ne doit pas être toujours la formule
souhaitée ou prioritaire ou encore le premier moyen auquel devrait recourir un
groupe même en pourfendant une cause juste et justifiée. La justification de la
violenceest parfois problématique dans la mesure où il existe d´autres
alternatives réalistes de résolution non violente des problèmes. En effet, pour
Gene Sharp, il existe une multitude de méthodes nonviolentes que les groupes
opprimés peuvent utiliser pour s´attaquer aux injustices sociales dont ils sont
l´objet parmi lesquelles il enumere protestation et persuasion (opposition
pacifique); noncoopération sociale (boycot social), non coopération économique
(grève); noncoopération politique (interruption des unités politiques) (SHARP,
2005, p. 75-84).
Le problème des méthodes proposées par l´auteur, c´est
qu´elles sont trop idéalistes et abstraites, ne réflètent pas vraiment la
réalité des mouvements sociaux. Elles ne peuvent s´appliquer à toute société et
ne se valent que dans les sociétés théologistes où c´est la crainte de l´être
suprême qui fait reculer les foules et non la pointe des fusils ou les canons.
En outre, plus descriptives qu´analytiques, elles ne prennent pas compte de la
profondeur et de la complexité des realités sociales, de la pluralité des
acteurs qui existent sur le terrain. Toutefois, cela ne signifie qu´elles ne
peuvent porter des fruits. Gandih, exceptionnellement, a prouvé que la lutte
nonviolente était possible. Peut-être - comme nous le verrons plus loin - les
bandes armées à Cité Soleil ont-elles compris cela en décidant de s´engager
dans cet accord tacite de paix.
Or, un auteur comme Frantz Fanon inscrit la violence, pas
la moindre d´ailleurs, mais celle engendrée par l´esclave opprimé et broyé par
la machine esclavagiste, comme le seul moyen pour celui-ci d´échapper au joug
de son maître qui suce son sang et le réduit à un être couvert de chair et
d´os. Contrairement aux autres commentaires, le but de Fanon n´était pas de
faire une apologie de la violence ou de l´élever aveuglement au rang des
stratégies les plus efficaces de libération des peuples colonisés, mais de
montrer qu´elle est une des alternatives de lutte qui s´offrent à eux après
maints échecs de luttes pacifiques. C´est dire que la violence du colonisé
correspond à la circonstance sociale, au contexte politique de la colonie et à
la réponse du régime colonialiste. Dans les propos de l´auteur, bien que
provoquée par le colonisateur lui-même dans son obsession d´exploiter et son
refus de comprendre, la violence n´est jamais encouragée ou priorisée et n´a
pour rôle de résoudre tous les problèmes de l´esclavage et de la colonisation.
Elle saurait exprimer une proportionnalité des effets de l´esclavage, une force
à laquelle personne – ni le colonisateur ni le colonisé – ne saurait résister.
Citons de ce fait cet extrait de son célèbre ouvrage Les damnés de la terre:
La violence du régime colonial et la contre-violence
du colonisé s´équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque et
extraordinaire. Ce règne de la violence sera d´autant plus terrible que le
peuplement métropolitain sera important. Le développement de la violence au
sein du peuple colonisé sera proportionnel à la violence exercée par le régime
colonial contesté (FANON, 1961, p. 91).
Pour Marx et Engels, la violence, en s´inscrivant dans les
luttes de classes, s´avère, dans l´histoire de la bourgeoisie, du développement
industriel et de celui du capitalisme, l´un des moyens par lequel les
conditions de vie des ouvriers et leurs relations sociales se sont
considérablement améliorées. En ce sens, les luttes révolutionnaires et
revendicatives, toujours de nature violente, participent des grands changements
sociaux mondiaux. C´est à l´intérieur des luttes que naissent les grandes
transformations sociales. Engels pour sa part a plus particulièrement mis
l´accent sur le fait que la violence n´a jamais été une technique employée par
les bourgeois capitalistes pour construire leurs fortunes économiques,
néanmoins, de connivence avec l´État, elle leur a toujours servi d´arme
puissante en tant que classes possédantes pour défendre et protéger leurs
intérêts en contrecarrant les révoltes des classes prolétaires afin d´affaiblir
leurs luttes (ENGLES, 1972; MARX et ENGLES, 1970). Les violences bourgeioise et
étatique sont une attaque anticipative aux violences populaires parfois
impitoyables.
Dans le cas de Cité Soleil – pour ne pas dire d´Haïti tout
entière – la violence est souvent utilisée dans les quartiers populaires par
une main politique et commerciale invisible afin de livrer les couches sociales
appauvries à un état de dépendance économique et de mendicité sociale, à la
délinquance généralisée, à la criminalité, à l´insalubrité, à l´impropreté, au
banditisme. La violence en Haïti en creusant les fossés d´inégalités sociales,
en augmentant la misère et la pauvreté des masses est un bien marchand: plus on
est violent plus on gagne de l´argent et du respect. La violence est une arme
puissante entre les mains des classes économiques puissantes qu´elles utilisent
non seulement pour défendre et sauvegarder leurs intérêts, mais encore pour
inculquer aux jeunes des quartiers pauvres qu´elle est leur principal moyen de
réussite. Ainsi, l´état misérable actuel de Cité Soleil est la traduction
directe, complète et criante des violences dont elle est l´objet, celles-ci en
sont à la fois cause et conséquence.
Or, la violence est un tout complexe. Une spirale. Elle est
transcendentale. Si les classes possédantes l´utilisent pour protéger leurs
intérêts contre les idées subversives des masses populaires, celles-ci, à leur
tour, l´emploient pour essayer de sortir des situations d´oppression en tentant
de freiner la cupidité de celles-là. Dans les deux cas le mal est infini.
Chaque classe sociale fait usage de la violence à sa propre manière et pour son
propre compte. Donc, elle n´est pas propre à une classe sociale déterminée.
Dans un sens comme dans un autre, elle traduit une réponse proportionnelle aux
actes dont le groupe social s´estime victime. La violence, en fin de compte,
devrait être la plus des embarrassantes options qu´un mouvement ou un groupe
social jugerait nécessaire d´utiliser pour lutter. Elle peut se targuer d´être
un moyen, mais jamais une fin.
4.2.Les violences
sociales à Cité Soleil: des violences urbaines semblables à certaines autres
espèces
Si certains mouvements populaires malgré leur dimension
violente portent en eux l´essence logique d´une révolution et d´une revendication
sociale, se reposent sur le verbe, de la même manière dont furent les
mouvements sociaux de 1946, 1986 et 2004 pour déraciner trois types de régime
dictatorial (DALVIUS, 2008);, les soulèvements de mai 1968 en France (TOURAINE,
1968), le conflit entre Juifs et Noirs de New York à Océan Hill-Brownsville,
quartiers de Brooklyn aux États Unis en 1960 (BODY-GENDROT, 1993, p. 51-53),
d´autres par contre peuvent revêtir un caractère anomique, nihiliste et pervers
dans la mesure où ils ne renvoient à aucune revendication (sociale, politique
ou économique) juste et valable à laquelle se joindraient l´opinion publique et
la société civile en s´inscrivant dans le temps (sur le plan historique) et
dans l´espace (sur le plan social et culturel). Les révoltes populaires
d´automne 2005 en France –auxquelles un ouvrage collectif écrit sous la
direction de Jean-François Mattéi et Raphael Draï (2006) a consacré quelques
réflexions – et les rivalités conflictuelles aveugles à Cité Soleil entre 2004
et 2006 accusent ce nihilisme et cet anomisme.
Ce dont traite cet ouvrage collectif c´est le caractère
inutil, aveugle, anomique et nihiliste des violences populaires survenues en
cotobre 2005 dans des banlieues françaises. Elles n´avaient rien de
constructif, de revendicatif et de révolutionnaire, mais étaient tout
simplement animées par un désir fou de tout détruire en s´attaquant même aux
symboles socio-culturels tels que l´école, la bibliothèque, les églises (op.
cit. p. 17-23). À cette même époque, Cité Soleil était entrain de vivre une
situation de tension pareille: entre 2005 et 2006 des affrontements armés entre
les forces policières nationales et la Minustah contre les bandes armées ont
fait des centaines de morts sans compter les dégats matériels catastrophiques
et les exodes massives urbano-internes.
N´ayant désigné aucun porte-parole
ou leader influent pour les représenter et avec lequel les autorités politiques
et le gouvernement pouvaient dialoguer et discuter, tout ce qui caractérisait
les deux événements était l´inutilité, l´hybridité et l´aveuglement de la
violence. Ce furent des entraves violentes. Chacune des catégories de
mouvementistes était uniquement traversé par son propre désir obsessionnel: les
jeunes de Cité Soleil ont commis des actes de vandalisme, de banditisme et de
haute déliquance uniquement pour réclamer le retour de leur leader
charismatique, Jean-Bertrand Aritisde, exilé en Afrique du sud depuis février
2004, ceux de la France réclamaient tout simplement le départ de Sarkozy,
ministre de l´intérieur à l´époque dont le langage politiquement incorrect a
été l´élément enclencheur de ces révoltes.
Les émeutes populaires françaises
aussi bien que les violences collectives à Cité Soleil étaient orchestrées par
des jeunes civils qui, au lieu de se retrouver à l´école ou au milieu de leur
famille entrain de dormir ou d´étudier, se livraient de préférence à des actes
de nature délinquante, criminelle et banditiste tels que l´incendie des
batiments publics et privés, le pillage des magasins, callasserie des voitures
etc. Ces jeunes français et haïtiens s´en prenaient à la vie et aux biens
publics et privés d´honnêtes et paisibles citoyens pour la plupart des classes
moyennes. Si les jeunes français ripostaient par des jets de pierres aux forces
de l´ordre, ceux de Cité Soleil avaient des armes à feu pour sémer la pagaille
dans la commune et toute la capitale.
Sophie Body-Gendrot nous présente
une autre facette des violences urbaines dans les banlieues new yorkaises
semblables à celles qu´ont vécues les jeunes de Cité Soleil, seules les raisons
distinguent les deux mouvements. Si en effet à New York c´est la race et la
couleur de la peau qui servaient de prétexte aux luttes armées, à Cité Soleil
c´est le controle de la zone et le jeu politique qui poussaient les bandes
armées à se battre en 2005. Si ces mouvements se ressemblent en terme de
nature, sous d´autres aspects ils se différencient nettement. En terme de
durée, les violences populaires de France de 2005 n´ont duré qu´une quinzaine
de jours et celles des Noirs et Juifs de New York quelques semaines, alors que
celles survenues à Cité Soleil entrecoupées par des calmes apparents s´étendent
jusqu´à la fin de l´année 2015. Mais, la différence fondamentale entre ces
différents mouvements et ce qui se passait à Cité Soleil c´est que dans ce
grand bidonville il s´agissait d´un phénomène de conflits armés continus et
répétitifs. Une espèce de guérilla urbaine.
Haïti n´est pas en
état de guerre civile ni en situation postconflits. Mais plus de dix ans après la
dernière intervention militaire sanctionnée par l´ONU, la violence armée est de
nouveau très répandue dans le pays, qui reçoit une aide étrangère massive.
Confronté à ce qu´il faut bien appeler un état de guérilla urbaine, Haïti est
un état déstructuré par excellence (MUGGAH, 2005, p. 1).
En résumé, pour Marx et Engles comme pour Fanon, ce qui
engendre la violence ce sont les conditions économiques et matérielles de vie
marquées par l´exploitation et la domination dont souffre l´exploité et que ce
dernier se détermine à améliorer. Il faut comprendre que celui ou celle qui
devient violent est un être humilié, maltraité, exploité, broyé, frustré et
rejeté, mais surtout un assoiffé de justice et de liberté pour Fanon, un
infatigable lutteur pour l´amélioration de sa vie sociale et économique et pour
l´abolition des classes sociales pour Marx et Engels. Or, lorsque cette
violence dépasse les bornes, maintient le révolté dans un état hors de lui-même
en le transformant en une machine à tuer, alors là elle atteint son niveau
paroxiste le plus terrifiant. C´est ce qui s´est produit avec le macoutisme
suivi immédiatement du banditisme à Cité Soleil.
5. Le macoutisme et
le banditisme: deux frères siamois à l´origine des violences sociales à Cité
Soleil
On peut se demander entre le macoutisme et le banditisme,
lequel a causé plus de torts au pays en général et à Cité Soleil en
particulier? Or, c´est comme choisir entre Lucifer et Satan qui, dans la
mythologie chrétienne, désignent le même être dans la mesure où il faut
comprendre que le changement de fonction et de statut compatit à un changement
de nom. Ce qui veut dire qu´entre le macoutisme et le banditisme, il y a tout
simplement un changement de nom qu´a exige un contexte socio-historique
particulier, sinon les deux ont, au même dégré, causé d´énormes méfaits à Cité
Soleil et demeurent son pir cauchemard. En effet, après avoir été violemment
terrorisée par le macoutisme duvaliérien de 1957 à 1986, c´est au tour des
banditisme socialement constitué de la faire connaître un calvaire. Dans ce qui
suit, nous allons essayer de montrer que le second est la continuité du premier
sinon son héritier. Car, en prenant le temps de bien observer Cité Soleil –
symbole d´impitoyabilité, d´inhumanité et d´impunité – elle est le produit
manifeste des oeuvres sanguinaires continuelles des Tontons macoutes qui, par leur agissement, ont créé des frustrés
et des révoltés de diverses catégories et à plusieurs niveaux dont sont issus
les bandits armés eux-mêmes. Disons d´une autre manière, la terreur du
macoutisme a fait place au banditisme et même au banditisme institutionnalisé.
Les Tontons macoutes, nous dit Bernard Diederich dans son récit
journalistique sur le régime de François Duvalier, ont été précédés par les
cagoulards, sorte de groupes de personnes portant des cagoules, opérant surtout
la nuit et chargées d´exécuter les basses bésognes de son créateur en
l´occurrence M. Duvalier (DIEDERICH, 1969, p. 105).
Il fut un temps, c´étaient les Tontons macoutes, les Attachés
et le Fraph qui sémaient le deuil, le
désaroi, la tristesse et la désolation au milieu des familles tant dans tout le
pays qu´à Cité Soleil. Cette tâche s´est poursuivie, au cours des 15 dernières
années, par des mercenaires qui se sont illégalement et illicitement armés.
Nous employons le thème banditisme
pour désigner ce que le dictionnaire Larousse
appelle la crimnalité organisée d´un groupement ou un ensemble d´abus d´un
groupe social contraires à l´éthique de la société à laquelle il appartient
(LAROUSSE, 2017). À ce titre, on ne voit pas comment les macoutes, les Attachés et
le Fraph peuvent échapper au nom de bandits. De sa part, l´expression macoutisme s´emploie comme comportement
et mode de pensée issus des séquelles dictatoriales de 29 ans.
La dictature des Duvaliers demeure, sans nul doute, la
période la plus durable si ce n´est également la plus méconnue de l´histoire
contemporaine d´Haïti (CHARLES, 1994). Cette déficience historique s´explique
par le problème d´archives qui sont pas disponibles et, quand ils le sont, ils
sont éparses: la destruction des archives est une pratique très courante dans
les régimes dictatoriaux (DIEDERICH, 2005). Le macoutisme est en outre cette manière de penser, d´agir, de sentir
et de se comporter contraire à la vie en société. C´est cette façon de
s´affirmer autoritaire, intolérant, réactionnaire, agressif et violent
physiquement et verbalement. Malheureusement, il a survécu au duvaliérisme, cette sorte de
dirigisme politique impitoyable. Entre le macoutisme
et banditisme il y a des liens de
continuité à faire ressortir.
Même si le second découle en quelque sorte du premier, nous
y entrevoyons par leur mode d´agissement, leur technique d´opération et de
fonctionnement aussi bien que par les effets dévastateurs dont ils sont la
cause, une continuité de la criminalité et de l´insécurité sous toutes ses
formes. Le macoutisme n´était pas exclusivement limité à la capitale haïtienne,
le milieu rural en souffrait encore plus (PÉAN, 2007, p. 326-329). Le
banditisme criminel à la cité soléenne est peut-être une exception selon sa
forme ou sa nature, toutefois, il n´est pas propre à Cité Soleil, toute la
capitale et même les milieux ruraux les plus réculés en souffrent. Le
macoutisme va au-delà de la présence physique du macoute en uniforme, il est
d´ordre psychologoique et mental.
Le macoutisme est cette sorte de mentalité radicale et
extrêmiste – encore présente dans la société haïtienne –, qui, ayant une phobie
pour la pluralité des idées et la contradiction; étant allergique à la dialectique,
au verbe, au dialogue et à la critique, se rapproche très vraisemblablement du
banditisme qui, dit-on, est organisé par des hors la loi. Or, les comportements et les agissements des Tontons macoutes n´ont rien à envier à
ceux des bandits. Tontons macoutes et
bandits symbolisent quoi au juste? Trois mots: peur, terreur et torture tant du
point de vue physique que moral. Peut-être ne trouve-t-on pas forcément la
torture physique dans le banditisme qui est moins systémique que le macoutisme,
mais, étant deux phénomènes sociaux qui se rapprochent, il est clair que tant
le macoutisme que le banditisme, les deux ont un système d´opération très
identique, celui de la négation des valeurs humaines.
Le macoutisme c´est aussi le dérèglement comportemental,
l´irrespect à la vie humaine et au bien des personnes. Au même titre que les
macoutes les bandits sèment le désaroi, piétinent les cultures humaines,
crachent sur les symboles et s´en foutent éperdument de la démocratie et des
libertés d´autrui. Ils survivent en éliminant les autres. Les deux
caractérisent la ténèbre, la cruauté, l´impitoyabilité, la criminalité et la
méchanceté. Le macoute un bandit légal et le bandit un macoute illégal. Outre
qu´ils traduisent le désordre social et le sentiment d´insécurité, le
macoutisme et le bandistime intriguent par des enlèvements, disparitions
forcées, exécutions sommaires, et, pour répertorier tout opposant ou aspirant
opposant, ils emploient la méthode d´espionage des uns contre des autres. Le macoutisme et le banditisme
c´est le tripotage, la surveillance mutuelle et la suspicion. D´où
l´établissement d´un système de méfiance les uns vis-à-vis des autres et la
disparition des moindres civilités chez les Haïtiens dont l´une d´entre elles
relatée par Diederich est le Onè respè
(DIEDERICH, 2014, p. 12-14).
Or, il est un véritable héros, à l´instar de ce que
soutient Bob Nérée (1988), cet haïtien – simple citoyen ou personnalité
influente – qui, au cours des trente dernières années, arrive à se maîtriser, à
se controler, à se contenir afin de ne pas reproduire les mêmes comportements
déréglés et délinquants des macoutes dans ses rapports avec les autres ou avec
le pouvoir. Celui qui se garde par des efforts intellectuels, la culture,
l´échange culturel et l´éducation de rester chaste à la mentalité macoutique
mérite d´être décoré au plus haut degré non seulement à cause de la durabilité
du système dont elle est née, mais surtout à cause de ses dégats psychologiques
considérables dans la manière de penser, d´agir et de sentir des Haïtiens. Si
un certain nombre d´Haïtiens a du mal à se contenir dans les débats publics
contradictoires au point de devenir violent et agressif, le macoutisme est en
grande partie responsable.
Alors, on peut dire que le chef-créateur de cette milice,
en l´occurrence François Duvalier, a atteint son objectif, car, à ce qu´il
paraît, il s´agissait pour celui-ci non seulement d´avoir le controle absolu du
pouvoir en dehors de l´armée – acteur par excellence des coups d´états dont il
se méfiait –, mais surtout de créer un système de méfiance et d´ingratitude
dans les esprits de chaque Haïtien. Se méfiant de l´armée controlée par la
bourgeoisie rapine, traditionnelle et corrompue, il mijotait le plan de
repandre cette mentalité de méfiance à l´échelle macrosociale. Formés pour la
plupart de paysans pauvres, d´analphabètes et de chomeurs, les macoutes étaient
sous-payés pour ne pas dire mal payés, car, en réalité, ils ne recevaient aucun
salaire. Leur principale source de survie était le racket, le vol, l´assassinat
pour de piteuses sommes et le pillage. Les bandits présentent presque les mêmes
caractéristiques: analphabètes, inclutes et chomeurs, ils se livrent à des
activités criminelles comme vols, braquages et kidnappings afin de survivre.
Au temps des Duvalier, les Tontons
macoutes seuls faisaient régner leur propre loi à eux seuls là où ils
demeuraient, les bandits en font autant partout ils passent. Le macoutisme
c´est le vol, le rançonnement, le viol des fillettes, le tremblement, l´effroi,
les assassinats, les exécutions sommaires la nuit et en plein jour, les
arrestations sans mandat à n´importe quelle heure, les maltraitrances, les
sévisses corporelles. Les bandits reproduisent les mêmes exactions et en font
même pir à Cité Soleil. Il arrive qu´après les affrontements ils enterrent
eux-mêmes leurs cadavres et emportent comme des tromphées de guerre ceux de
leurs ennemis avant de les faire disparaître à jamais.
“Les bandits n'aident pas. Ils emportent les
cadavres de leurs victimes comme des trophées de guerre. A Bois-Neuf, les
cadavres de deux femmes enceintes, tuées vendredi matin, ne sont toujours pas
retrouvés” (LE NOUVELLISTE, 2015a). Si l´on
considère le sujet macoute en tant que tel, on peut considérer que ce dernier
s´erre dans la nature,
alors que le sujet bandit venant à peine de le remplacer se fond au milieu des
communautés. Mais, le macoutisme et le banditisme en tant que comportement
déréglé, mentalité sans idée ni idéologie et façon de penser sans pensée sont
loin de disparaître dans la société haïtienne. Ce sont deux faits sociaux qui
s´harmonisent, se parlent, s´interagissent. Or, si le premier se fait de plus
en plus apparent, effaçant et pâle, le second s´impose et ne cesse d´endeuiller
les familles. Donc, sous l´angle de la violence sociale macoutisme et
banditisme sont intimement liés.
Certains jeunes des générations antérieures ont eu la
mauvaise chance d´en faire l´expérience, soit en tant qu´acteurs, coupabes ou
victimes, de vivre les violences politiques du système macoutiste. D´autres en
ne faisant que le reproduire se félicitent implicitement d´en avoir été le
produit, sans oublier ceux qui, malgré tout, ont, d´une manière ou d´une autre,
essayé de le combattre au péril de leur vie. Les violences armées à Cité Soleil,
à la fois cause et conséquence des conditions infrahumaines dans les quartiers
pauvres d´une puanteur insupportable, proviennent surtout de la volonté de ces
jeunes à la fois coupables et victimes, d´extérioriser l´esprit macoutique.
Leurs actions non seulement témoignent de l´influence subie par les Tontons macoutes, mais encore traduisent
leur volonté de reproduire les actes délirants de ces derniers. Donc,
consciemment ou inconsciemment ils font d´eux leur modèle social.
Or, le processus de paix qui a débuté à Cité Soleil en
janvier 2016 n´enlève rien à cette présence macoutico-banditiste
au sein de la communauté soléenne. Au contraire, bandits-macoutes ou
macoutes-bandits se croisent et se cotoient à longueur de journée: ils sont
loin d´y disparaître. Cette paix, de l´avis de certaines personnes, serait un
masque pour cacher les petits crimes et tous les types de malversations qui se
continuent sous un couvert silencieux dans la cité balnéaire. Donc, il y a des
difficultés à croire dans la sincérité et la fiabilité de cette paix. Pourquoi?
Pour comprendre ce problème, nous allons essayer d´aborder l´origine de la paix
de 2016 qui, même si elle acquiert quelques éléments de ressemblance aux autres
tentatives de paix qui ml´ont précédée, s´en distingue par la nouvelle
dynamique qu´elle met en place, à savoir, les Fondations interquartiers. À cet
effet, nous nous accentuerons sur deux éléments: les différentes versions
obtenues et l´expérience du passé.
6.
Qu´est-ce qui
serait à l´origine du climat de paix à Cité Soleil à partir de 2016?
Les derniers épisodes de violences armées survenus à Cité
Soleil remontent à octobre 2015 lorsque des troupes armées de Bois Neuf et de
Projet Drouillard se sont attaquées réciproquement à coups de fusils, de
machettes, de pierres et de couteaux. Ces affrontements armés ont causé la mort
des dizaines de personnes, provoqué l´incendie d´une vingtaine de maisons dans
les deux camps et l´exode urbaine d´un certain nombre de personnes vers la
plaine du Cul-de-sac et d´autres zones avoisinantes pour y trouver refuge. La
journée du 16 octobre 2015, de l´avis de Le
Nouvelliste (2015) (un journal de la place) et le RNDDH (2015) (organisme
de droits humains), se compare à une des plus sanglantes dans le phénomène des
conflits armés à Cité Soleil.
C´est la population civile qui, prise entre la folie
criminelle des bandits armés et les interventions violentes et brutales des
forces de l´ordre, en paie principalement les conséquences. Les violences
civiles et policières font le plus souvent de victimes inoncentes. Il paraît
donc que c´est suite à ces derniers actes de violences que la conscience
collective s´est finalement révoltée par la voix de plusieurs organisations
sociales et politiques, des citoyens pères et mères de familles indignés pour
dire halte! aux pertes des vies humaines. Ils
ont décidé de mener des marches pacifiques antiviolence et appelé au
secours des autorités gouvernementales afin que ces folies instinctives et ces
soifs maladives de tuer entre les sujets armés prennent fin dans la cité et que
la paix, la tranquilité et la sécurité y reviennent. C´est ainsi que depuis
2016 les conflits armés entre les groupes rivaux se sont arrêtés à Cité Soleil.
Il y a des lustres que des marches pacifiques, programmes socio-culturels,
festivals musicals et autres contre la violence se tiennent à Cité Soleil,
pourtant, quand le calme survient par la fenêtre, la reprise des guerres
fratricides le chasse par la grande porte.
Dans les enquêtes sociologiques que nous avons menées sur
l´origine de cette paix suite de l´arrêt des conflits armés entre les
différentes bandes rivales, au moins quatre versions nous ont été fournies.
Nous pouvons qualifier la première d´officiel vue sa dimension institutionnelle
et par le fait qu´elle provient d´un personnage agissant en sa qualité
d´autorité publique; la seconde de socio-groupale parce qu´elle s´accentue sur
les opinions des représentants des groupes armés eux-mêmes transformés
aujourd´hui en fondations. Si la troisième est de nature socio-organisationnelle,
c´est-à-dire la version soutenue par certaines organisations de base
interviewées, la quatrième enfin est d´ordre socio-communautaire vu qu´elle se
base sur les avis des membres de la communauté étant donné qu´à première vue
ils seraient les principaux bénéficiaires de cette paix. Nous n´allons pas les
détailler tous même si cela paraîtrait intéressant, nous allons de préférence
analyser la logique sociale derrière laquelle se cache cette paix.
6.1.Version officielle-institutionnelle
La version institutionnelle en provenance de la Mairie de
Cité Soleil nous a été fournie par le chef du cabinet de ladite institution
répondant au nom de Past. Jean Enock Joseph. Cette voix officielle a mis
l´accent sur un travail colossal de longue durée caractérisé par des
manifestations populaires, des mobilisations, des sensibilisation et des
journées de formation de longue haleine tenues depuis longtemps par les membres
de la communauté et de la société civile à Cité Soleil, les chefs de fil des
groupes armés, les autorités policiaires et judiciaires, les organisations
sociales, les groupements politiques. Ce dernier a également mis l´accent sur
la détermination du nouveau conseil municipal qui, lors des campagnes, avait
toujours prôné un retour à la paix et les groupes armés, vers qui il s´était
rendu, ont, à ce qu´il paraît, entendu leur appel à l´union et à l´unité. C´est
ce qui a permis de parvenir aujourd´hui à ce résultat qu´il qualifie de nouveau
départ pour la cité (information verbale).
Ceci n´a pas été tâche facile puisque les groupes armés
étaient toujours en position de force et le principal acteur dès fois
inflexible avec lequel il faut absoluement parler ou négocier. En effet, selon
pasteur Jean Enock Jospeh, également leader religieux et communautaire, que
nous avons rencontré, cette paix, même si elle est fragile est le fruit d´un
long processus de 15 ans de lutte contre le banditisme et l´insécurité dans la
commune de Cité Soleil où étaient impliquées toutes les couches sociales de la
cité: acteurs sociaux, agents communautaires et sanitaires, notables,
religieux, leaders politiques, artistes, policiers, agents de la justice, la
collectivité et j´en passe.
6.2.Version socio-groupale: les représentants d´anciens membres
de groupes armés
Ce qu´une seconde version – soutenue par d´anciens membres
de bandes armées – contredit en
insistant avec véhemence et force sur le fait que cette paix – différente de
toutes celles qui l´ont précédée – est le produit des bases elles-mêmes par une
entente volontaire sans contrainte ni l´argent ni bain de sang trouvée entre
les différents chefs de fil afin que la cité devienne un endroit agréable pour
vivre. Un jeune identifié au #22 parmi nos interviewés du questionnaire 1, agé de 35 ans, ancien membre de groupes armés qui
aujourd´hui occupe le poste de président d´une fondation dénommée Fondation
Gabriel, que nous avons rencontré dans le cadre de cette enquête soutient
que: “il s´agit d´une entente entre les différents groupes belligérants”
(information verbale). Pendant que la Mairie,
la Police et le secteur politique sont entrain de s´enorgueillir de ce que la
paix retourne à Cité Soleil, les sujets armés s´en moquent puisque ce sont eux
les héros de celle-ci. Deux autres jeunes d´une fondation appelée Sabathem située
à Boston, banlieue est de Cité Soleil, allant dans le même sens, affirment que
cette paix est à l´origine de la conscientisation des bandes armées.
6.3.Version socio-organisationnelle: les organisations sociales
de base
Entre 27 et 29 mars 2017, nous avons rencontré un ensemble
d´organisations sociales de base à l´hopital Sainte Cathérine. Ces rencontres
s´articulaient autour de la problématique de la paix. Prenant la parole les uns
après les autres, les représentants de chacune des organisations sociales présentes
ont émis des opinions qui laissaient entrevoir que cette paix a été possible
surtout grâce au travail
de militance des organisations sociales et politiques de base de Cité Soleil
dont le Collectif des Notables de Cité Soleil et le mouvement populaire appelé
MOPSIS (Mouvman Pèp Site Solèy) qui, pendant plus de quinze ans, se sont
affirmé par un militantisme infatigable pour que la paix soit rétablie dans la
cité. Leur lutte s´est fait accompagner de campagnes de proximité et d´appels à
la nonviolence lancés aux bandes armées sur des pancardes. Ainsi, s´il y a
cette paix aujourd´hui c´est la preuve que ces
dernières, par autoconscience ou autorevirement, ont répondu favorablement à
ces appels. Cette version contraste toutefois avec la première.
Dans un sens comme dans un autre le contexte électoral dans
lequel s´inscrivaient les mobilisations pour la paix a joué un rôle déterminant
dans ce processus. Et, si les trois premières versions n´ont attribué aucun
rôle à la police, à la justice et à la Minustah dans ce processus de paix,
c´est que quelque part celui-ci pose un problème de juridicité, de justice
sociale et du respect des droits de l´homme compte tenu des crimes commis. Or,
ce serait mentir de dire qu´elles y ont pris part, car comment expliquer cette
participation sans qu´il n´y ait eu un désarmement formel de ces bandes armées
à Cité Soleil? Comment expliquer que les
bandes armées n´ont-elles pas été démobilisées? Ceci rentre dans le cadre de
cette culture de kase fèy kouvri sa.
6.4.Version socio-communautaire: les membres de la communauté
Enfin, la toute dernière version, qui est celle de la
plupart des habitants de Cité Soleil interrogés à ce sujet, prend en compte
leurs opinions. Ils soutiennent que comme à la coutumée les groupes armés
auraient reçu de l´argent pour cesser tout conflit entre eux. Chaque groupe
armé influent communément appelé "tête de pont" dont la majorité a
soutenu la canditature de l´actuel député du parti Renmen Ayiti dans les
élections législatives de 2015, aurait reçu chacun son enveloppe. Le partage a,
semble-t-il, été équitable entre les bandes armées voilà ce qui explique aucun
signe de mécontentement parmi elles. De ce fait, la paix à Cité Soleil devient
un moyen pour les groupes armés de gagner de l´argent autrement. Dans le cadre du questionnaire 1 titré
Situation des conflits armés à Cité Soleil dont l´objectif était de
comprendre comment les habitants de Cité Soleil ont vécu et appréhendé les
situations de hauts conflits armés, 50 % de nos 24 interviewés ne croient pas à
cette paix.
Un chef d´organisation
qui requiert l´anonymat
afin de protéger son identité et sa vie privée nous a fait comprendre que
‟c´est une paix apparente construite sur une base d´intérêts. Je n´y crois pas
parce que les intérêts ne sont pas collectifsˮ. Trois de nos enquêtés (les
números 9, 13 et 24) du même questionnaire
vont dans le sens identique et croient que cette paix, qui ne durera pas a
été conditionnée par une distribution d´argent aux plus influentes bandes
armées par le gouvernement Martelly, le secteur politique et celui des affaires
liés au pouvoir. Sur ce, nous pouvons nous poser les questions: Quelle somme
chaque groupe armé aurait-il reçu? D´où proviendrait cet argent? Qui dans le
gouvernement Martelly ou le secteur politique ou celui des affaires partisans
du pouvoir aurait été chargé de cette négociation et distribution? Poser de
telles questions c´est comme chercher midi à quatorze heure ou encore chercher
la pierre jetée à la mer.
Par ailleurs, une autre
enquête a, semble-t-il, donné raison à ceux et celles qui croient que cette
paix est le fruit exclusif de la volonté des bandes armées sans laquelle elle
n´aurait jamais été possible. En effet, dans le cadre d´un questionnaire 3 titré
Gestion politique des conflits armés poursuivant l´objectif de
recueillir les opinions des habitants de Cité Soleil sur la « gestion politique
» par l´état central des violences armées à Cité Soleil, 40 personnes ont
accepté de répondre à nos questions fermées. Le résultat obtenu était impressionant,
car, en répondant à la question suivante: Vrai ou faux : Cette paix n´est pas le fruit de
la bonne gestion politique des conflits armés, mais l´entente personnelle et
volontaire trouvée entre les différents groupes armés?, 31
répondants représentant un pourcentage de 77,5 % ont choisi vrai.
Suivant tout ce qui vient d´être dit, aucun doute n´est
encore dissipé sur la sincérité et la vraie origine de cette paix, car, est-ce
possible compte tenu de ce lourd passé que des groupes armés choisissent tout
naturellement de faire taire leurs armes? Ainsi donc, il y a lieu de croire
que, tout en conservant son caractère fragile, éphémère et conditionnel, cette
paix pourrait être le fruit d´une négociation secrète entre les acteurs
politiques, les ONGs, le secteur des affaires et les groupes armés, qui sont
les principales entités ayant de grands intérêts dans les conflits aussi bien
que dans la paix. En outre, certains signes présagent que ce sont ces derniers
qui ont eux-mêmes défini les conditions et les modalités de cette paix. Donc,
elle cache beaucoup de choses, il faut pousser nos analyses un peu plus loin.
6.5.À la recherche d´une confirmation ou infirmation du rôle de
la police, la justice et la Minustah dans le processus de la paix
Nos démarches auprès des autorités policiaires, et
onusiennes judiciaires pour confirmer ou infirmer leur rôle dans le processus
de paix étaient restées vaines. Pour pallier à cette déficience, nous avons dû
nous recourir à quelques sources médiatiques en vue de trouver les actions de
la police, de la Minustah ou de la justice qui auraient oeuvré dans le sens de
la paix survenue dans la cité soit par les actions de traquer les bandits armés
ou par la création de programmes à
caractère social, culturel, artistique ou éducatif à l´attention des groupes
violents et de la communauté de ce vaste bidonville. En effet, mis à part les
interventions musclées, brutales et violentes de la police dont celles
d´octobre 2013 à 3 BB dans le but d´y démanteler des réseaux de bandits armés –
laquelle opération s´est soldée par la mort
d´un jeune homme de 26 ans et la saisie d´un revolver de calibre 38 (LE
NOUVELLISTE, 2013a) – et d´octobre 2015 à Projet Drouillard et à Wharf Jérémie
(RNDDH, 2015), les actions sociales de la PNH oeuvrant dans le sens de la paix
à Cité Soleil sont si faibles que l´on ne peut compter que sur son rôle à
sécuriser les manifestations, à accompagner les dignitaires de l´État qui la visitent. La police
communautaire reste un vain mot.
En ce qui concerne la Minustah, nous pouvons citer, à titre
d´exemple, le forum contre la violence
que sa Section de
la Réduction de la violence communautaire (RVC) a
organisé le 29 octobre 2013 à Cité Soleil. Dans le cadre de ce même programme,
des jeunes ont bénéficié des formations professionnelles dans l´un des centres
renommés de la capitale, à savoir, le Centre Pilote de Formation
Professionnelle (CPFP). La justice, elle, même dans son rôle de dire le mot du
droit reste la grande absente si ce n´est que rarement elle trouve la
possibilité d´aller faire les constats. Par ailleurs, dans une interview qu´un des juges au Tribunal de
Paix de Cité Soleil nous a accordée, celui-ci confirme effectivement que la
justice a été l´une des principales absentes de ce processus de paix si ce
n´est qu´à titre informatif. Les programmes ou
actions de la Minustah ont-ils contribué à cet arrêt brusque des conflits
armés? Difficile de le dire, néanmoins, si nous nous basons sur les opinions de
nos répondants des questionnaire 1 et 3, la Minustah conserve une vision
très négative au sein de la communauté de Cité Soleil pas seulement à cause du
choléra, mais surtout à cause de ses interventions violentes et brutales des
années précédentes qui ont causé la mort de beaucoup de civils.
Parmi ces versions, laquelle paraît être la plus véridique
en terme de matérialisation possible de cette paix? Dans un souci d´objectivité
et de recherche de la vérité scientifique qui nous doit motiver nous devons
nous référer à l´élément le plus central et le plus problématique de la
question de la "fin" des violences armées à Cité Soleil, à savoir, la
logique et le mécanisme capables d´expliquer cette paix tant en termes de
création qu´en termes de durabilité. Ce qui s´est joué dans le contexte de
cette paix, c´est que, d´un côté, les bandes armées sans désarmement et
démantèlement par une force légale, ont
elles-mêmes décidé de ne plus utiliser leurs armes à des fins criminelles et
destructrices, mais cette fois à des finalités humanistes, sociales,
culturelles et développementales. De l´autre côté, sous le couvert de fondations,
elles ont pris l´initiative de se neutraliser, de se pacifier, de s´effacer et
de s´éclipser elles-mêmes en sortant du bourbon violent, en choisissant de
donner une nouvelle orientation à leurs actions au sein de la communauté et en
éliminant pratiquement l´influence des organisations sociales préexistantes.
Ceci se fait bien sûr avec les armes à la main.
Or, si les doutes persistent autour de la crédibilité de
cette paix, c´est bien à cause de cela. Les tentatives de paix précédentes
n´ont guère duré, mais l´explication de leur échec doit normalement se trouver
dans la nature des éléments qui lui ont donné naissance. De même, s´il y en a
une qui, n´étant ni éphémère ni durable, a jusqu´à présent fait preuve de
consolidation et de conservation, il y a lieu également de rechercher
l´explication de cette tenacité dans la nature même des éléments qui cousent cette
nouvelle paix. Mais, avant d´y parvenir il serait intéressant d´évaluer les
raisons de l´échec des paix antérieures.
6.6.Pourquoi les tentatives de paix antérieures ont-elles
toutes échoué?
La main politique invisible et manipulatrice de
politiciens, hommes d´affaires et ONGs véreux est toujours à l´origine des
fausses paix à Cité Soleil après que les conflits armés ont fini de faire des
ravages. Le poids politique a toujours l´habitude de compromettre la paix à
l´intérieur de Cité Soleil même quand elle se veut morale et volontaire de la
part des sujets armés moyennant une autre alternative fiable, durable et
confiante. Les groupes armés constatent tout simplement une paix fabriquée et
importée de toute pièce qui leur vient du dehors à laquelle ils sont astreints.
Les moyens les plus courants utilisés pour les y soumettre ce sont les menaces,
les offres d´argent, les promesses d´embauchage, les aides sociales, les cartes
de téléphones, les fiches de gaz ect. Cette main qui impose cette paix est à
l´inverse la même qui alimente les conflits selon le contexte sociopolitique
qui va dans le sens de ses intérêts. Voilà pourquoi, ces paix pharisianistes
n´ont jamais fait long feu.
Ce qui signifie que l´une des raisons – il peut bien en
avoir une multitude – qui puisse expliquer cette éphémérité de la paix à Cité
Soleil c´est qu´elle a toujours été imposable, manipulable et controlable par
les mêmes acteurs qui jouent le dieu et le diable; l´ange et le démon.
C´est-à-dire le secteur politique, commercial, économique ou financier – très
puissant sur le plan économique – qui a le controle des violences armées ainsi
que les groupes qui les administrent tant à Cité Soleil qu´ailleurs se met à
distance pour manipuler une fausse paix qu´il impose quand il le désire. Disons
d´une autre manière, la paix à Cité Soleil était souvent truquée, conditionnée,
forcée et intéressée.
L´investiture d´un conseil municipal contesté, la prise de
fonction d´une équipe intérimaire, l´avant-pendant-après les élections, le
départ forcé d´un leader populaire, l´arrivée d´une nouvelle vague d´ONGs, le
traitement privilégié accordé à un groupe, la distribution inégalitaire des
aides sociales, la prise de contact par un parti ou leader politique avec une
base privilégiée, sont pour la plupart des facteurs capables de susciter des
conflits armés autant qu´ils sont susceptibles de créer une paix que nous
pouvons appeler paix marchande, car
elle répond à la logique du marché économico-social des conflits armés où une
multitude d´acteurs parmi lesquel les sujets armés, les acteurs politiques et
économiques, les ONGs se concurrencent. Dans ce cas, la paix intervient pour
masquer les effets des conflits sanglants, faire oublier ses dégats comme si
rien ne s´était passé et cracher sur ses victimes. Cela voudrait-il dire que la
paix trouvée en 2016 s´éloigne de ces facteurs ultraconditionnalistes, d´où sa
persistance? Bien au contraire, celle-ci est, d´un point de vue structurel, la
plus conditionnelle de toutes les autres, mais une conditionnalité d´un tout
autre genre dans la mesure où, d´une part, les caractères fondamentaux dont
elle revêt ne sont pas traditionnels, de nouveaux acteurs rentrent en jeu de
l´autre.
7.
La logique de
la conditionnalité de la paix de 2016 à Cité Soleil
L´atmosphère de paix dont jouissent actuellement les
habitants de Cité Soleil aujourd´hui n´est pas le fruit du hasard. Et, même si
elle s´inscrit dans un processus, elle n´est pas non plus le résultat du long
processus tel que le soutiennent certains commentaires, mais elle obéit à une
logique sociale de négociation donnant-donnant et à des raison sociales et
politiques inédites dans l´histoire des conflits armés dans le plus grand
bidonville de Port-au-Prince. Dans cette partie, nous allons mettre l´accent
sur quatre grands éléments conditionnels qui caractérisent cette paix, et qui
peuvent aussi paradoxalement la rendre permanente ou éphémère.
7.1.Les élections: une
conditionnalité politique de la paix
En tout premier lieu, cette paix est strictement liée,
mariée et imbriqueée au mandat de l´actuel député et du conseil municipal qui,
semble-t-il, ont obtenu l´aval de la plus forte majorité des bandes armées des
zones conflictuelles à l´exception de celles se trouvant à Bélécou, un quartier
situé au sud-est de Cité Soleil. Ce qui leur a garanti une sorte de légitimité
populaire en plus de la légitimité constitutionnelle. C´était l´une des
conditions que les groupes armés les plus influents à Cité Soleil avaient posé
pour que la paix y soit rétablie: les élections d´un député et d´un conseil
municipal qui traduiront effectivement le choix de la majorité populaire.
La situation de Cité Soleil faisait pleuvoir dans les
campagnes électorales une panoplie de discours en faveur de la paix. Mais, il
paraît que seuls ceux de Lemaire Pierre et de Jean Hislain Frédéric
respectivement député et maire principal de la commune aient été porteurs d´un
espoir et inspiraient plus de confiance chez les bandes armées. Pourquoi?
Premièrement, il est bruit que le plus influent chef de groupes armés actuellement
à Cité Soleil - très appuyé par le pouvoir de l´avis de certains - est un
membre de la famille élargie de ce député. En second lieu, le maire principal a
des antécédents d´un homme pacifique, modéré et conciliant, d´où le fondement
du crédit que lui accordent ces groupes armés. Enfin, en troisième lieu, le
cartel dont il est issu a bénéficié du soutien d´un des hommes forts de Cité
Soleil répondant au nom de Pasteur Jean Enock Joseph en plus du support des
organisations importantes comme MOPSIS, CONOCS ect.
De l´avis de plusieurs, ces deux candidats s´étaient
activement impliqués depuis longtemps, même avant leur éventuelle candidature,
dans des luttes et manifestations contre les violences armées à Cité Soleil. À
ce qu´il paraît, cela leur aurait valu un électorat gagné d´avance malgré les
contestations. Leur vision de paix a eu en tout cas gain de cause sur celle
prônée par les autres candidats concurrents. Ainsi, les différents blocs et les divers groupes armés de Cité Soleil se
sont, semble-t-il, alliés à la logique de paix dont le député et le nouveau
conseil municipal se sont fait les principaux porte-paroles.
En outre, incarnant l´expoir, symbolisant l´action
sensibilisatrice envers la paix tant rêvée et ayant pris des risques en même temps
des avantages sur les autres candidats, ils ont bénéficié de l´alliance de
plusieurs autres candidats et des bases. Donc deux hypothèses. D´un côté,
strictement liée à la fonction politique de ces élus cette paix se maintiendra
tant qu´aura duré le mandat de ces derniers, car beaucoup de gens croient que
cette paix est conditionnée par l´élection de ce député et de ce conseil
municipal. De ce fait, s´ils ne veulent pas un retour au statu quo ante, ils doivent d´autre part travailler à maintenir les
bandes rivales dans la pacificité non seulement durant leur mandat, mais
surtout après la fin de leur mandat moyennant qu´ils satisfassent les besoins
de celles-ci.
7.2.Le ralliement des
bases armées
Le second élément qui fait suite à la première
conditionnalité de cette paix est le ralliement de la majorité des bases armées
– à l´exception de ceux de Bélécou – autour de ces deux
personnages qui, n´étant pas issus du parti Lavalas, ont bénéficié de la
confiance de ces groupes armés, ce, même si la méfiance les guette toujours. Ce
ralliement peut s´expliquer par le fait que les bases armées de la cité ne sont
plus totalement lavalassiennes ou aristidiennes comme par le passé. Le
mouvement lavalassien même s´il y reste encore influent perd de plus en plus de
poils, il n´est plus dominant.
En assistant à l´effritement de leur allégeance à leur
idole des années 90 et 2000, nous pouvons dire que Cité Soleil est devenue
multi et pluripartidaire. Les élections de 2015 l´ont montré avec cette
kyrielle de candidats issus d´autres partis politiques que Fanmi Lavalas
comme, par exemple, Renmen Ayiti, Fusion,
Randevou etc. Ces derniers ont pu mener leurs campagnes électorales sans
incidents majeurs. Malgré cette tendance pluraliste, il est difficile de dire
si les électeurs ont pu voter dans plusieurs sens ou si leur vote a été
influencé comparativement à ce qui s´est passé en 2000 lorsque le parti Lavalas
avait emporté presqu´à 100 % les élections municipales et législatives à Cité
Soleil.
7.3.Le respect mutuel des bandes armées:
condition sine qua
non à la consolidation de la paix
Comme troisième élément conditionnel, qui ne peut ne pas
attirer notre attention parce qu´il est fondamental, nous faisons appel au
respect mutuel que chaque base armée s´impose strictement et se doit
inévitablement l´une l´autre. Par ce principe, la frontière virtuelle se trouve
une fois de plus renforcée mais cette fois-ci dans l´idée de protéger les
petits groupes armés des abus des plus forts, de consolider la paix et de mieux
canaliser les aides sociales qui rentrent à Cité Soleil. La nouvelle logique de
l´organisation sociale des quartiers veut que la cité soit controlée par trois
grandes bases établies dans les trois principales zones stratégiques de
conflits armés, savoir, Boston, Bélécou et Soleil 17. À l´exception de Bélécou
qui choisit d´évoluer dans une espèce de solitisme, chacune des deux
principales bases a ses petites bases que nous pouvons appeler des
cellules-satellites éparpillées à l´intérieur des différentes zones
conflictuelles. Par exemple, Ti Haïti, Projet Drouillard, Cité Gérard etc. sont
connectés avec la base de Soleil 17 tandis que Bois Neuf, Cité Lumière, 3 BB et
autres le sont avec celle de Boston.
Le respect mutuel en matière de microterritorialité entre
les différents quartiers s´entend comme l´un des principes sacramentels de la
consolidation de la paix auquel chaque base doit se garder de ne pas dérroger.
C´est-à-dire le Carrefour Boulevard des Américains n´étant plus la frontière
virtuelle qui suscite cette haine sociale entre le haut et le bas, les
frontières se trouvent carrement tracées à l´intérieur même de chaque quartier
sur le plan matériel, humain, social et culturel. L´espace d´un quartier doit
être inviolable par un autre. Par exemple, si une personne est accusée de
quoique ce soit, désormais, on ne procède plus à sa mort subite, elle est
questionnée d´abord sur son lieu de domicile, on la neutralise s´il le faut et
l´affaire est déférée par devant la justice.
Il fut un temps, les bandits armés, se substituant à la
justice, tranchaient eux-mêmes les différends entre deux ou plusieurs personnes. De nos jours, ils ne
s´occupent plus des affaires civiles et des conflits interpersonnels. En ma
présence, lors d´une rencontre avec un des représentants de la fondation
Gabriel, une femme couverte de sang, car battue par son mari, était venue se
plaindre au président de ladite fondation avec qui je m´entretenais, afin qu´il
aille faire quelque chose. La réponse de celui-ci a été sèche et directe: “nous
ne sommes pas la justice, allez porter plainte au Tribunal de Paix”. Or, la
question se traite tout autrement s´il s´agit d´un membre de leur sein.
En effet, un soldat appartenant à l´une ou l´autre base,
accusé d´un acte répréhensible, n´est pas traité de la même manière qu´un
simple citoyen, ce qui veut dire que l´affaire se règle différemment. Selon les
explications obtenues, il arrive qu´après la localisation du lieu de résidence
de celui-ci, son chef supérieur est informé de la situation qui sera traitée
entre les bases à l´intérieur même du lieu du domicile de l´auteur. Les
sanctions y relatives peuvent aller du simple blame à lson élimination physique
tout dépend de la gravité de l´acte. De telles sanctions sont prises à
l´intérieure de la base respective du soldat fautif: l´une des conditions sine qua non qui renforce le respect
mutuel entre les bases et garantit en conséquence la consolidation de la paix.
Ceci évitera non seulement les vengeances inutiles qui, par le passé, étaient
l´une des principales causes d´éclatement des violences interquartiers, mais
permettra surtout de responsabiliser chaque chef de base dont la principale
tâche est de veiller sur le comportement de ses soldats, car le plus souvent ce
sont les débordements, les abus, les dérapages et les excès de ces derniers qui
enclenchent un conflit interminable.
Mis à part les contradictions, les oppositions, les
divergences, les mécontentements, les murmures, les réticences, les méfiances,
les indécisivités dans un camp comme dans un autre, les acteurs sociaux,
politiques et économiques, les organisations sociales de base, les bandes
armées s´entendent au moins sur un point commun: les violences armées doivent
cesser à Cité Soleil par la consolidation et la conservation de cette paix. Les nouvelles structures
fondationnelles constituent des forces-tampons qui s´impliquent dans les programmes de développement et les activités sociales et
culturelles qui concernent la cité dont se chargerait la Mairie. En revanche, les bases s´entendent à ne plus s´attaquer
les unes des autres, s´engagent à se respecter réciproquement, à s´investir
dans le social, à se partager les informations et à oeuvrer à l´avancement de
Cité Soleil.
Donc, pour éviter tout dérapage, non seulement il y a une
interconextion à l´échelle macro entre les trois grandes bases qui controlent
actuellement la cité, mais aussi au niveau micro, les petites
cellules-satellites s´interconnectent entre elles et sont connectées avec la
base jouant le rôle de supérieur hiérarchique immédiat. Ainsi, d´une part, à la
tête de chacune de ces cellules-satellites sont placées des petits soldats
chargés de rendre des comptes au chef de tutelle, de l´autre les trois grands
pôles se dotent chacun de sa propre fondation, une nouvelle donne pour
neutraliser et calmer les sujets armés qui demeurent toujours des éléments
fragiles. Comment expliquer le phénomène des fondations dans le processus de la
paix à Cité Soleil?
7.4.Les Fondations:
nouvelles structures organisationnelles pour la paix ou un moyen de dissimuler
les violences armées?
La dernière condition qui nous semble être aussi
fondamentale que la troisième pour protéger ce pacte implicite de paix, c´est
le fait que désormais les groupes armés s´éclipsent derrière ce qu´ils
appellent les fondations qui se partagent la canalisation des aides
sociales, exercent une certaine influence sur les programmes de développement
et avec lesquelles ONGs, partis politiques ou n´importe quel autre organisme
national ou international et même la Mairie doivent traiter pour entreprendre
quelque projet que ce soit à Cité Soleil, car, les groupes armés s´entendent,
pour qu´il n´y ait plus entre eux des rivalités, que, dorénavant, c´est aux
fondations (une grande nouveauté dans ce nouveau processus de paix) qu´il
revient le droit, en tant que représentants autoproclamés de la société civile,
de définir les priorités sociales, politiques et économiques, le lieu et
l´exécution d´un projet qui concerne Cité Soleil. Ceci ne devant pas s´arrêter
là, pour attirer les aides sociales des ONGs, les programmes sociaux alléchants
du gouvernement et de la Mairie, doivent cesser les vols, les larçains, les
viols, les kidnappings, les assassinats, les rançonnements, enfin, tout autre
type de crime susceptible d´intimider ou de faire fuir les bailleurs de fonds
et les investisseurs.
Les fondations – si on peut les appeler des « fondations
populaires » – constituent une grande nouveauté dans le processus de la paix à
Cité Soleil en 2016 après les dégats catastrophiques sur le plan humain et
matériel que les conflits armés ont causés. Cela ne veut nullement dire qu´il
n´en avait jamais existé, des fondations comme Tertulien ont existé bien avant
celles qui portent des noms bizarres comme Fondation Gabriel (Soleil 17), Fondation Sabathem (Boston), Fondation Siloé
(Bélécou), Fondation Alovi (Projet Drouillard). Ces dernières, en représentant
quatre grands foyers de violences armées, répondent à un besoin d´ordre
circonstanciel. Elles mettent en présence un tout autre genre de fondation
différent du genre traditionnel qui sort de l´ordinaire et de toute formalité
administrative et institutionnelle. Elles nous permettent de saisir une autre
réalité sociale qui s´explique par la transformation, l´effacement ou
l´éclipsage des groupes armés au profit d´elles comme nouvelles structures qui
désormais jouent le rôle de canalisateur, d´orientateur et de distributeur des
aides sociales et alimentaires.
Les fondations existent paralèllement aux groupes armés qui
ne disparaîssent pas totalement. En font partie à la fois des sujets armés et
des individus qui ne sont pas forcément armés jouant le rôle de ressources
humaines, de penseurs et d´idéologues. Le chef de bande armée est d´office une
sorte de PDG (Président Directeur Général) de la fondation, mais vu son statut
fragile, il fait nommer un président fantoche qui est un civil par
l´intermédiaire duquel il dirige la fondation indirectement ou discrètement.
Les fondations sont une espèce de paravent des groupes armés qui continuent
d´exister sans problème. Sur ce, la création de ces structures fondationnelles
ne signifie aucunement ni le démantèlement ni la négation encore moins la fin
des groupes armés.
Dans un premier temps, nées dans un contexte de guerres
fratricides interquartiers, ces quatre fondations dont l´existence est
postérieure à la paix, ont pour principal objectif de la consolider et de
dissiper la peur que suscitent les groupes armés dans les esprits des habitants
de Cité Soleil. En second lieu, leur rôle dans le processus de paix consiste en
ce qu´elles changent la vision populaire des sujets armés qui s´autoproclament
donc agents sociaux de développement qui n´ont plus le droit de circuler, de
promener et de balader avec les armes à feu visiblement comme auparavant. Les
fondations parlent un autre langage cette fois-ci audible et compréhensible
autre que la violence, l´agressivité, la menace, elles deviennent un espace de
dialogue, de discution et d´échange pour les sujets armés entre eux et pour
ceux-ci avec les autorités politiques. Dans un autre sens, ces nouvelles
structures socio-organisationnelles que sont les fondations viennent blanchir
en toute impunité tout sujet armé et semblent faire tomber pratiquement toute
poursuite policiaire ou judiciaire dans le temps ou dans l´espace contre un
quelconque bandit, puisqu´avec elles la police et la justice auraient tendance
à oublier les actes criminels passés.
À présent, nous comprenons tout simplement que les
fondations ont concrétisé proprement ce que la CNDDR et le gouvernement haïtien
n´ont pas réussi à faire, c´est-à-dire d´une part réintégrer les bandits armés
dans la vie sociale et orienter leurs activités sociales en transformant leur
statut, voir Cité Soleil se transformer en une structure capable de s´organiser
elle-même, de l´autre. En fait, il s´agit pour les sujets armés plus d´une
mutation sociale, d´un changement de statut que d´une réintégration sociale ou
d´une transformation sociale à proprement parler. D´ailleurs, avec les
fondations les sujets armés deviennent plus armés qu´ils ne l´étaient
auparavant, mais ils se sentent plus en sécurité puisqu´ils ont désormais une
couverture apparemment légale ou sociale; ensuite les violences armées se
dissimulent donc les fondations traduisent l´invisibilité des conflits armés,
enfin elles sont l´expression de la guerre silencieuse entre les bandes rivales
et le pir cauchemar de certains habitants de la cité, car la pratique de
certaine d´entre elles consiste à raffler une bonne partie des aides sociales.
Ainsi, à travers les fondations qui représentent une sorte
d´éponges pour absorber les crimes des bandits armés, les groupes armés
s´imposent de nouvelles formules et stratégies de luttes armées. Elles
représentent une nouvelle forme sociologique d´organisation des groupes armés,
ce qui leur permet dorénavant de se doter d´un instrument d´autocontrole et
d´autosurveillance, c´est-à-dire les invasions clandestines et les attaques
fortuites d´un quartier par un autre pour quelle que soit la raison sont
révolues. Les fondations servent de structure d´autosanction aux bandes armées
qui n´entendent pas livrer leurs sujets à la police encore moins à la justice:
elles les jugent et les sanctionnent elles-mêmes. De cette façon, les sujets
armés croient ne nuire plus ni à la population ni à la police ni à la justice
ni au gouvernement, bien au contraire leur autoneutralisation arrange chacune
de ces institutions qui se montraient incapables de les évincer. Mais, en dépit
de toutes ces précautions, la paix survenue en janvier 2016 à Cité Soleil
accuse une extrême fragilité.
8. La fragilité de
la paix de 2016
8.1.Une paix peureuse
et inquiétante
Les craintes, les doutes, les incertitudes et les
inquiétudes que suscite cette paix sont justes, justifiées et légitimes, car
les armes se taisent mais les groupes armés n´en ont pas été dépossédés dans le
cadre d´un éventuel programme de désarmement. En effet, lors de nos enquêtes sociologiques
au sein de la population soléenne, près de 90 % des personnes que nous avons
cotoyées pour répondre à nos questions sur la confiance qu´elles auraient en
cette paix et le sentiment de sécurité qu´elle leur apporte ont exprimé
beaucoup de réserve et de préoccupation quant à la sincérité et à la
crédibilitéde celle-ci issue d´ailleurs d´un ensemble de procédés jusque là
ambigüs. Les habitants de la cité demeurent jusqu´à présent stupéfaits de cette
paix, étrangers de sa nature, de son fondement, de son origine et de ses
raisons. Justement sur l´origine de la paix, comme nous allons le voir, les
opinions divergent.
Cette "paix" à laquelle nous
assistons dans cette commune où elle fleurit
depuis plus d´un an a des racines qui la rapprochent d´un deal. Car, si
cela fait environ 18 mois depuis que les groupes armés cessent toute rivalité
violente entre eux, tout vol à main armée, tout larçain, toute agression
physique, tout rançonnement et veulent dorénavant se consacrer à des activités
comme le nettoyage, l´assainissement, le sport, le camp d´été, la canalisation
des aides sociales par le truchement des fondations, l´aide aux personnes agées,
c´est que non seulement il faut interroger la sincérité et la fiabilité de
cette paix, mais surtout ceci ne peut pas être le résultat d´une simple entente
entre eux et les autres acteurs concernés. Les sujets armés ne sont pas dupes
pour se laisser si facilement convaincre à faire la paix. C´est que cette paix
dans laquelle tout n´a pas été dit, éclairci, élucidé, mis à nu regorge de
nombreux éléments secrets qui peuvent surprendre dans un avenir pas trop
lointain.
Compte tenu de l´échec des autres tentatives de paix dans
le passé – il est difficile de les énumérer, toutefois les deux dernières
étaient très courtes dont l´une date de 2006 et l´autre remonte à 2009 entre
notamment Boston, Soleil 17, Projet Drouillard et Bois Neuf, ce après que les
violences armées ont fait des centaines de victimes – il y a matière pour les
habitants de Cité Soleil de s´inquiéter pour cette dernière qui, jusque là,
s´avère être la plus durable et jeune à la fois. Or, à cause des jeux
d´intérêts, d´hypocrisie, de tromperie, de trahison, d´inconsistance,
d´incohérence qui ont caractérisé les paix antérieures, d´où leur éphémérité,
nous sommes en droit de nous interroger d´une part sur les raisons de la
durabilité de celle de 2016, d´autre part sur sa fragilité et sa conditionnalité.
En effet, c´est dans sa propre durabilité qu´il faut chercher à comprendre la
sincérité qui l´entoure, car la fin des violences armées à Cité Soleil n´est ni
pour aujourd´hui ni pour demain et ne peut être non plus l´objet d´une paix
peureuse, inquiétante et incertaine. La paix à Cité Soleil doit être intimement
liée à un retour du sentiment de sécurité chez chaque soléen, une des
conditions sine qua non de croire à
sa fiabilité et à sa sincérité.
8.2.Une paix d´une
multiple fragilité
La fragilité de cette paix est qu´elle ne repose sur aucun
fondement politico-juridico-légal, qu´elle se greffe aux anciennes inégalités
sociales et aux réalités microsociales lamentables préexistantes et qu´elle
évolue dans une ambiance où tout le monde est gentillement armé. En effet,
théoriquement présentes, mais institutionnellement dysfonctionnelles, la police
et la justice – principales absentes du processus de la paix – n´ont pas le
controle de ces fondations encore moins les groupes armés avec lesquels elles
se confondent. Même si elles le prétendent, la réalité sociale sur le terrain
montre le contraire de telle sorte qu´une fondation peut décider d´organiser
une activité sans que la police ne soit mise au courant. Au niveau du Tribunal
de Paix, les plaintes sont de plus en plus vaines, aucun procès ni condamnation
n´en sont suivis. Cette paix est non seulement fragile sur le plan de relations
sociales des membres de la communauté soléenne entre eux, mais crée surtout
dans leurs esprits la méfiance, la peur et la crainte d´être dénoncé, donc
c´est une paix peureuse.
Au cours de nos petites enquêtes, nous avons été à maintes
reprises mis en garde contre les espionages des bandits armés qui sillonnent et
controlent les quartiers où nous passions. Une sextagénaire nous a averti de
savoir à qui parler et de ne pas nous fier à tout le monde, car cette paix
n´apporte pas réellement la liberté de dire ce qu´on veut sur les bandits comme
certains s´illusionnent à le penser, cela peut être fatal. Cela signifie que la
paix cache les petits crimes qui se continuent sous d´autres formes, la
disparition forcée par exemple ou forcer un individu à abandonner sa maison. À
Projet Drouillard, un habitant a refusé de répondre à nos questions en voyant
passer deux jeunes garçons qui, dit-on, appartiennent à la bande armée de cette
localité. Selon lui, s´ils le surprennent entrain de nous parler, après notre
départ, il sera rappelé par le chef de la zone pour fournir des explications
sur ce dont lui et moi étions entrain de parler.
De plus, ces enquêtes nous ont permis de découvrir la
principale préoccupation des bandes armées et des fondations: très
désintéressés à nous parler, ils accordent une priorité à des organismes
nationaux ou internationaux qui viennent pour réaliser un quelconque projet
capable de leur permettre de soutirer de l´argent, car en plusieurs occasions
nous avons été pris pour un agent de ceux-ci. Sur ce, la paix est fragile parce
que les bandes armées, en se fondant dans les fondations – difficile de les
séparer –, deviennent avides d´initiatives qui peuvent les faire gagner de
l´argent vite. De plus, la fragilité de cette paix s´explique également par le
fait que les deux, savoir, les fondations et les groupes armés, controlent les
aides sociales rentrent dans la cité et en font une distribution complètement
inéquitable et inégalitaire. Elles réclament toujours leur part et leur
participation dans tout ce qui est entretenu actuellement à Cité Soleil. Enfin,
elles sont sur le qui-vive et menacent quiconque oserait dénoncer leur attitude
autoritaire. Cette paix ne peut être sincère car elle cache trop de grands
intérêts, par conséquent, elle n´est autre qu´une farse pour tromper ceux qui
peuvent l´être.
Les inégalités sociales, la misère, le chômage chronique,
la faim sont autant de facteurs qui, n´étant pas du ressort des bandes armeés
et des fondations ni du processus de la paix de résoudre, peuvent, malgré tout,
la rendre très vulnérable parce qu´ils sont encore criants, visibles et
palpables dans la commune. Une paix autoproclamée s´avère une initiative
vachement louable, cependant, une paix sans un changement social radical des
conditions qui avaient créé les guerres dont elle est sortie n´est rien d´autre
qu´un calme apparent. À vrai dire, afin d´attirer plus d´aides sociales des
ONGs, plus d´activités socioculturelles lucratives, plus de circulations des
biens et services qui procurent des enveloppes alléchantes, la mission de cette
paix est de maintenir la cité dans un état de pacificité et d´invisibilité des
armes, mais pas de leur silence puisqu´elles se parlent maintenant d´une autre
façon.
Cette paix est fragile en raison du fait que les armes des
bandes armées se sont tues mais elles n´ont pas été remises aux autorités
légales compétentes, donc, le silence des armes ne signifie pas les déposer; le
silence des armes ne renvoie pas à la vraie paix; le silence des armes que se
sont auto-imposé les bandes armées n´est qu´une méthode de s´autotranquiliser
et de les faire parler d´une autre façon moyennant que ce soient elles qui
symbolisent la société civile à Cité Soleil, la force collective par laquelle
tout doit passer, que leurs fondations bidons – puisqu´elles n´ont aucune
reconnaissance légale, à part la Mairie qui, de connivence avec elles, leur
délivre des certificats de fonctionnement – soient l´espace de discussion, de
négociation et de décision sur les grands chantiers de développement social qui
engage la commune. Le silence des armes traduit la force tranquile et
silencieuse des groupes armé et l´exercice d´un sentiment de sécurité
insécutaire. Et, le fait que tout le monde reste
"tranquilement-poliment-gentiment" armé dans son fief, même si on ne
s´emmerde pas, on sent déjà toute la fragilité qui caractérise cette paix à
travers cette situation.
Cette est paix est fragile parce qu´elle ne procure à
proprement parler aucun sentiment de sécurité. Par sentiment de sécurité il
faut entendre, de l´avis du sociologue français Sebastian Roché, un bien
collectif par excellence, et l´État a constitué son pouvoir sur sa capacite à
l´assurer. Le socle de sa légitimité est là (ROCHÉ, 2004, p. 228). Dans cette
définition, l´auteur met l´accent sur l´État non pas seulement en tant
qu´appareil repressif auquel Weber (1971) consacre l´usage légitime de la
violence, mais surtout en tant que garant et protecteur par excellence de la
circulation et de la mobilité sociale des citoyens où, quand et comment leur
semble. Il n´y a pas d´autre institution qui assure ce rôle. Sur ce, l´on peut
comprendre qu´en aucun cas cette paix ne peut enlever dans les esprits des
habitants de Cité Soleil le risque de se faire dénoncer, la menace de se faire
exécuter silencieusement sous le rideau de la paix, enfin, le sentiment
d´insécurité qui les hantait dans le passé continue de les bouleverser.
Un autre élément de la fragilité de cette paix – qui mérite
d´être appelée plutôt un apaisement ou un calme partiel – s´explique par le
fait qu´elle est loin d´être le fruit d´une résolution technique,
professionnelle, réelle et institutionnelle des conflits armés comme ceux qui
ont pris en otage le plus vaste bidonville de Port-au-Prince. En Haïti, on
n´est pas habitué à institutionnaliser les conflits qui, par la force des
choses, naîssent, germent, fleurissent, s´affaiblissent ou meurrent de par eux-mêmes
ou par le miracle de la nature, donc ils disparaissent tels qu´ils étaient nés.
Les conflits dans ce pays qu´ils soient de nature sociale ou politique,
personnelle ou individuelle, institutionnelle ou structurelle s´amplifient en
même temps qu´ils périssent comme des fleurs sauvages. Or, même si les
contextes sociaux et politiques sont différents, nous nous attendions tout au
moins à quelque chose semblable à ce qui vient de se passer en Colombie.
En effet, il n´est pas sans savoir que les FARC (Forces
Armées Révolutionnaires de Colombie) – devenues aujourd´hui la FARC (Force
Alternative Révolutionnaire Commune) – , ont, après un démi siècle de conflits
armés qui ont causé la mort à plus de 260.000 personnes, fait disparaître
environ 60.000 autres et contraint 7 millions d´individus à se déplacer, décidé
de signer un accord de paix avec l´État colombien au vu et au su de tout le
monde. Et, pour couronner ce long et douloureux processus de paix, elles se
transforment aujourd´hui en un parti politique auquel cinq sièges sont déjà
réservés au niveau des deux chambres. L´accord de paix a permet la
réintégration des anciens guérillos dans la vie sociale et politique de la
Colombie. Là au moins même si la garantie n´est pas totale, mais on peut
s´attendre à une paix durable, car non seulement il y a eu l´intervention
manifeste du gouvernement colombien dans ce processus de paix, mais encore les
armes des FARC ont été remises à l´État colombien. D´où, en dépit de tout
doute, le côté fiable et sérieux de ce processus de paix.
Si au niveau le plus élevé des institutions nationales
(publiques ou privées), les conflits sont étouffés mais non résolus, pis est au
plus bas niveau des échellons sociaux. Ainsi donc, il s´en faut en Haïti – dans
le cas qui concerne Cité Soleil surtout – la culture de résolution technique
des violences peu importe leur nature, le professionnalisme et
l´institutionnalisation dans la gestion de ces phénomènes font énormement
défaut. On les laisse donc s´évaporer dans l´atmosphère. D´où leur nature
latente, enveilleuse et répétitive. La répétitivité des violences armées
sous-entend sa nature inchangée et son caractère irrésoluble. Il faut se vouer
constamment à Dieu, étant donné que les Haïtiens sont courageusement croyants,
que de nouvelles violences collectives ne s´abattent à nouveau sur Cité Soleil
à cause de la nature ambigüe et mystérieuse qui cache cette paix.
Cette paix à Cité Soleil, en résumé, renforce bien au
contraire le pouvoir de vie et de mort des bandes armées sur la popualtion
civile en raison du fait que cette fois-ci elles peuvent commettre leurs actes
en s´obstruant derrière cette paix mythique. Puisque la paix revient dans la
cité, il est donc faux croire que des gens continuent de mourir, d´être
assassinés, violés, rançonnés, harcellés. S´ils ne le sont plus dans les
affrontements physiques et visibles des bandes armées rivales entre elles, dans
des actions revenchardes de celles-ci contre celles-là ou encore de celles-ci
avec la police, ils le sont par les disparitions forcées et les
déguerpissements forcés. Un jeune homme m´a raconté qu´il a été contraint
d´abandonner sa maison à Projet Drouillard pour se refugier en plaine du
Ccul-de-sac parce qu´il avait refusé de supporter la canditature à la
députation d´un homme au passé louche. Ainsi, les doutes d´hier relatifs à la
véracité, fiabilité, sincérité et honneteté de la paix à Cité Soleil persistent
encore aujourd´hui parce qu´elle survient toujours dans le noir.
Conclusion:
les violences armées à Cité Soleil un problème social lié à l´histoire
contemporaine haïtienne
En conclusion de tout ce qui vient
d´être dit, il ne reste qu´à rappeler une seule chose: les violences armées à
Cité Soleil s´inscrivent, s´anracinent et s´ancrent dans un cadre plus global
de problème sociétal lié à l´histoire sociale contemporaine haïtienne. Elles en
sont indéfiniment inséparables et indétachables. C´est dire qu´il n´est pas
possible de comprendre ces violences sans les insérer ou dans notre histoire
coloniale ou dans notre histoire indépendantiste ou dans notre histoire
contemporaine, toutes essentiellement et fondamentalement imprégnées de
violence sous toutes ses formes. Notre histoire contemporaine a moins de 70 ans
si on la fait remonter à partir de 1950, laquelle période fut antérieurement et
fortement marquée par les révoltes populaires de 1946 contre la dictature de
Lescot suivie plutard des dictatures magloiriste (1950-1957) et duvaliériste
(1957-1986) qui ont fait voir de toutes les couleurs à ce peuple bon, vaillant
et courageux, mais déshabillé, dépouillé, affamé, appauvri, broyé, mutilé,
méprisé, maltraité et meurtri.
Si l´on revient un plus en arrière, on
verra qu´en amont et la société coloniale et la société postcoloniale étaient
toutes deux ancrées à la violence: les maltraitances deshumanisantes du colon
sur son esclave (1492-1789); luttes
armées des esclaves pour la liberté et l´indépendance ; guerres
indépendantistes (1789-1804); rivalités politico-internes pour le pouvoir (1804
à nos jours); conflits sociaux de nature diverse; folies criminelles des jeunes
des banlieues de Port-au-Prince; violences policières; violences étatiques
continues contre les pauvres; violences conjugales et sexuelles au quotidien,
violences scolaires et universitaires, enfin, violence sociale, culturelle,
structurelle, médiatique, langagière, systémique, institutionnelle,
alimentaire, économique, politique tout court. Notre Haïti chérie a connu,
connaît et connaîtra encore toutes ces formes de violence. Donc, inutile de
lamenter quand on voit Cité Soleil dans cet état.
Il est vrai qu´il n´existe pas une
seule société où les violences collectives ne soient pas présentes, mais si là
elles créent des opportunités de changement social, ici, en Haïti, elles sont
comprises comme des situations paranoïaques et anormales. Si, d´autre part,
dans les sociétés technologiquement, scientifiquement et institutionnellement
plus avancées que la nôtre, elles agitent les débats et les forums publics,
chez nous les violences laissent presqu´indifférentes les élites
intellectuelles. D´où la nécessité de comprendre le problème théorique que pose
le phénomène de la violence dans la société haïtienne en général et la
communauté de Cité Soleil en particulier. La violence à Cité Soleil est une
construction socio-historique et l´image symbolique de la victimisation de la
dictature, la plus accablante des violences. Parlant de dictature, c´est à
celle des Duvalier - la plus récente et durable en même temps - qu´il faut
attribuer les causes principales des violences dans toutes les structures
sociales.
En effet, nous avons montré que les
violences armées à Cité Soleil lui viennent du dehors par le macoutisme et le
banditisme d´état, donc des violences importées, fabriquées et à inspiration
criminelle dès sa fondation. La dictature des Duvalier a créé tout un système
de violence qui s´anracine dans notre être et notre quotidien. Donc, ce n´est
pas en claquant les doigts par une paix camouflée et mensongère qu´elle sera
déracinée. Aller à Cité Soleil ce n´est plus affronter la mort, s´offrir en
holocauste, se kidnapper soi-même, se faire bruler vif ou mutiler, se livrer au
viol, au vol, à l´assassinat, serrer la main du diable en l´embrassant, mais
c´est surtout lier connaissance à une misère sociale abjecte, à une paupérisation
anonyme, à une inhumanité incomparable, à un environnement insalubre, fétide et
invivable, à une guerre silencieuse: la faim chronique, à une exploitation
sexuelle à outrance, à une déresponsabilisation familiale décriée, à une
délinquance juvénile accrue.
Ainsi, aucune paix, la vraie paix, ne
peut être triomphante dans de pareilles conditions. Aucune paix ne peut
subvenir dans un contexte postconflictuel sans de sanctions sévères contre les
groupes belligérants. Aucune paix n´est possible sans être accompagnée de
véritables programmes de développement économique durable et d´épanouissement
spirituel, social, intellectuel, moral et psychique. Dans ce cas, Cité Soleil
aura beau espérer sortir des violences armées. Ce n´est pas que nous soyons
pessimiste. Mais, nous avons le devoir d´être réaliste et objectif tout en
cultivant l´honnêteté intellectuelle. L´automensonge est aussi terrible que la
violence elle-même. C´est en arrêtant de mentir sur cette paix qu´il sera
possible à Cité Soleil de trouver la vraie paix. C´est arrêtant de prendre les
enfants du bon Dieu pour des canards sauvages qu´elle commencera par entamer le
vrai processus menant vers la paix durable.
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On pourrait la qualifier aussi
de anti-humaine et d´anti-sociale, c´est-à-dire celle animée d´une folie criminelle
excessive de mettre fin à des vies humaines, ce, en attentant à leur vie, à
leurs biens, à leur intégrité physique et morale, enfin, à tout ce qui
représente leur patrimoine symbolique, religieux ou culturel. Celle qui a pour
but également de détruire la société et ses valeurs sociales et culturelles.
Il est important de souligner entre autre que le quartier de Bélécou s´oppose
catégoriquement aux modalités de la paix pour deux raisons: l´assassinat de la
mère du chef de ce quartier par des bandits rivaux de Bois Neuf et le massacre
d´au moins cinq personnes dans la nuit du 22 au 23 août 2014 par, dit-on, des
bandits armés en provenance de Soleil 17, base au sein de laquelle l´on trouve
les adeptes de la paix et partisans du régime actuel. En entendant faire
cavalier seul comme d´habitude, Bélécou est vu comme menaçant et inquiétant
mais pas dangereux de l´avis de certains, car les principales bases de Boston,
Soleil 17, Projet Drouillard et Bois Neuf s´accordent déjà sur le controle
intégré de la cité ainsi que les limites d´intervention de chaque base.