LE
POIDS DU « MACOUTISME » DANS LES CONFLITS ARMÉS ET VIOLENCES
COLLECTIVES À CITÉ SOLEIL
THE WEIGHT OF "MACOUTISM" IN ARMED
CONFLICTS AND COLLECTIVE VIOLENCE IN CITÉ SOLEIL
Résumé
Au cours des années 60, un phénomène social prit corps dans la société
haïtienne, son nom est le « macoutisme ». Il s´y est imposé en mode
de pensée et en pratique sociale. Son rôle dans le surgissement des conflits
armés et violences collectives dans certains quartiers populaires comme Cité
Soleil est très peu discuté. L´objectif de cet article est d´évaluer le poids
du macoutisme dans la territorialisation de ces principaux faits sociaux
récurrents et dans la création de groupes armés à Cité Soleil. Comment en dépit
de tout le macoutisme est-il arrivé à s´ancrer dans les mentalités haïtiennes
jusqu´à nos jours ? Quel est son poids dans la balance des violences à
Cité Soleil ? Nous tenterons de réfléchir à ces questions au moyen
d´études théoriques et de témoignages recueillis sur le terrain.
Mots-clés : Macoutisme. Zenglendo.
Brigade. Socialisation. Cité Soleil.
Abstract
During the 1960s, a social phenomenon took shape in
Haitian society, its name is "macoutism". It has established itself
in thought and social practice. Its role in the emergence of armed conflicts
and collective violence in some working-class neighbourhoods such as Cité
Soleil is little discussed. The aim of this article is to assess the weight of
macoutism in the territorialization of these main recurring social facts and in
the creation of armed groups in Cité Soleil. How, in spite of all the
macoutism, has it managed to become part of Haitian mentalities to this day?
What is its weight in the balance of violence in Cité Soleil? We will try to
reflect on these issues through theoretical studies and testimonies gathered in
the field.
Keywords: Macoutism. Zenglendo. Brigade. Socialization. Cité
Soleil.
« Dès que j'ai un cauchemar C'est de tonton-macoutes que
je rêve L'autre jour, je rêve : On me fait porter mon cercueil sur mon dos Tout
le monde rit de moi dans toutes les rues de Port-au-Prince Il y a deux ou trois
jeunes gens pour ne pas rire L'autre jour je rêve : On me fait creuser mon trou
au cimetière Tout le monde rit de moi à la télévision Il y a deux ou trois
jeunes filles pour ne pas rire L'autre jour je rêve : Un peloton de
tonton-macoutes se préparent à me fusiller Tout le monde ricane Il y a une
vieille pour ne pas rire Si j'en dis plus, le diable prendra ma voix ». (Félix
Morisseau-Leroy, Diacoute 2, Ed. Nouvelle Optique, Montréal, 1972 apud HURBON,
1979, p. 91).
Introduction
Un armement clandestin des jeunes par une sorte d´être ou
de corps « fantôme » – pour ne pas dire par une main invisible –, une
militarisation à outrance de la population, seraient sans doute à l´origine à
Cité Soleil tant d´une constitution et prolifération de groupes armés que d´une
amplification des conflits armés et violences collectives entre diverses
fractions de groupes illégalement armés. A cela s´ajoutent une exploitation
abusive de leurs précarités et une mauvaise gestion étatique de leur situation économique
et sociale. Ces éléments causals sont certes intéressants voire incontestables.
Cependant, il faudrait creuser un peu plus loin pour comprendre que les pratiques
conflictuelles, abusives et violentes parues à Cité Soleil dans les années 90
proviennent de sources multiples – les unes plus complexes que les autres –,
dont l´une d´entre elles est le macoutisme. Comment en dépit de tout le
phénomène macoutiste est-il arrivé à s´ancrer dans les mentalités haïtiennes
jusqu´à nos jours ? Quel est son poids dans la balance des violences armées
à Cité Soleil ?
Nous traiterons de ces questions en cherchant à discuter
et à interroger cet élément macoutiste dont le rôle dans le processus de
militarisation et gangstérisation de cette commune nous semble être indéniable.
Il s´agira, dans un premier temps, d´expliquer si le macoutisme doit
être entendu en tant que mode de pensée ou pratique sociale. Dans un second
temps, nous mettrons l´accent sur les limites de la compréhension du macoutisme
et, dans un troisième temps, nous réfléchirons sur le rôle qu´il a pu bien
jouer dans la production des conflits et violences armés à Cité Soleil.
Notre démarche sera donc possible au moyen d´études
théoriques et de témoignages sur le sujet. Nos enquêtes ont été menées dans
plusieurs quartiers à Cité Soleil parmi lesquels il convient de souligner Cité
Gérard, Bois Neuf, Cité Lumière, Brooklyn, Bélécou, Boston, etc. Par ailleurs,
les personnes interviewées sont âgées de 18 à 50 ans. 70 % d´entre elles vivent
encore à Cité Soleil, 30 % y ont vécu. Parmi ces 30 %, la majorité fréquente
quotidiennement Cité Soleil à cause de leurs activités professionnelles, commerciales,
éducatives, religieuses, économiques, politiques, culturelles, ou à cause d´un
membre de leurs familles qui y habite. Ce sont des éducateurs, religieux, politiques,
commerçants et autres en ce qui a trait à leur profil social. Ainsi, nous
soutiendrons pour hypothèse que le macoutisme est à la fois un mode de
pensée et une pratique sociale qui a eu sa forte et significative implication –
jusque-là non problématisée – dans le bastion de violence armée et de
criminalité qu´est devenue Cité Soleil.
1.
Le macoutisme :
mode de pensée ou pratique sociale ?
Au premier abord, il convient de signaler dans le cadre
de cet article que le macoutisme est une expression forgée par certains auteurs
haïtiens (PIERRE-CHARLES, 1973 ; HURBON, 1979, p. 91-130, 1987 ;
TROUILLOT, 1989), à partir de faits sociaux, politiques, économiques et
culturels terribles qui se sont produits en Haïti sous le régime dictatorial
des Duvalier ayant gouverné le pays d´une main de fer de 1957 à 1986. Pour bien
évaluer son poids dans les violences à Cité Soleil, nous l´aborderons ici sous
deux angles : un mode de pensée et une pratique sociale. Mais bien avant,
il faut éclaircir certaines choses.
1.1.Pour éviter toute confusion…
Il importe de faire savoir d´entrée de jeu que le
macoutisme s´est installé partout dans toutes les sphères sociales
haïtiennes : l´État, l´armée, la famille, l´université, l´église…, même les
milieux sociaux les plus reculés du pays n´en étaient pas épargnés voire les
quartiers populaires. Il aurait donc survécu au duvaliérisme. Doit-on
pour cela dire que macoutisme et duvaliérisme ne se différencient
pas ? Pas tout à fait ! C´est du pareil au même, certes, mais un bémol
doit être apporté.
Le macoutisme, c’est la violence réactionnaire et
pro-impérialiste, portée à son comble dans cette phase ultime de la crise
générale de l’économie et de la société haïtiennes. Le Tonton Macoute a carte
blanche contre n’importe quel citoyen. Un frôlement, une altercation dans la
rue avec un TTM peut avoir la mort comme conséquence. Des questions
personnelles, des sujets sentimentaux, le désir de récupérer une somme d’argent
prêtée à un « macoute » dans l’embarras, le refus d’une faveur, sont des motifs
plus que suffisants pour mettre en marche l’implacable machine.
(PIERRE-CHARLES, 1973, p. 78).
Le discours duvaliériste, en laissant intacts les
structures sociales et le fonctionnement traditionnel de l'économie comme
économie dominée par l'impérialisme américain (en particulier depuis 1915) va donc
d’une part camoufler les intérêts de la bourgeoisie, des grands propriétaires
et des capitalistes étrangers, et d'autre part détourner « la classe moyenne »
(dont il prétend être le garant des intérêts) vers des idéaux mystifiés : la
race, la culture, l'élitisme, le grand « leader » noir (HURBON, 1979, p. 98).
Bien que macoutisme et duvaliérisme soient une pièce de
monnaie avec deux faces distinctes et qu´il soit indivorciable du duvaliérisme,
celui-ci représente une culture politique plus vaste à laquelle est attaché un
leader charismatique, tandis que celui-là est cette façon de penser, d´agir, de
faire et d´être qui accompagne cette culture en lui servant de point d´appui. Le
duvaliérisme est la transformation de l´État autoritaire traditionnel en un État
totalitaire et le macoutisme son pivot (TROUILLOT, 1989, p. 174). Bref, il
s´agit d´un double phénomène d´infestation de la pensée haïtienne. Notre
intention ici n´est pas d´insister sur cette différenciation terminologique
interminable entre macoutisme et duvaliérisme, nous nous intéresserons plutôt au
macoutisme, car, il faut le décortiquer pour cerner comment son implication
dans les violences à Cité Soleil doit être comprise.
D´entrée de jeu, ce qui est essentiel de noter, c´est que
le macoutisme oppose l´État à la nation et soulève l´État contre la nation
(TROUILLOT, 1989, op. cit.). Il n´est pas un régime politique à l´instar du
présidentialisme, du parlementarisme ou autre. Il peut être défini, de
préférence, comme une série de comportements, de conduites, d´actes,
d´agissements et de pratiques sanguinaires sur le plan humain et social. Il se
présente par ailleurs comme une mentalité arrogante, intolérante, agressive,
violente et destructive. Il faut éviter de commettre deux erreurs. La première,
de croire que le macoutisme a totalement disparu avec la chute des
Duvalier. La seconde, de croire aussi que le macoutisme a été en soi un simple
produit du duvaliérisme, ce en dépit du fait que ce dernier a servi à lui
donner une forme, un corps, une vie et une matérialisation de la façon la plus
inhumaine et spectaculaire qui n´ait jamais existé auparavant. Le macoutisme a bel
et bien survécu après la chute de la maison des Duvalier et continue de hanter
l´esprit des Haïtiens comme l´âme d´un mort qui refuse de partir en quittant le
milieu social et culturel dans lequel il grandit, vécut et évolua. Par cela, il
fait preuve de son efficacité, confirme sa puissance et installe sa permanence.
Peut-être la littérature haïtienne pourrait-elle nous aider à comprendre cette survivance.
1.2.Le tonton-macoute : personnage fictif et sa place dans
la littérature haïtienne
Dans la littérature haïtienne – écrite mais surtout orale
–, le macoute est un personnage imaginaire et fictif au même titre que
Bouki et Malice
(le savant/l´ignorant), Bwa piwo (l´homme géant qui voit tout), Grenn
promennen (le promeneur qui est partout et nulle part), Antoine nan gonmye
(le sage qui sait tout) pour ne citer que ceux-là. Il s´agit en effet d´êtres fantasmagoriques
et extraordinaires qui apparaissent dans les contes, les chansons, les poésies,
le folklore haïtiens, dominent l´imaginaire collectif haïtien et y occupent une
place de plus en plus importante. Peut-être n´ont-ils pas vraiment existé ni dans
le temps ni dans l´espace, mais la légende fait croire qu´ils posséderaient des
facultés surnaturelles qui vont au-delà de l´entendement humain, de sorte que
chacune de leurs manifestations serait la symbolisation d’un ensemble de
phénomènes humains et sociaux réels.
Le macoute figure, lui aussi, parmi ces types de
personnages. Il est capable de faire peur aux enfants. En tant qu´être fictionnel,
il incarne dans la littérature haïtienne la frénésie, la crainte et la
soumission. Tant dans l´imaginaire collectif que dans le milieu culturel
haïtien, c´est un personnage cruel et impitoyable chez qui l´enfant entrevoit
la laideur. Habituellement, pour calmer et soumettre ce dernier, le forcer à
manger, à aller à l´école, à faire quoi que ce soit ou à arrêter de faire quoi
que ce soit, etc., on lui fait croire qu´un « tonton-macoute »
serait derrière la porte prêt à le dévorer. Pris de frayeur, celui-ci est
obligé de faire tout ce qu´on lui demande. Une bonne partie de la culture haïtienne
est encore traversée par ces types de pensées (sociales ou religieuses) issues d´êtres
légendaires et célèbres qui composent sa mythologie et sa cosmogonie. Donc, fictivement,
le macoute est un être violent dont le rôle est de faire violence sur nous
autres – rebelles ou insoumis – qui ne veulent pas se courber aux règles.
Ainsi, en essayant de faire ressortir la place du
tonton-macoute dans la littérature haïtienne, nous mettons en évidence une sorte
de corrélation, de mariage ou de mélange entre littérature et sociologie. Sur
ce point, le sociologue haïtien et ancien directeur de la Faculté d’ethnologie,
Claude Souffrant, explique le pourquoi d´une telle représentation littéraire
du tonton-macoute. C´est qu’une grande partie de notre littérature est orale et
que cette oralité est fortement imprégnée par la vie paysanne et la culture rurale.
Dès fois, pour comprendre certaines réalités sociales, il faut aller les puiser
dans cette littérature orale en dépit de toutes ses faiblesses et ses limites (SOUFFRANT,
1995, p. 183-184). C´est l´une des raisons pour laquelle on parle dans le
milieu intellectuel haïtien d’une sociologie littéraire ou d´une littérature
sociologique. Cela sous-entend d´une part que, même avec un accent paysan et
profane, cette littérature orale décortique parfaitement bien les réalités du
terroir, en elle d´autre part se trouvent les expressions les plus importantes de
la structure sociale haïtienne.
Sur ce, la littérature aussi bien que la sociologie
fournissent suffisamment d´éléments convaincants pour comprendre et penser le tonton
macoute non pas comme un personnage historique et irréel, mais aussi comme un
acteur social qui a appartenu à une structure politique. Le nom officiel de
celle-ci était Volontaires de la Sécurité Nationale (VSN), créée en 1961
par Clément Barbot sous les ordres directs de François Duvalier. Ce dernier
était même fier de la brutalité et de la sauvagerie des tonton-macoutes (PIERRE-CHARLES,
1973, op. cit). La structure macoutique, dit-on, était l´incarnation même de la
violence politique du régime duvaliériste.
1.3.Le côté phénoménologique du macoutisme
Laissons de côté l´aspect imaginaire, fictif et
incantatoire du macoutisme. Voyons à présent sa manifestation phénoménologique.
Il s´agit pour André Corten d´un système qui, ayant réellement été constitué
dans le temps et dans l´espace, s´est reposé sur l´appui de plus de 40 000 tontons-macoutes
dont la mission était de créer la terreur et d´établir le totalitarisme comme
mode de gouvernance (CORTEN, 2001, p. 50 ; HURBON, 1987, p. 20). Ce totalitarisme
a domestiqué les principales sphères sociales du pays : église, armée, presse
avant d´avoir enfin atteint toute la population.
Tout d´abord, dès
son accession au pouvoir, la première tâche à laquelle s´attelle Duvalier est
la domestication systématique – à son profit – de tous les appareils
idéologiques (école, église, presse) et répressifs (armée, police, tribunaux).
Les premières vagues de répression frappent les anciens concurrents politiques
qu´il s´agit d´éliminer physiquement de la scène politique, puis les membres du
parlement et les hauts gradés de l´Armée (HURBON, 1979, p. 95).
Ancré dans des pratiques sociale, culturelle, économique
et politique, le macoutisme est une succession d´actes violents commis au nom
du chef, en l´occurrence François Duvalier. La présence des tonton-macoutes partout
dans toutes les institutions-clés (église, école, université…) a fini par faire
de la société haïtienne une « société macoutisée ». Cette macoutisation
impliquait d´une part une vie de zombie pour plusieurs tant par leur manière d´être
et de penser que par celle d´agir. D´autre part, pour survivre dans une telle
société, soit qu´on devienne tonton-macoute sans le vouloir, soit qu´on lie
amitié avec un tonton-macoute et qu´on l´ait derrière soi comme protecteur,
bref, il suffisait d´avoir le contact d´un macoute pour se faire respecter et
s´imposer. D´où la cassure absolue de toute forme de solidarité sociale qui
commence d´abord au sein des familles puis contamine toute la société. Tout le
monde avait peur de tout le monde.
Le système parvient ainsi progressivement à détruire tous
les liens de solidarité familiale : on peut craindre un beau-frère, une belle
sœur, un cousin, un oncle, etc., car nul ne sait à quel moment l'un des siens
détient une carte de macoute. Les associations traditionnelles dans les
quartiers populaires et les campagnes sont affectées par le macoutisme devenu,
au milieu d'elles, l'ordre de la terreur. Concrètement, le macoute peut non
seulement piller les lieux publics, c'est-à-dire accaparer des terres
appartenant à l'État, s'offrir des chèques mensuels sur des postes inexistants
de la fonction publique, etc., mais aussi piller des biens privés : maisons,
terres, voitures... Dans certains villages, le développement du macoutisme
pousse certains commerçants et petits producteurs à réduire le volume de leurs
activités pour éviter de travailler au seul profit des macoutes, c'est-à-dire
de s'exposer à leur convoitise, donc aux rapines et aux vols. Le macoute
commence toujours par soupçonner et accuser d'opposition au gouvernement celui
dont il convoite les biens (HURBON, 1987, p. 20).
Ici, mis à part son infiltrant du macoutisme dans tous
les compartiments sociaux, le sociologue haïtien met à nu la relation du
macoute avec l´exécutif, la façon dont il acquiert ses biens : soit qu´il accapare
le bien laissé vide par quelqu´un, soit qu´il prenne de force le bien de celui
dont il se jalouse, dont il convoite la femme en l´accusant d´opposant au
régime. Mais, il montre aussi la réaction des victimes harcelées à longueur de
journée par les tontons-macoute : la passivité, qui consiste en la
réduction du nombre d´activités commerciales ou économiques. Cet arrêt partiel peut
en outre déboucher sur une fermeture définitive. A l´époque, quelqu´un qui avait
un tonton-macoute derrière lui pouvait taquiner, agacer, intimider voire
violenter qui bon lui semble sans que l´autre ne soit en position de piper mot.
C´est ainsi qu´a commencé le processus de macoutisation de la société haïtienne
et celle-ci s´accompagne d´une perversion du mot macoute et en fait un concept
tabou. Car, on l´emploie çà et là, à tort et à travers en même temps qu´on a
peur d´en, parler ou d´en débattre comme véritable problème sociétal. Tandis
que le macoutisme devient inséparable et inconcevable sans les excès des tonton-macoutes,
ces derniers sont surtout le prolongement des Attachés/Fraph,
milices armées complémentaires surgies au lendemain du coup d´état de 1991, éparpillées
partout et infiltrées dans toutes les structures sociales et politiques du
pays.
Donc, derrière le macoute fictif qu´on vient de
souligner dans la littérature haïtienne, c´est-à-dire un personnage cruel,
laid, grossier, géant et terrifiant portant un chapeau large déchiré et un makout,
dont la présence déclenche chez l´enfant une peur absolue se cache effectivement
un tonton-macoute réel. On a peur de lui au même titre que les loas. Cette
analogie permet de comprendre qu´entre le réel et l´imaginaire, il existe une
certaine relation, comme dit le proverbe haïtien – très usuel dans les lakou
d´Haïti – la fimen pa janm leve san dife.
En premier lieu, le tonton-macoute était très connu d´abord par son langage hautain
et son arrogance, comme le soutient la citation suivante :
Le trait caractéristique de tout « Macoute » véritable est l’arrogance. Parfois
cette attitude suscite des conflits avec les soldats de l’armée régulière...
qui en sortent toujours perdants. Elle est si caractéristique qu'elle peut
tirer d'affaire quiconque aurait l’audace de l’adopter ! Il faut parler fort,
sur un ton déterminé, le regard provocateur, et la menace à fleur de lèvres,
tout en laissant apparaître ou imaginer une certaine protubérance au niveau de
la taille ; à l’endroit où doit se loger le tout-puissant pistolet
(PIERRE-CHARLES, 1973, p. 78).
En second lieu, son uniforme était aussi un indicateur distinctif
de cette reconnaissance. Elle peut être décrite de la façon suivante : un
chapeau bleu, des lunettes noires même quand il fait nuit, un foulard rouge
passé autour du cou sur une chemise bleue marine, un pantalon bleu marin –
certains avaient l´habitude de porter une cravate rouge et un brassard rouge attaché
au bras droit sur la chemise –, une ceinture kaki autour du rein munie d´un
revolver et d´un bâton dont le macoute ne se sépare jamais, enfin, des bottes
militaires noires. En troisième lieu, il y en a qui circulaient en tenue civile
ordinaire mais toujours munis d´un revolver à la hanche ou d´une mitrailleuse à
la main.
En fait, le tonton-macoute laissait son arme à la visibilité
de tout le monde. Il n´était pas comme les Fraph/Attachés qui parfois la
dissimulaient sous leur chemise ou leur maillot. Apparemment, son nom disait
plus que son uniforme, car, un macoute avait le pouvoir absolu qu´il tient
directement de Duvalier. Comme dit, Hurbon (1979), le milicien est un Duvalier.
C´est un individu constamment armé qui, portant son pistolet au vu et au su de
tout le monde, peut le dégainer à n´importe quel moment. Qu´il soit formé ou
pas, qu´il soit analphabète ou intellectuel, qu´il soit compétent ou
incompétent, cela n´intéresse personne. Tout ce qui compte, c´est son
allégeance au chef et au chef seul, donc à François Duvalier en personne
(TROUILLOT, 1989, op. cit). Son chapeau couvrait constamment la quasi-totalité
de son visage. Ses lunettes noires qu´il portait même le soir cachaient ses
yeux méfiants et lui permettaient de fuir les regards. Recruté dans toutes les
couches sociales : paysannerie, classes moyennes et bourgeoisie – surtout
sur le fils dictateur, Jean-Claude Duvalier – (PIERRE-CHARLES, op. cit., p. 77),
le macoute a dominé la scène politique et par ricochet le macoutisme devient une
réalité sociologique qui depuis 1986 n´a point quitté la pensée sociale
haïtienne.
De l´avis de Bernard Diederich, le macoutisme peut se
définir comme une sorte de psychologie nationale (DIEDERICH, 1971). Il a eu un
ancêtre.
Les Tontons
macoutes, affirme-t-il, ont été précédés par les cagoulards, sorte de
groupes de personnes portant des cagoules, opérant surtout la nuit et chargées
d´exécuter les basses bésognes de son créateur en l´occurrence M. Duvalier (DIEDERICH,
1969, p. 105).
Qu´ils se soient succédé ou que les premiers aient été dominés
par les seconds, il reste que ces corps, à savoir, les cagoulards et les
tonton-macoutes, avaient le même créateur : François Duvalier, la même
mission : participer à la pérennisation du régime duvaliériste, réduire
voire affaiblir considérablement le pouvoir et l´influence de l´armée sur le
palais national, symbole du pouvoir exécutif, enfin, la même finalité : la
violence. Car, François Duvalier avait conscience des rôles joués dans
l´histoire du pays par l´armée dans les coups d´état en choisissant et en
renversant quand elle le désirait les chefs de l´État. Ce faiseur et défaiseur de présidents pour son propre
compte, soutient Christophe Wargny, Papa Doc ne lui faisait plus
confiance pour cette première raison, et la seconde pour être un instrument de
coup d’État entre les mains du Département d’État des États-Unis.
Il
crée une milice entièrement dévouée, les « volontaires de la sécurité nationale
». Tontons-macoutes, en abrégé. Elle s´infiltre dans tous les secteurs de la
société. Toute-puissante et bénévole à la fois. Le volontaire national doit
acheter sa tenue et ses armes. Intimidation et corruption deviennent
structurelles. La fonction du milicien ? Classique : terroriser, contrôler par
la peur ; dénoncer, punir. (...) La fonction du macoute est de faire peur au
profit du maître, capable de faire reculer Dieu lui-même. Et chacun, ou
presque, peut devenir macoute (WARGNY, 2004, p. 65).
Milicien puissant et omniprésent – perversion des Forces
Armées d´Haïti qui n´existent que de nom – le macoute terrorise tous les
compartiments sociaux par la pratique de l’espionnage,
de la trahison, de la méfiance et de la peur, créant ainsi des soupçons et
inventant des dénonciations infondées.
En créant le corps des tontons-macoutes, agent social et politique de
discordance en rébellion et en opposition à toute structure normale d´un État
de droit, Duvalier a voulu détruire la société civile et jeter la nation contre
l´État et vice versa. Aujourd´hui, le macoute comme corps paramilitaire –
socialement actif et visible sur la scène politique – n´existe plus, mais la
façon de penser, d´être et d´agir macoutique – conséquence de cette
création – reste immuable dans les mentalités haïtiennes. Sur cet aspect, le
macoutisme n´a pas disparu du milieu social, culturel, économique et politique
haïtien, il est toujours présent dans l’esprit de chaque Haïtien comme le pense
Christophe Wargny :
La maison Duvalier (1957-1986) va marquer le pays au fer
rouge : le présent durant trente années d´un système totalitaire, l´avenir en
logeant un macoute dans la tête de chaque Haïtien. La réalité et la réputation
chevauchent une machine dictatoriale sans faille (Ibid., p. 63).
« Un macoute logé dans la tête de chaque haïtien »,
voici une assertion qui traduit dans un langage expressif que le macoutisme est
un comportement antisocial, une pensée arrogante,
une façon d’être et d’agir agressive, intolérante et allergique au débat, à la
discussion et à la contradiction ; une attitude brutale et monopolisatrice du discours.
Tellement implanté dans les mœurs et habitudes haïtiennes, la pensée macoutique
devient constitutive de l´être haïtien. Difficile pour lui de s´en livrer. Celui
ou celle qui y parvient, Bob Nérée le qualifie de véritable héros (NÉRÉE,
1988). L´auteur nous prévient sur le fait que chaque jeune Haïtien – peu
importe son environnement social et culturel de de socialisation, de fonctionnement
ou d´évolution – est un macoute ambulant, que chaque petit Haïtien est un macoute
en herbe. C´est comme une force mystique et surnaturelle qui ne le quitte
jamais, à laquelle il est incapable de résister. Vivre avec un tempérament
macoutique signifie se comporter vis-à-vis des autres de manière grotesque et irrespectueuse
en faisant fi de tout code. Le macoutisme est donc un système qui ignore la
socialité de l´être, c´est-à-dire, une négation de la civilité, de l´honnêteté
et de la dignité : pratiques sociales courantes très respectées dans les Lakou
lorsqu´on se réfère au milieu rural haïtien. Nous pouvons enfin ajouter que le
macoutisme est la brutalisation de la pensée par la peur et l´introduction chez
le sujet social l’idée de vengeance et de complexe (de supériorité ou d´infériorité).
2.
La
limite de la compréhension du macoutisme
Ce côté phénoménal du macoutisme s´identifie à une sorte
de banditisme d´État, c’est-à-dire un État qui assoit tout son système de
domination et de gouvernance sur la peur et la violence. Le macoutisme, produit
d´une culture politique ancrée dans la dictature duvaliériste, a transformé
l’État haïtien en un État délinquant et fait de la vie sociétale un véritable
champ de jungle, de trahison et de méfiance. C´est bien dommage, regrette
Gérard Pierre-Charles, que, bien que si enraciné dans les pratiques sociales
haïtiennes et issu d´une histoire récente haïtienne, le macoutisme reste encore
un phénomène peu connu – voire méconnu ou peu compris – dans le milieu
intellectuel haïtien (PIERRE-CHARLES, 1973). Célèbre économiste haïtien, il
voulait dire par là que beaucoup d’Haïtiens ignorent et ne comprennent pas ce
qu’a vraiment été le macoutisme, ce dont il était absolument capable et ce dont
il est encore capable jusqu´à aujourd´hui.
Michel Rolph-Trouillot y ajoute que, en refusant de
comprendre le duvaliérisme – par ricochet le macoutisme –, nous sommes
condamnés à le reproduire (TROUILLOT, 1989). C´est comme effacer un souvenir frais
d´hier à jamais, renchérit Jean-Claude Bajeux qui, dans la préface du livre de
Bernard Diederich, Le Prix du sang, trouve une façon très classique et
éclairante pour expliquer ce défaut de mémoire qui conduit à un oubli si facile :
Dans un pays dominé par
l´oralité où le passé récent se transforme en secret d´État, il n´est pas
facile de faire le récit de ce qui s´est passé dans ces 47 dernières années. La
mémoire, pour de multiples raisons, est chargée d´occulter et d´oublier.
L´insolente impunité empêche aux bouches de s´ouvrir et aux langues de se
délier. Comme l´a bien dit Élie Wiesel, prix Nobel de la Paix : “Le bourreau frappe toujours deux fois, la
seconde par le silence des victimes”. Duvalier a systématiquement utilisé les
disparitions et le silence sur les disparitions comme un instrument stratégique
pour imposer une chape de terreur et de silence au peuple haïtien (DIEDERICH,
2005, p. 7).
Par le silence de l´atrocité, on finit toujours par reproduire
les représentations inefficaces et inefficientes, et, sans les corriger, nous pataugeons
dans les mêmes erreurs du passé. En fait, dans beaucoup d´autres domaines de la
société haïtienne, l´oralité est dominante. On peut prendre comme exemples, la
musique, le vodou, les madan sara,
la liste n´étant pas exhaustive. Ce, en dépit du succès des uns et la
popularité des autres. Cette oralisation des faits sociaux et historiques
affecte la qualité d´analyse des problèmes, participe de la théorie du silence,
mais elle est surtout une conséquence de l’effacement des archives, une
pratique très en vogue dans toute dictature et à laquelle recourent les hommes
de mains du régime. Les tontons-macoutes étaient chargés de cette bésogne. A
noter que l´absence de documents – pour ne pas dire la privation – rend
difficile la production intellectuelle et ne cesse d´entraver la recherche scientifique.
Cela fait donc tomber Haïti dans une corruption de son histoire sociale et
politique, dans l´amateurisme politique et l’improvisation de solutions faciles
à des problèmes sociaux complexes. De plus, il rend compte de toute la difficulté
méthodologique et épistémologique à comprendre et à expliquer le macoutisme d´un
point de vue sociologique.
En bénéficiant largement de cette oraliture, le système macoutique
doit son plein succès à l´exhibitionnisme des violences et brutalités, à l´invisibilisation
de celles-ci, à la disparition de toute trace physique et matérielle
et à la passivité des citoyens. La pratique de disparition des preuves n´est
pas innocente. Elle empêche et bloque toute tentative d´incrimination du régime,
elle passe surtout par la destruction des archives et l’élimination systématique
de tout témoin afin de faire de la cruauté des tontons-macoutes un phénomène énigmatique.
Ce faisant, les sbires pensent mettre fin à l’histoire et obliger chaque
personne à sombrer dans un oubli collectif des martyrs de cette dictature
féroce, puis, en contrepartie, c´est le régime lui-même qui impose sa propre histoire,
qui, en fait, est une fausseté et une falsification de l´histoire vraie et
véridique. Le macoutisme, rappelons-le, est totalitaire et autoritaire, il s´infiltre
partout : familles, clubs d´amis, entreprises, universités, églises,
écoles, sphères privées et publiques, etc. Ce qui veut dire qu´il est une pratique
qui va à l´encontre de toute règle de sociabilité, de civilité et de cohésion
sociale. C´est surtout dans cet angle-là que le macoutisme transcende le duvaliérisme
en ce sens qu´il s´impose comme une marque indélébile chez chaque haïtien-ne.
Ce dernier aspect peut se traduire par une sorte de contamination
sociale généralisée de la société par l´esprit macoutique. Sur ce point, l´économiste
haïtien Leslie Péan, qui a étudié la corruption économique du régime duvaliériste
dans les tréfonds des structures sociales du pays, a fait une observation
intéressante en soulignant l´avarice, la cupidité l´impitoyabilité, la cruelle escroquerie
qui caractérisaient les tontons-macoutes, dont même les milieux ruraux les plus
dépaysés n´ont pas été épargnés. Là ils étaient à la fois policiers, militaires
et juges, ils collectaient des impôts, ordonnaient des arrestations sans mandat
et des libérations sans aucune forme de procès, tuaient et faisaient
disparaître les corps, tout cela au mépris de la loi et du respect des droits humains
(PÉAN, 2007, p. 326-329). Nous renforçons pour dire, dans son expression la plus
généralisante et imposante, que le macoutisme ne se résume pas au tonton-macoute,
autrement dit, il va au-delà de la personne physique du tonton-macoute tel que décrite
dans les paragraphes précédents.
Enfin, le macoutisme fait appel à un état psychologico-mental
national de peur, de crainte et d´angoisse. Si, auparavant, il suffisait
seulement d´entendre parler d´un tonton-macoute pour commencer à chier dans son
pantalon, son nom seulement faisait trembler, le dernier mot lui revenait
toujours et ne pouvait, sous aucune forme, être contesté voire contredit, He
bien, c´est une erreur de croire que cette mentalité nous a quittés. Aujourd´hui,
la forme physique du macoutisme est certes inexistante, mais son côté mental,
manifesté avec autant de subtilités et de ruses dans le milieu social et
culturel haïtien, fait fureur et est encore plus dangereux. Imposition d´une
pensée ou d´une idéologie, violence verbale ou langagière, refus de la
diversité d´opinions, rejet automatique de l´autre sans le connaître, jugement
discriminatoire sur le choix, l´origine, l´appartenance raciale, sociale,
sexuelle ou politique de la personne, exclusion, intolérance, triomphe de
l´incompétence sur la compétence, violence médiatique, monopolisation du
discours..., telles sont parmi les différentes formes que peut prendre le
macoutisme contemporain. Si le macoutisme est tout ça sauf le respect de la
loi, des droits humains, des principes démocratiques, des libertés
individuelles et de l’État de droit, alors il convient de comprendre comment il
a pu faire son entrée à Cité Soleil.
3.
Le
macoutisme à Cité Soleil et son implication dans les violences armées
Comme on vient de le voir, tout a été infesté par la
pensée macoutique : de l´espace urbain jusqu´au tréfond du milieu rural en
passant par le centre des bidonvilles de la capitale. Le macoutisme s´est ancré
dans les mœurs et habitudes haïtiennes comme véritable mode de pensée violent,
radical, extrémiste et imposant. Cité Soleil n´en était pas exemptée. C´est d´ailleurs
l´un des quartiers populaires où le macoutisme s´est imposé comme pratique
sociale, où il a fait ses preuves et a eu le plus grand succès à cause des
résultats qui en découlaient. Il est connu de plusieurs que Cité Soleil a fait
connaissance avec la violence politique – puis la violence sociale – et les
abus par
le biais des tonton-macoutes d´abord, des Attachés/Fraph ensuite.
En effet, l´implantation des pratiques macoutiques à Cité
Soleil coïncident avec sa fondation entre 1960 et 1965. Dès le début, Cité
Soleil, de son nom originel Cité Simone, était habitée par de nombreux tontons-macoutes :
certains y ont établi domicile de façon normale,
d´autres y ont pris possession en occupant de force les maisons construites
auparavant par l´État haïtien pour les victimes des incendies de La Saline
et de Cité Rouge, d´autres encore se sont accaparés des biens de ceux ou
celles considérés-es opposants au régime. A l´époque, les noms des
tontons-macoutes les plus célèbres étaient Pierre Anatole, Raymond, Fritz qui
vivaient à 1ère Cité. Selon le témoignage d´un homme qui a vécu plus
de 30 ans à Cité Soleil, ces hommes ont été les premiers instigateurs de la
division de Cité Soleil en Haut-Soleil et Bas-Soleil (Témoignage, 14/06/2017).
La 1ère Cité fait partie de Haut-Soleil et, à
l´époque où cette division géographique et sociale fut imposée, les macoutes ne
toléraient pas que les gens des autres quartiers – surtout ceux de Wharf – fréquentent
1ère Cité ou viennent y semer le désordre et la zizanie (Témoignage, 15/05/2017).
D´autres macoutes comme eux, affirme un autre interviewé, aimaient s´exhiber, résoudre
leur différend par la force et faire le show avec leurs armes en présence de
tout le monde, surtout en présence des enfants et adolescents pour qui ces exhibitions
étaient devenues un rendez-vous hebdomadaire chaque dimanche. Les jeunes, eux,
regardaient cela comme un véritable spectacle. De plus, les premières rivalités
entre groupes sociaux à Cité Soleil ont commencé avec les tontons-macoutes
eux-mêmes, car, tout tonton-macoute ne se considérait pas comme ayant la même
valeur sociale et politique, le même droit que l´autre (Témoignage, 22/05/2017).
De fait, suivant leur accointance avec Palais national – symbole
du pouvoir exécutif –, certains macoutes se sentaient supérieurs par rapport
aux autres. La discrimination sociale parmi eux dépendait de nombreux facteurs
: grade, habillement, contact, argent, modèles de voitures, type d´arme, inutile
d´allonger la liste. Assis sur la galerie de son deux pièces en se croisant les
pieds, cet interviewé que nous avons rencontré à Soleil 17 nous laisse
comprendre que :
Anatole ne
s´entendait pas avec Fritz parce que, lui, il était le chouchou du commandant
de la Caserne Dessalines. Il ne l´aimait pas. A Projet Drouillard, Adrien, un
macoute devenu Attaché par la suite, haïssait Charly, un autre ancien militaire
jugé trop idéaliste. Il y a même eu une guerre entre eux et la maison de chacun
était transformée presqu´en un champ de bataille, de là ils échangeaient des tirs
(Témoignage, 15/05/2017).
Deux autres personnes interviewées sur la question renchérissent
pour dire que, contrairement à ce que l´opinion publique croyait, l’harmonie
sociale n’était pas si rose entre les tonton-macoutes. En fait, il existait une
réelle opposition entre les tontons-macoutes de 1ère Cité (Haut-Soleil)
et ceux de Wharf (Bas-Soleil), de sorte que les premiers se faisaient appeler faiseurs
de réchaud et les seconds pêcheurs de crabes (Témoignages, 5/05/2017
; 04/05/2017). Des blagues et plaisanteries qui, par la suite, allaient se transformer
en de véritables propos discriminatoires et préjugés, générant ainsi de vraies animosités
et inimitiés entre les deux groupes jusqu’au jour où un violent conflit éclate
et marque le divorce définitif entre Haut-Soleil (nord) et Bas-Soleil (sud).
Lequel divorce a accouché de cette Cité Soleil que nous voyons aujourd´hui.
D´un autre côté, cet état d´animosité et d´inimitié s´est
prolongé sous le règne des Attachés/Fraph. La plupart étaient d’anciens tonton-macoutes
ou d´anciens militaires démobilisés, qui se sont vite faufilés dans les rangs de
ces nouvelles milices formées après le coup d´état de 1991, afin de se
renouveler et d´être toujours actifs sur la scène politique. Sur le plan
pratique et de la violence politique et sociale, les Fraph/Attachés sont une
continuité des tonton-macoutes. Un renouvellement de ces derniers. Par
conséquent, la même discrimination sociale entre grand et petit macoute se
continuait entre grand et petit Attaché/Fraph, et cela a provoqué de graves
conflits. A titre d´exemple, nous pouvons citer l´altercation sanglante de
plusieurs jours à Projet Drouillard, vers 1992, qui a opposé les sergents
Adrien et Charly, deux anciens militaires – devenus Attachés/Fraph – qui
avaient leur maison située l´une en face de l´autre dans le bloc M. En effet,
après le coup d’État du 30 septembre 1991, plusieurs tonton-macoutes convertis
en Fraph/Attachés s´installèrent dans les quartiers tels que Projet Lintho
1&2 et Projet Drouillard et y occupèrent de force les maisons laissées par
des personnes ayant fui les persécutions politiques du nouveau régime militaire.
Il faut noter deux choses. En premier lieu, Projet Lintho
1&2 et Projet Drouillard sont une des réalisations de logements sociaux
exécutés par le gouvernement haïtien au cours des années 70 et 80 à Cité Soleil.
En second lieu, à Projet Drouillard et Projet Lintho 1&2, les maisons sont
reparties en blocs alphabétiques de A à P. On y trouvait beaucoup d´Attachés/Fraph
comme c´était le cas au temps des tonton-macoutes jusqu’à leur déchouquage
en 1986. En l´interviewant sur son lieu de travail à Soleil 4, ce témoin d´une
quarantaine d´années, ancien footballeur, nous a fait un rappel intéressant :
Tu te rappelles Pa
gen danje ?,
nous répond-il, cet Attaché/Fraph cruel, sanguinaire et impitoyable, qui marchait
toujours avec sa machette couline à la ceinture. He bien, c´était un violeur.
Il a violé puis enceinté beaucoup de jeunes filles à Projet Linhto 1 ou 2. La
maison où il habitait était la maison d´un Lavalas qui quitté le quartier parce
qu´il avait peur qu´on vienne le tuer (Témoignage, 03/05/2017).
Que certaines d´entre elles aient été faites dans la parfaite
légalité et d´autres dans l´illégalité, donc par la force, il reste que les occupations
de logements sociaux faites plus tôt par les tonton-macoutes et plus tard par
les Attachés/Fraph, ont multiplié leur présence à Cité Soleil, l´ont transformée
en un bastion de groupes paramilitaires. Les agressions, abus et violences de
tout genre qui en découlaient ont forcé certains jeunes à s´enfuir tandis que d´autres
étaient obligés de vivre dans la clandestinité. On y reviendra. Il y a eu d´une
part un double processus d´occupation des maisons par les tontons-macoutes. Le
premier remonte aux années soixante, entrecoupé par leur expulsion en 1986, le
second s´est produit en 1991 et a été une sorte de revanche et un retour en
force des tonton-macoutes. D’autre part, la prise de possession des maisons à
Cité Soleil s´est faite également par des Fraph/Attachés après le 30 septembre
1991, suivie de la chasse de ces derniers en 1994.
A noter bien que ces deux chasses – disons mieux ces deux
déchouquages – ont été l´œuvre non pas d´un programme gouvernemental de
désarmement, mais celle des masses populaires, surtout des jeunes qui vivaient
dans la clandestinité et avaient hâte de revenir à Cité Soleil en refusant de
ne plus vivre dans la peur et le marronage. Il est clairement logique de
comprendre qu´en déracinant les tonton-macoutes dans un premier temps et les
Fraph/Attachés dans un second temps, ces jeunes étaient parvenus à entrer en possession
de tout ce qu´ils possédaient : biens matériels, armes, munitions, etc.
Ici, nous ne mentionnons pas les nombreuses distributions d´armes clandestines faites
par différents groupes politiques à Cité Soleil depuis la fin des années 90. Ce
n´est pas que nous ignorions ou oublions ce phénomène, mais parce qu´il est
postérieur au macoutisme qui concerne à la fois les tonton-macoutes et les
Attachés/Fraph, de plus, il fait partie d´un ensemble d´autres faits complexes
voire invisibles, qui méritent une étude à part.
Nous le rappelons, la division de Cité Soleil en moun
anwo ak moun anba a non seulement été source de nombreux conflits et
violences, mais elle a d´abord débuté avec les tonton-macoutes, s´est ensuite aggravée
par les Attachés/Fraph. Depuis lors, elle s´est consolidée et stagnée sous
le règne permanent de groupes de jeunes armés. C´est l´une des séquelles de
l´implantation macoutisme dans cette communauté, qui, de façon intentionnelle,
a entraîné beaucoup de jeunes à la criminalité, à la violence et au banditisme.
Il a donc suscité plusieurs réactions.
En guise de réaction à l´implantation du macoutisme à
Cité Soleil et à tout ce qu´il renfermait de violent, s´est développé parmi les
jeunes un double phénomène de riposte. En premier lieu, une stratégie de
résistance s´est créée et celle-ci consistait dans des invasions nocturnes et
parfois quelques attaques diurnes par ceux-là qui vivaient dans la
clandestinité. Selon le témoignage ci-dessous d´un cinquantenaire, directeur
d´école, interviewé à Bélécou, les jeunes intellectuels en herbe représentaient
une menace aux yeux des tonton-macoutes.
Il y avait beaucoup
de tonton-macoutes à Cité Soleil. Dans mon quartier à Bélécou, il y avait
plusieurs. Ils n´aimaient pas les jeunes qui aimaient l´école, qui aimaient
lire. Dès qu´ils voyaient un livre dans la main d´un jeune, rapidement ils le
qualifiaient de kamoken. C´est ce qui a fait que beaucoup de jeunes ont fui
Cité Soleil. Certains revenaient clandestinement voir leurs parents. Mais, il y
avait d´autres jeunes qui ripostaient, qui attaquaient le soir les
tonton-macoutes, mais ça était dangereux et rare. Moi, par exemple, un jour un tonton-macoute
m´a arrêté, j´étais avec des amis et j’avais un livre en main. Il a tenu le
livre tête en bas parce qu´il ne savait pas lire, il m´a accusé de petit kamoken,
après m´avoir frappé, il m´a relâché. J´ai eu de la chance. Ma mère avait peur
et m´a envoyé chez sa sœur passer quelque temps (Témoignage, 14/06/2017).
Ce témoignage montre que si certains jeunes ont accepté le
mode de vie clandestin que leur imposaient les tonton-macoutes et les Attachés/Fraph,
d´autres en risquant leur vie essayaient, autant se peut, de contrecarrer le
système. Par ailleurs, le témoignage fait ressortir la technique employée par
les tonton-macoutes lorsqu´il s´agissait d´appliquer leur violence sur les
jeunes à Cité Soleil. Celle-ci commençait par une étiquette de kamoken (qualification
créole de communiste), une fausse accusation qu´ils aimaient accoler à toute
personne – réelle ou imaginaire – soupçonnée de s´opposer au régime, être
communiste à l´époque était sévèrement réprimé. Pour les Fraph/Attachés, par
contre, l´étiquette qu´ils utilisaient pour qualifier les jeunes était celle de
zenglendo.
Pour cela, ils les persécutaient et leur rendaient la vie dure. Ce jeune leader
d´une organisation sociale à Soleil 19 s´en souvient bien :
Chaque jour en
allant à l´école, je voyais des corps de jeunes garçons dans les rigols, ils
étaient au moins deux, parfois 3 ou 4. On dit que c´était tous des zenglendo
qui sont allés piller les maisons la nuit et que les Attachés ont trouvés et
les ont tués. Ces messieurs-là étaient sans pitié dès qu´il s´agissait d´un
zenglendo (Témoignage, 26/03/2017).
En second lieu, la chasse – pour être plus précis le déchouquage
– aux tonton-macoutes dans un premier temps et aux Fraph/Attachés dans un
second temps, a débouché sur un nouveau phénomène, celui du zenglendoisme.
Si avant, le mot zenglendo était un simple qualificatif abusif des
Fraph/Attachés employé contre les jeunes, il était devenu au fil du temps un
fait réel en soi au point qu´il s´est amplifié. En occupant une place prépondérante
dans la communauté de Cité Soleil, le zenglendoisme commença à prendre peu
à peu la forme d´un banditisme armé. Envahies par la frayeur à cause de ce
phénomène, plusieurs familles préféraient déserter leur maison le soir pour n´y
revenir que le matin afin d´éviter bastonnades, viols et assassinats des
zenglendo. La famille de celui qui nous a fourni le témoignage ci-après en
a été victime et nous l´avons rencontré en tenue vestimentaire au Lycée de
Soleil où il donne des cours de philosophie :
Il y a ensuite le
problème de zenglendo que j´ai oublié de parler, ça veut dire, des hommes qui
rentraient chez les gens pour piller leur maison. On les appelait zenglendo
parce que c´est seulement le soir qu´ils sortaient pour casser les maisons. En
créole, zenglendo signifie kasèt kay (casseur de caille), donc il était
difficile de savoir qui était là-dedans ou pas, c´est pour cette raison que je
ne peux pas citer de noms. Mais, on dit qu´un certain Dyeve était le chef des
zenglendo. Quand j´étais enfant, les zenglendo ont pillé la maison de ma maman,
mais ils ne nous ont pas frappés. On avait la chance (Témoignage,04/05/2017).
En revanche, le même phénomène força beaucoup de gens – plusieurs
étaient des jeunes garçons – à s´organiser en groupes de brigades de surveillance
et à créer des cellules de résistance, d´autoprotection et d´autodéfense. Constitués
majoritairement de jeunes armés d´armes blanches : bâtons, piques,
machettes, marteaux, pierres, enfin, de toutes sortes d´objets capables de
servir à se défendre, ces groupes étaient une réponse violente aux pires violences
nocturnes des zenglendo. L´activité nocturne de brigade se voulait, d´un
côté, une prise en charge automatique par la population elle-même de sa propre
sécurité, une stratégie d´autodéfense et d´autoprotection des jeunes contre un
éventuel retour des tonton-macoutes et Fraph/Attachés, de l´autre. Devenue de
plus en plus fréquente dans les quartiers populaires, cette pratique consistait
également dans l´application par les acteurs de leur propre justice populaire. Le
témoignage suivant de cet éducateur, fier, trappé dans sa cravate rouge prête à
l´étrangler, et assis sur son fauteuil dans son bureau, est très éclairant :
Le phénomène du
zenglendo apparait dans les années 90, c´était des petits cambrioleurs des
quartiers. Les habitants avaient très peur. A cause des zenglendo, beaucoup de
familles ont quitté leur maison. Mais, ceux qui restaient ont organisé des brigades
de surveillance pour chasser les zenglendo, les tonton-macoutes, les Fraph, les
Attachés, tout voleur qu´ils attrapent. Moi, à l´époque, j´ai acheté ma
machette pour défendre ma famille. C´était vraiment un mouvement de protection
et de défense des zones. On utilisait des armes blanches, il n´y avait jamais
d´armes à feu. Mais, quand j´ai vu que les jeunes qui faisaient partie de ces
groupes utilisaient des armes à feu, j´ai quitté ça (Témoignage,08/05/2017).
Il en résulte, effectivement, que ces groupes de brigades
commençaient à abandonner l´usage des armes blanches au profit des armes à feu.
Ils ont eu raison des zenglendo en ce sens que, toute personne soupçonnée
ou prise en flagrance de zenglendoisme, a automatiquement été mise à
mort par eux-mêmes sans aucune forme de procès. Depuis lors, cette pratique convertit
les jeunes des masses populaires en justiciers. Plus tard, il s´en est suivi une
imitation, une répétition et une reproduction des mêmes pratiques et habitudes violentes
d´extorsion, de pillage, d´escroquerie, d´abus, etc., auxquelles les habitants de
ce bidonville faisaient face au temps des tonton-macoutes et Fraph/Attachés. Car,
si pour certaines personnes qui pratiquaient une activité professionnelle,
économique ou commerciale le matin ces activités nocturnes brigadières n´étaient
qu´un passe-temps, pour d´autres, sans emploi, vivant dans l´oisiveté, elles
étaient devenues carrément leur principale préoccupation. A partir de là, l´on
comprend pour cette dernière catégorie – d´ailleurs majoritaire – la tentation de
tomber facilement dans la criminalité organisée, l´escroquerie, l´extorsion, le
vol et de pratiquer les mêmes actes qui ont été reprochés aux tonton-macoutes
et Fraph/Attachés.
Les activités de brigades de surveillance, de vigile,
d´autoprotection et d´autodéfense à caractère surtout nocturne contribuent certes
à une sécurité autoproclamée ou autogérée par chaque groupe, mais elles participent
également du début de l´histoire des violences et conflits armés à Cité Soleil surtout
avec l´arrivée d´un groupe dénommé l´armée rouge.
On prétend que ce groupe – considéré comme l´ancêtre des groupes de jeunes
armés à Cité Soleil – est né de ces activités brigadières dont l´État n´avait
aucun contrôle tant en termes de naissance ou de gestation qu´en termes de
dégénérescence et de prolifération. Cela signifie que de nombreux jeunes en
reprenant les mêmes pratiques d´extorsion, d´arrogance, d´intolérance et d´agressivité
des tonton-macoutes, Attachés/Fraph tendaient à les ressembler de plus en plus
en action et en comportement. Comme les tonton-macoutes, beaucoup de jeunes qui
allaient grossir l´effectif des groupes armés par la suite venaient de la
campagne, ils étaient analphabètes, pauvres, chômeurs, ils n’avaient pas non
plus un toit pour dormir, et, pour survivre, ils devaient compter sur l´appui
d´un ami ou d´une connaissance, sinon le vol restait leur ultime option. De
fait, comme l´atteste le témoignage ci-dessous, même si plusieurs savaient se
débrouiller en exerçant un petit métier et s´en contentaient en dépit des
difficultés, beaucoup ont pu survivre en extorquant, volant, tuant.
Je connaissais
beaucoup de gens qui étaient dans les brigades : Ti gason qu´on appelait Kaka
djab, Maître, Delva, Tisson, etc. C’était des gens de bien. Mais, le mouvement
a dévié et pris une autre orientation. Beaucoup cherchaient à défendre ses
intérêts personnels. Vers la fin des années 90, c´est fini, il n´y a plus de
brigades, mais des groupes de voleurs, de tueurs, d´assassins, de violeurs
(Témoignage, 30/05/2017).
On dit qu´avec son arme à la main – achetée ou acquise à
un quelconque prix – le jeune sans emploi, affamé et non éduqué se sent doté
d´un super pouvoir selon lequel il est prêt à commettre n’importe quel crime
pour un piteux montant pourvu que cela le sorte de la galère. J´impute au
macoutisme un tel état mental considérant que l´être macoute sommeille comme un
volcan en chaque haïtien. Le
sujet armé qui sévit aujourd´hui à Cité Soleil est non seulement un pur produit
du macoutisme, en raison du poids écrasant de ce phénomène sur sa socialisation
sociale et culturelle, mais parce qu´il en a fait surtout un être paradoxal et fragile,
une menace et une utilité. Un être utile quand, par exemple, dans son quartier il
prétend remplacer l’Etat en permettant à des gens d´accéder à l´électricité, à
des rations alimentaires, à l´eau, à la nourriture, en les aidant à payer la
scolarité de leurs enfants, à prendre soin de leurs familles, etc. Un élément fragile
en ce sens que la source de toutes ces actions « bienfaitrices » n´est
autre que la criminalité (vol, enlèvement, kidnapping, assassinat…) dont les
victimes pourraient avoir été un proche, un ami, une connaissance de ceux ou
celles qui reçoivent ces aides. Bref, jouir de tout cela renvoie à serrer – que
l´on veuille ou pas – la main du diable.
Toute chose étant égale par ailleurs, le macoutisme
circulait parmi les jeunes comme un modèle dominant, imposant et puissant. En
d´autres termes, un enfant qui a grandi à l´époque de la fureur des
tonton-macoutes et Fraph/Attachés à Cité Soleil, voyait en eux non pas
uniquement une image de démonstration de force, d´imposition de volonté, d´intimidation,
de pression, de dévalorisation, de violence, d’intolérance, mais encore un
modèle social de réussite facile qu´il avait envie d´imiter. C´est son modèle,
du coup il s´impatiente d´être comme lui. Les phénomènes actuels prouvent
comment les générations antérieures avaient commencé à reproduire ce modèle
sous la forme de petite délinquance exprimée sous les yeux impuissants des
familles, et à la base de laquelle était cachée une envie matérielle pressante
de tout posséder d´un seul coup : bijoux, argent, voiture, vêtement,
chaussure, maison, etc. Nous en vivons le résultat aujourd´hui : cette
petite délinquance a eu pour point culminant la transformation de Cité Soleil
en une zone totalement contrôlée par des groupes de jeunes armés, d´où le
phénomène du banditisme social.
Ainsi, de par leurs actions violentes, injustes,
illégales, antisociales, antidémocratiques, etc., et de par leurs comportements
abusifs, les actuels sujets armés illégaux à Cité Soleil ne se différencient
guère des tonton-macoutes et Fraph/Attachés même si ces derniers ont injecté en
eux le gêne de la violence, même si ce sont eux qui les ont fait gouter pour la
première fois de leur vie à la violence sous toutes ses formes. Rappelons-le,
d´un point de vue historique et sociologique, ils étaient le modèle social le
plus proche et le plus influent pour les jeunes à Cité Soleil. En ce sens, il
faut comprendre que les excès de zèle, les extravagances, les exhibitions
d´armes, et j´en passe, dont ils faisaient montre n´allaient pas sans produire
d´effets en retour. Tout cela dominait le quotidien des jeunes, participait au
façonnement de leur comportement et de leur personnalité, les aidait à
construire un type de relations sociales porté sur la violence comme porte de réussite.
C´est donc sous cet angle que l´implication du macoutisme dans les conflits
armés et violences collectives à Cité Soleil mérite d´être comprise.
Considérations finales
En résumé, le macoutisme, que l´on veuille ou non, a grandement
participé à la construction sociale des jeunes des premières générations à Cité
Soleil. Il leur a servi d´ancrage, de socialisation culturelle et sociale pour pouvoir
penser, modifier, transformer et agir sur leur environnement. En fait, les
jeunes n´ont pas choisi le macoutisme – disons de préférence, ils n´ont pas
choisi d´être macoutes par pensée, par action ou par pratique –, il s´est
imposé à eux comme une force extérieure à laquelle il leur était difficile
voire impossible de renoncer. Certains y ont certes résisté, mais beaucoup y
ont succombé par faute d’un niveau d’éducation adéquat pour refuser les offres
des groupes criminels, ou parce que le modèle macoutique était tout simplement plus
puissant, dominant et imposant que n´importe quel autre modèle social si bien
qu´ils en étaient devenus prisonniers. Il était donc plus qu´évident que leur
socialisation soit affectée tant par la pensée que par l´action et la pratique
perverses du macoutisme.
C´est ce qui fait, en dépit de tout, du macoutisme un
point de départ crucial pour comprendre le sens de la dégénérescence sociale
des conflits et violences à Cité Soleil. Mais, le macoutisme n´a pas de point
d´arrêt, c´est un phénomène en constante mutation et en perpétuelle réapparition.
Il a donné naissance à un phénomène que nous appelons le zenglendoisme, lequel
a forcé les jeunes à la création de brigades de surveillance, que nous appelons
aussi une espèce de « brigadisme » des jeunes. Celui-ci allait,
malheureusement, déboucher par la suite sur le banditisme social. A Cité
Soleil, comme dans d´autres quartiers populaires, jusqu´à présent brigadisme et
banditisme se côtoient, se concilient et se donnent la main. Ainsi, les
violences collectives et conflits armés à Cité Soleil peuvent être traduits dans
une équation à plusieurs inconnus : macoutisme, zenglendoisme, brigadisme,
banditisme. En tant que mode de pensée et pratique sociale qui transcendent les
générations, le macoutisme est le plus important parmi ces trois éléments :
ils découlent de lui, il les conditionne, il était leur base, enfin, c´est lui
qui leur a fourni une forme et une vie. Mais, ils vont ensemble et ce n´est
qu´une violence sociale qui change de nom tout simplement. Les générations sur
lesquelles ils s´étendent sont réparties en cinq prenant ainsi pour référence
l’émergence et la formation des premières fractions de groupes armés. Celles-ci
feront l´objet d´une autre étude.
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Antoine Nan Gonmye, aurait existé et avait
pour vrai nom Antoine Pintro. En effet, selon la légende haïtienne, il vivait sur
l´habitation des Gommiers (Roseaux) dans la région de la Grande- Anse, d´où le
nom Antoine nan Gommier. La dénomination de cette localité située non
loin de Jérémie est due à l’abondance d’arbres producteurs de gommes ou de résines.
Suivant les dires et les croyances, Antoine était un houngan et servait
plusieurs loas à la fois : Ti Jean petro, Erzuli Dantor, Legba... Grâce à ses
facultés surnaturelles, on croyait qu´il avait le pouvoir de prédire beaucoup
d’évènements qui, selon la légende, se sont de fait produits par la suite. Il
faisait des prédictions pour les régions, pour les personnes qui venaient le
consulter, enfin, pour tout le pays. De plus, ses puissances invisibles lui auraient
permis de lire dans le passé, le présent et l’avenir. Tout Haïtien croit qu´Antoine
était toujours au courant de tout à l’avance et l´expression qui porte son nom
signifie un avertissement. Enfin, on fait croire qu´Antoine serait mort approximativement dans les années 1940 mais son nom
survit et sa légende avec.
Voir Pierre-Charles, Gérard. Radiographie d´une dictature : Haïti et Duvalier.
Montréal : Nouvelle optique, 1973, 205p ; Trouillot, Michel-Rolph. Les racines historiques de
l´État duvaliérien. Port-au-Prince: Henri Deschamps, 1986. Pour ces auteurs, le duvaliérisme a été un régime totalitaire au même titre
que le fascisme en Italie.