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lundi 17 janvier 2022

LES DESSOUS D´UN CRIME : ET SI LES ASSASSINS ETAIENT DANS LES FAMILLES PLUTÔT QUE DANS LA VILLE ?

 Constat des faits

Dans la nuit du mercredi 7 au jeudi 8 juillet 2021, un événement tragique s'est produit à Pèlerin 5: le président Jovenel Moïse est abattu de plusieurs balles chez lui, en présence de sa femme et de ses enfants. Haiti se réveille sous le choc, car, historiquement parlant, c'est pour la quatrième fois qu'un président - la personne la plus protégée du pays - est mort dans des conditions si odieuses, occultes et tristes. Nombreux sont ceux qui, par un exercice insipide et embarrassant, essaient de comparer ce drame à un assassinat qui remonte à plus de deux siècles d´histoire : celui du père fondateur de la nation haïtienne, en l´occurrence Jean-Jacques Dessalines, le 17 octobre 1806. Ce faisant, ils tentent de faire de M. Moïse un martyr et par ce martyrisme il entrerait immaculé dans le panthéon historique haïtien. Une telle volonté à lui vouer tout un culte de martyr, alors que tout le monde sait pertinemment dans quelles conditions il était devenu président, souille la mémoire de nombreuses victimes - qu'elles soient fameuses ou pas. Nous pensons plus précisément à Me. Montferrier Dorval, froidement assassiné l'entrée de sa maison quelques jours avant; ce constitutionnaliste habitait le même quartier que le président. Il s'agit donc de deux cas de meurtre en moins d'une semaine dans le même endroit. Alors, pourquoi voir l'un comme martyr et l'autre non?

Cet effort cultuel est creux, méchant et indécent. Si ce n´est par mécompréhension de notre histoire, c´est peut-être par ignorance et étroitesse d'esprit qu´une telle comparaison s´installe dans les pensées. En effet, bien que M. Moïse devienne le quatrième sur la liste des chefs d´État – après Jean-Jacques Dessalines, Vilbrun Guillaume Sam et Cincinnatus Leconte – à avoir subi une fin si ténébreuse, son cas ressemble plus à une exécution sommaire qu´à un assassinat dans le sens classique du mot, même si, admettons-le d'ores et déjà, la frontière différentielle entre ces deux termes n´est pas toujours bien définie. De plus, les contextes sociaux et politiques dans lesquels ces hommes d'État se sont fait tuer diffèrent complètement, en ce sens que Dessalines est mort dans une embuscade dans les rues de Pont-Rouge, Sam a subi le lynchage d´une foule enragée et incontrôlable, quant à Leconte, son sort est le plus occulte de tous: le Palais national a explosé avec lui et d'autres personnes à l'intérieur. On ne saura jamais combien de morts. M. Moïse a été exécuté chez lui, dans sa propre maison, ce qui revêt ce dernier crime d'un sens symbolique particulier, que nous essayerons de décortiquer plus loin. Mais, retenons pour l'instant que ces quatre meurtres de l´histoire politique récente de ce pays ont pourtant quelque chose en commun : c´est que les assassins, les vrais bien entendu, demeurent et demeureront introuvables.

Pourquoi ? La raison est simple : en Haïti, la justice est de plus en plus décevante, elle est souffrante, enfin, elle est mourante. Si les trois premiers cas d´assassinat de chefs d´État – sans compter les innombrables assassinats faits sur d´autres personnes plus ou moins célèbres dans la société – n´ont jamais fait l´objet d´un procès national, si la justice, même à titre posthume, n´a jamais été rendue aux victimes, pas plus à leur famille, si les auteurs intellectuels et exécuteurs de ces crimes n´ont jamais été clairement identifiés ni ébranlés, alors, il m´est difficile de comprendre par quelle logique l´on connaîtra aujourd´hui les auteurs de ce dernier crime, à moins qu´on veuille faire de la démagogie. Car, d´un côté, le pays en lui-même ne dispose ni de système judiciaire fort ni de moyens technique, technologique, logistique et structurel pour un tel exploit, d´un autre côté on ne ressent pas vraiment une volonté au niveau des plus hautes instances de l´État à se pencher sur cette affaire. En plus, on constate que toute personne œuvrant dans ce sens est écartée, à commencer par le ministre des Affaires étrangères, M. Claude Joseph, qui, en dépit de tout, on doit admettre qu´il a travaillé à l´arrestation d´un auteur important dans cette exécution. Il ne s´agit pas de basculer dans le pessimisme ou le fatalisme, mais d´être réaliste. Il est vrai que le monde a grandement évolué et la justice possède aujourd´hui plus de moyens pour traquer les assassins, mais la justice haïtienne, elle, a-t-elle évolué ? La réponse, tout le monde la connaît. Il suffit juste de jeter un simple coup d´œil tant sur l´état des locaux de justice que sur les conditions de travail des juges.

Néanmoins, ce qui est arrivé à M. Moïse fait ressurgir un tas d´interrogations, certaines plus classiques que d´autres : à qui profite le crime ? Quels sont les commanditaires, auteurs intellectuels et exécuteurs ? Comment un crime se commet-il ? Dans le cas qui nous concerne présentement, posons plutôt ces questions autrement : à qui l´exécution sommaire de Jovenel Moïse profite-t-elle ? Les premiers témoins, des plus immédiats aux plus éloignés, qui sont-ils ? Quels sont le sens, la signification et la dimension d´un tel acte survenu dans un contexte d´insécurité et de violence généralisé ? Que notre démarche s´appuie sur des analyses personnelles de la situation, il s´agit d´essayer de répondre aux questions ci-dessus en soutenant l´hypothèse qu´il faudrait rechercher les assassins dans les entourages familiaux et politiques plutôt que de le faire ailleurs, en faisant nôtre l´idée d´une exécution sommaire plutôt que d´un assassinat par une démarche de parallélisme cinématographique. Ce qui est loin d´être une tâche facile.

2.      A qui profite l´exécution sommaire du 7 au 8 juillet 2021 à Pèlerin 5 ?

On sait que même dans les pays les plus avancés, dotés d´un système policier et judiciaire fort et solide, retrouver l´assassin d´une haute personnalité politique, d´un chef d´État de surcroît, participe d´une tâche titanesque parfois même impossible. Ce n´est point l´affaire d´amateurs en raison du caractère sensible de la question et les grands intérêts qu´elle peut cacher. Outre que, partout et ailleurs, ces genres de crime sont le plus souvent profitables à une élite – raciale, religieuse, politique, économique ou conservatrice –, ils témoignent surtout d´un conflit idéologique issu de la volonté d´une classe à faire échoir une autre. C´est ainsi que plusieurs personnes croient que l´exécution de M. Moïse cache d´innombrables intérêts, qu´elle a été planifiée à l´intérieur même de la famille politique du président. Que ces allégations soient vraies ou fausses, il convient de retenir qu´assassiner un chef d´État réunit une batterie de complicités et provoque une infinité de réactions. Le cas de M. Moïse n´est pas si différent.

En effet, certains pensent qu´on en voulait à M. Moïse depuis qu´il était allé chercher des alliés ailleurs (chez des Russes, chez des Taiwanais, croit-on) sans la permission des États-Unis, du coup un complot international aurait été mis en marche pour l´éliminer. Pour d´autres, l´affaire du Sogener, groupe de fourniture d´électricité en Haïti, doit être mise en première ligne de mire, en raison du fait qu´il aurait pris contre ce groupe des décisions qui visaient à réduire voire bloquer considérablement ses avantages économiques. Ces décisions, dit-on, avaient pour but de défendre les intérêts du peuple haïtien. D´autres encore soutiennent que la question raciale, ancrée dans les haines sociales haïtiennes, ainsi que le fait pour M. Moïse de s´être violemment attaqué aux intérêts de la classe économique traditionnelle et conservatrice haïtienne, tout cela aurait quelque chose à voir avec cette exécution. Autant d´opinions qui supposent que la tête de M. Moïse avait été, depuis longtemps, mise à prix d´or si bien qu´auteurs nationaux et internationaux se seraient associés pour parvenir ensemble à un tel but. Fort de ces opinions, les unes plus intéressantes que les autres, il existe par ailleurs plusieurs autres hypothèses qui puissent permettre de comprendre en profondeur cette exécution.

J´essaierai d´approcher la première hypothèse par un parallélisme cinématographique. Tout cinéphile et amant de film mafia sait que, d´un côté, quand quelqu´un a un dividende envers la mafia qu´il n´honore pas, la question de sécurité tant pour lui que pour sa famille ne tient plus, l´intégrité de sa maison ou l´inviolabilité de sa résidence perdent ainsi toute leur valeur. D´un autre côté, un deal mal tourné entre un membre de la mafia et les autres expose celui-ci au paiement d´un prix mortel. Si tel est ainsi dans les films, qui sont une facette explicative de la vie, pourquoi ne peut-il pas l´être également dans la vie réelle ? En fait, ce rapprochement entre le cinéma et la réalité – tant dans la forme que dans le fond – s´impose par la façon dont tout s´est déroulé : un commando lourdement armé s´est introduit dans la résidence privée de M. Moïse, l´a maitrisé et torturé avant de le cribler de balles, de briser ses membres supérieurs et inférieurs, de crever ses yeux et de blesser sa femme. Ces agissements et acharnements sur le corps disent long sur la façon dont il s´est fourré dans un deal lugubre qui a mal tourné et auquel son destin était désormais lié. Cela trouve son explication aussi bien dans son abandon par des acteurs internationaux que dans les interminables conflits d´intérêts au sein même de sa famille politique au point que, entre lui et ses alliés, rien n´allait plus au dernier moment. Il a donc été exécuté comme une vulgaire personne. Dans ces genres de situation, il est fort probable qu´une règle d´or ait été violée, mais laquelle ? On ne la saura peut-être jamais, car c´est de la pure mafiocratie en puissance.

Toutefois, une évidence tout au plus tranchante reste à soulever pour montrer qu´en plus d´être une exécution sommaire, il s´agit également d´un crime d´État. C´est que lors de cet événement, aucune riposte de la part des gardes rapprochés de M. Moïse n´a été rapporté, aucun policier n´a été blessé ou tué, aucun échange de tirs n´a été entendu, aucune autre personne n´a été victime, hormis sa femme atteinte de projectiles au bras. Tout ceci donne à comprendre qu´il s´agissait d´une exécution bien orchestrée au plus haut sommet de la hiérarchie décisionnelle à la fois nationale et internationale qui a le contrôle de ce pays. Elle montre aussi que M. Moïse avait perdu tout instinct de protection personnelle. Tout le contrôle du territoire, de l´appareil d´État, de son environnement familial, de son entourage politique direct ou indirect lui avait échappé. Ce manque de vigilance traduit l´affaiblissement des structures étatiques de surveillance et de protection des hommes d´État auquel il a lui-même contribué.

La deuxième hypothèse fait appel à ce que j´appellerais une liquidation « blancomanique » de M. Moïse, sachant que, dans le sens commercial et économique du terme, on liquide toujours ce dont on n´a plus besoin ou ce qui est de trop. Que faut-il entendre d´abord par l´expression « blancomanisme » dont souffre le pays ? Il n´est un secret pour personne qu´Haïti est un pays où c´est le blanc qui dit, domine et décide tout, ainsi, tout émane de sa volonté. Même pour « boucher un trou de rat », construire une latrine, il faut absolument passer par lui, à tel enseigne que dans certains quartiers populaires, à Cité Soleil ou à Martissant, par exemple, les murs de cantines populaires, de toilettes communautaires, de citernes d´eau – et j´en passe – sont trempés des logos de l´USAID pour montrer que c´est l´œuvre de cette agence étasunienne. Ce n´est qu´un exemple parmi tant d´autres étant donné que dans ce pays le blanc est surtout symbolisé par trois puissances occidentales : États-Unis, France (plus Union Européenne) et Canada. C´est ce trio, croit-on, qui décide de ce que le petit haïtien doit mettre dans son ventre, sans son accord, sa bénédiction, sa permission, son approbation, rien n´est possible. De ce fait, en Haïti, le blancomanisme n´est ni une fiction ni une invention, mais une réalité vivante, réelle et irréfutable. Mais le blanc qui est-il vraiment ? C´est un sujet que nous avons déjà abordé dans un article publié sur jeandefabien2614.blogspot.com.br.

Cela étant, nous sommes donc en droit d´avancer l´hypothèse qu´un tel crime ne se serait jamais produit si le « tonton blanc » ne l´avait pas permis. L´accuser, l´incriminer, le culpabiliser ou l´innocenter, tel n´est pas le but que nous poursuivons ici, et, de toute façon ce serait une entreprise inutile qui ne nous amènerait nulle part. Mais il s´agit plutôt de comprendre que, suivant un raisonnement logique simple, si le blanc a le contrôle de toutes les frontières et de toutes les institutions clefs du pays, à savoir, le palais national, la primature, le parlement, la banque centrale, la police – pour ne citer que celles-là –, sans compter les capacités technologiques sophistiquées qu´il détient, il avait non seulement la prémonition de ce qui se tramait contre M. Moïse, mais surtout le pouvoir de l´empêcher. « Qui peut le plus peut le moins », dit le proverbe. S´il a laissé les exécuteurs agir alors qu´il avait la pleine capacité de les arrêter, il a sans aucun doute ses raisons et il faut croire qu´il y est aussi trempé. Ce n´est pas sûre qu´on puisse connaître ces raisons parce qu´en fait elles resteront malheureusement à jamais inconnues. En attendant de résoudre ce grand désespoir, il faudrait peut-être se consoler sur cette demi-vérité : l´exécution du 7 juillet 2021 ne saurait ne pas émaner du plus haute intelligentsia des blancs internationaux mêlés aux blancs Haïtiens ayant cessé d´être nègres, qui ne voyaient plus leurs intérêts dans cet homme.

En dernier ressort, il faut prendre en compte l´avantage que procure cette exécution à la classe politique haïtienne, véreuse et pourrie, qui, quelle qu´elle soit son implication, directe ou indirecte, fait toujours sortir ses griffes de discorde lorsqu´il s´agit de défendre ses intérêts mesquins. Cet assassinat balaie le terrain politique et fait place non seulement à de nouveaux acteurs et à de nouvelles tendances, mais surtout à de nouvelles contradictions, à de nouveaux déchirements pour des portefeuilles ministériels et à de nouvelles ambitions. L´ambition la plus ressentie ces jours-ci provient, à la grande surprise de tout le monde, de la veuve de M. Moïse qui ne cache pas ses prétentions présidentialistes. Elle multiplie déplacements, interventions et prises de position politiques en s´adressant surtout aux gens de la province. Ce faisant, elle suit les traces de son feu mari. Pour certains, cette stratégie sert à brouiller et à obstruer les pistes de son témoignage, précieux en tant qu’épouse et témoin important du drame, sur l´exécution de son mari. Pour d´autres, il s´agit d´une technique d´intimation étant donné que, avant la mort de son mari, les deux étaient suspectés d´implication dans l´assassinat du célèbre avocat haïtien, Me. Montferrier Dorval. Cette exécution s´avère un déblayage qui n´a toutefois pas résolu le problème politique complexe haïtien. Elle a plutôt fait naître de faux espoirs et laissé un cigare allumé dans les deux bouts.

3.      Les premiers témoins : des plus immédiats aux plus éloignés, qui sont-ils ?

Où sont passés les premiers témoins de cette exécution ? Combien de personnes se trouvaient à la résidence de M. Moïse le soir même du crime ? Qui sont-elles ? Que sait-on sur leur identité ? Ont-elles été identifiées ? Si oui, ont-elles donné leur témoignage ? Qu´est-ce qu´elles ont déclaré au juste ? Où étaient les gardes du corps de M. Moïse qui avaient la charge de le protéger ? Où étaient les enfants ? Toutes ces questions traduisent que beaucoup de détails importants et de zones d´ombre planent gravement sur cette affaire, surtout ceux relatifs à la quantité et à l´identité des personnes présentes ce soir-là à la maison. En effet, si l´on doit partir des entourages familiaux de M. Moïse – des plus proches aux plus éloignés –, il faut d´abord cibler les membres de sa famille (sa femme et ses enfants) et ceux de sa belle-famille. Ensuite, il est important de considérer la présence des personnes fréquentant habituellement son domicile et partageant son quotidien, en l´occurrence les servantes, les gardiens de cour, les amis, les visiteurs, même un jardinier serait le bienvenu. Enfin, les dernières personnes avec qui il était en contact vingt-quatre heures avant la perpétration de l´acte ont aussi leur mot à dire. Tout dépend de la complexité de l´enquête, la police peut même envisager de remonter jusqu´au dernier mois de ses contacts. Sa femme, la survivante de cette tragédie, est, jusqu´à présent, la seule personne que nous savons qui se trouvait là.

C´est quand même très étrange pour la résidence d´un président dont on suppose être un endroit très fréquenté par des gens qui y arrivent pour diverses raisons : réunion, rencontre, demande, sollicitation de toute sorte. De plus, le jour même du drame, il se jouait un match intéressant de l´Euro 2021 : l´Angleterre affrontait le Danemark en demi-finale. Même si, il faut le préciser, on ne connait pas la préférence sportive de M. Moïse, mais s´appuyant sur l´amour et la passion de la majorité des Haïtiens pour le football, on pourrait insinuer que, mise à part sa famille, d´autres personnes auraient pu être présentes chez lui ce 7 juillet, ne serait-ce que pour cette raison sportive. Peut-être M. Moïse lui-même s´était-il intéressé à regarder le match. Toute carte doit être filée. S´il n´est pas possible d´affirmer ou d´infirmer ces présences, il est tout aussi difficile de croire qu´il n´y en avait pas. Qui étaient ces gens ? Où sont-ils maintenant ? On l´ignore. À ce que l´on sache, elles ne furent pas tuées puisqu´on n´a trouvé qu´un corps sans vie, celui de M. Moïse. Où étaient sa femme et ses enfants lors du drame ? Qu´est-ce que les policiers et les juges ont trouvé sur le lieu du crime ? Autant de questions qui resteront sans nul doute sans réponse. C´est dur. Il nous reste l´approche analogique avec les films – malgré sa limite par rapport au réel – pour comprendre cet événement.

Sur les lieux du crime – ainsi que cela se passe dans les films – tous les éléments sont importants et utiles pour l´investigation policière. Le triage et la sélection peuvent venir après, mais dès les premiers instants rien ne doit être négligé, tout doit être envisagé. C´est-à-dire qu´en matière de crime, réunir les premiers indices de façon immédiate et instantanée ainsi qu´interroger les premiers témoins présents sur le lieu du crime s´avère deux méthodes préliminaires fondamentales qui contribueront au bon déroulement de l´enquête. Le plus profane des humains le sait, nul besoin d´être savant ou expert pour le comprendre. Pourtant, c´est tout le contraire qui s´est produit dans le cas de M. Moïse : la scène de crime a été souillée, les premiers indices ont disparu, sur le lieu du crime la police n´a trouvé personne, outre qu´on ne sait rien sur l´identité des gens présents la principale survivante, l´épouse de la victime, n´était plus là. Peut-on mettre tout ça sur le compte d´un principe de secret de défense comme on le voit souvent à la télévision ? Entre temps, le peuple, lui, a ses petites idées en tête et s´imagine des noms. De fait, que la police le veuille ou pas, beaucoup de noms circulent déjà tant dans la presse nationale qu´internationale, parmi lesquels l´homme qui occupe actuellement la primature, un haut gradé de la police, des mercenaires colombiens et j´en passe. La police s´acharne à trouver les acteurs et commanditaires externes, ce faisant, elle privilégie les pistes externes par rapport aux pistes internes. Cette méthode apportera-t-elle des résultats fiables et efficaces ? C´est du moins ce que tout le monde espère. Mais préférer les preuves externes alors que les preuves internes sont tout aussi importantes et utiles – je dirais même indispensables – me semble être une méthode suspecte.

Pourquoi la police et la justice n´expliquent pas les raisons pour lesquelles, après le drame, l´épouse de M. Moïse, le témoin le plus immédiat voire le plus important dans cette affaire, a vite été évacuée par je ne sais qui ? Elle s´est réveillée sur le lit d´un hôpital étranger à Miami pour se faire opérer au bras où elle aurait reçu quelques projectiles. Comment cela s´est-il produit ? Avait-elle un accompagnement policier pour effectuer ce déplacement ? Pourquoi y a-t-il eu un tel empressement pour la faire soigner ailleurs ? N´y avait-il pas vraiment d´hôpital dans le pays qui pouvait réaliser cette opération ? Nous n´en saurons pas plus. Mais une chose est sûre, c´est que cette précipitation a carrément anéanti toute chance d´obtenir des témoignages, pistes et preuves fiables. Il n´est pas anodin d´entrevoir là encore la main manipulatrice d´un blanc, s´il faut considérer le fait qu´elle soit revenue au pays accompagnée d´agents de sécurité étrangers. Depuis ce retour, elle ne s´adresse qu´aux journalistes étrangers et ne fait qu´accroître son quotient politique. Tout ceci donnerait à croire qu´elle est sous haute protection du Département d´État américain. Ainsi, si les premiers témoins des plus immédiats aux plus éloignés sont flous, si le témoin le plus important est sous l´emprise américaine, des personnes puissantes essaient d´étouffer les preuves internes. En conséquence, je crains fort que le système judiciaire haïtien soit en mesure de rendre la justice, ce malgré toute sa bonne volonté.

4.      Le sens, la signification et la dimension d´une telle exécution

Il est temps maintenant de se pencher sur le caractère pluridimensionnel de cet événement qui marque le XXIe siècle haïtien. Cette exécution cache derrière elle beaucoup de penseurs et d´idéologues – des plus actifs aux plus invisibles. Elle met en lumière d´innombrables réalités, elle brasse avec elle plusieurs tendances, elle concerne un nombre incalculable d´acteurs, d´auteurs intellectuels et d´exécuteurs, bref, elle est plusieurs choses à la fois. C´est une exécution d´abord nationale vu que le nom de plusieurs haïtiens y sont cités ; elle est ensuite multinationale et transnational en raison de l´implication de plusieurs autres nationalités (Colombiens, Dominicains, Américains, etc.) et de sa matérialisation par quelques étrangers aidés des nationaux, elle est enfin internationale à cause de sa répercussion à l´échelle mondiale. Avant le drame plusieurs acteurs politiques et organismes de droits humains avaient dénoncé la présence de mercenaires colombiens, américains et dominicains sur le territoire national. Alors qu´au départ ils n´ont pas été pris au sérieux – soit parce que leur information était peu fiable, soit parce que les décideurs concernés savaient ce qui se tramait et ont choisi de fermer les yeux –, on apprendra que les principaux individus ayant pris part à cette exécution étaient particulièrement de nationalité colombienne, dominicaine et américaine. Ce qui se traduit par une sorte de complicité entre acteurs haïtiens et étrangers.

Par ailleurs, tandis que quelques minutes après le drame le monde entier était déjà au courant, en Haïti d´aucuns, juge et commissaire de police, n´étaient présents à temps pour constater les dégâts, recueillir les témoignages et rassembler les premiers éléments de preuve. La présence de ces derniers ne s´est manifestée que vers les cinq heures du matin, soit quatre heures plus tard puisque selon les voisins tout s´est passé entre minuit et une heure du matin. Fut-ce un hasard ? Peut-être. Mais, tout religieux et spiritualiste sait ce que cet horaire représente dans l´imaginaire haïtien. Le fait qu´un commissaire et un juge de paix aient pointé leur nez au domicile de la victime si tardivement, cela a été perçu par plus d´uns comme une sorte de mépris non seulement pour la personne du président, mais encore pour la présidence en tant qu´institution.

Or, dans les premières heures qui ont suivi le drame, la femme de la victime a été reçue dans un hôpital américain, des soins intensifs lui ont rapidement été administrés pendant que le corps sans vie de son mari allongé sur le sol gisait encore dans son sang. Entre temps, personne ne sait rien des enfants de la victime – s´ils étaient présents lors de l´exécution de leur père ou pas –, des serviteurs de la maison, des gardes rapprochés, des parents et beaux-parents, des gens de la maison. Ayant trouvé refuge au Canada, un fils de la victime se met à faire des déclarations suspicieuses pendant que sa mère n´a qu´un souci, celui de promouvoir sa candidature à la présidence. Qu´est-ce qu´est devenue cette famille ? Qu´en reste-t-il d´elle ? Par tout cela, on finit par comprendre que M. Moïse c´est d´ores et déjà du passé, que les manœuvres des autorités policière et judiciaire à lui rendre justice n´est que de la pure hypocrisie. D´ailleurs, leur arrivée tardive a non seulement été une entrave à la fiabilité de l´enquête, mais surtout une aubaine pour ceux qui auraient un quelconque intérêt dans cette évacuation précipitée de l´épouse de la victime.

5.      Considérations finales

Il faut, à titre de conclusion, réfléchir sur la rapidité avec laquelle la police haïtienne a réagi à cette exécution. Loin de lui tendre des fleurs, cette célérité est plutôt questionnable, elle aussi, dans la mesure où cette même police porte dans ses actifs une sacrée réputation d´être lente et de faire souvent preuve de faiblesse voire d´inexistence dans des cas d´enlèvement, de kidnapping et d´assassinat, devenus monnaie courante depuis bien avant la mort de M. Moise. Dans ce cas, qu´est-ce qui a pu bien motiver ce comportement même si le cas en question a concerné un ancien président ? Qu´est-ce qui prouve que les personnes arrêtées sont les vrais coupables ? N´est pas un stratagème de la police pour faire porter le chapeau à des innocents ? Ne cherche-t-elle pas elle-même à brouiller alors que son rôle principal est de protéger les vies et les biens ? Où était-elle avant la matérialisation de l´acte d´exécution ? Pourquoi n´a-t-elle pas pu le prévenir et l´anticiper ? Ne dispose-t-elle d´un service de renseignement ? Dire qu´elle savait et qu´elle a laissé faire, ce serait manquer de respect à l´institution policière. Mais la dédouaner de l´une de ses principales responsabilités, celle de prévenir les crimes, ce serait la pire insulte qu´on n´ait jamais faite à l´intelligence humaine. En tout cas, rien n´est sûr dans ce pays où l´on ne fait que poser des questions, qui resteront toujours sans réponses. Mais, cette célérité policière après coup fait revenir à l´esprit la fameuse théorie de conspiration dont l´un des principes fondamentaux est l´invention de boucs émissaires, la fabrication de fausses preuves. Or, tout bouc émissaire n´est qu´une fiction pour brouiller les pistes et créer des faux : faux acteurs, faux témoins, faux témoignages, faux coupables et fausses victimes.

Par ailleurs, il y a un dernier aspect qui mérite notre attention, c´est que plus d´uns pensent que si M. Moise avait été pris dans un guet-apens ou une embuscade hors de chez lui, cela aurait été moins humiliant, douloureux et triste pour sa famille. Ce point de vue renvoie à quelque chose comme : il n´y a aucun lieu où l´on puisse se sentir plus en sécurité que dans sa propre maison. Cet analogisme entre un lieu plus sanctuarisé et protégé qu´un autre possède, à notre avis, tout son intérêt et dégage un élément significatif qu´il importe de prendre en considération. Mais d´entre de jeu, que les choses soient bien claires : un assassinat – une exécution pour rester dans le sujet qui nous préoccupe – reste et demeure douloureux, agonisant et inacceptable quel que soit le lieu de sa perpétration, en d´autres termes, le lieu ne change rien à la souffrance provoquée par la mort brutale d´un être humain. En effet, l´idée qui est derrière cette exécution à domicile est la désacralisation et la désanctuarisation du domicile privé. Se faire assassiner chez soi, à l´intérieur de sa propre résidence, un chef d´État de surcroit, est une chose qui frémit et fait carrément tomber toute idée de forteresse, de sacralisation et de sanctuarisation que revêtait la résidence pas seulement d´un président, mais tout individu ordinaire.

Si autrefois dans ce pays le domicile privé d´une personne était un sanctuaire inviolable vu son caractère privé, sa maison était le lieu où elle se sentait le plus en sécurité, cet acte vient tout juste de mettre fin à toute cette représentation sacrosainte. Et de fait, aujourd´hui, aucun lieu ne revêt cette dimension sacrée si bien que des groupes armés se sentent de plus en plus à l´aise pour enlever des gens voire tuer un diacre au sein même d´une église avant de séquestrer sa femme. En réagissant à cet acte, certaines personnes déplorent une absence totale de solidarité, mais le problème concerne plutôt la fin de toute nature inviolable, sanctuarisée et sacrée de la propriété privée : les espaces religieux ne sont plus les lieux dont on avait peur auparavant, dont on craignait la nature sacrée et déclenchement des courroux divins. Et c´est ce qui est le plus préoccupant.

Enfin, cette exécution est un échec pour la démocratie occidentale telle qu´elle est imposée en Haïti. Car, choisir de se débarrasser de quelqu´un par ces méthodes si extrêmes et radicales remonte au temps de la barbarie. Elle regorge d´infinis mystères et dévoile par conséquent le vrai visage du champ politique : une jungle où tout petit se fait dévorer par le grand, où tout élément gênant est ipso facto éliminé.


Jean FABIEN

PHD en Sociologie.

 17/01/2022

Comment citer cet texte?

FABIEN, Jean. Les dessous d'un crime: et si les assassins étaient dans les familles plutôt que dans la ville? Campinas, SP: 2022. Blogspot. Disponible sur (...). Dernier accès le: jour/mois/année.

dimanche 18 avril 2021

LE POIDS DU « MACOUTISME » DANS LES CONFLITS ARMÉS ET VIOLENCES COLLECTIVES À CITÉ SOLEIL

 

 LE POIDS DU « MACOUTISME » DANS LES CONFLITS ARMÉS ET VIOLENCES COLLECTIVES À CITÉ SOLEIL

THE WEIGHT OF "MACOUTISM" IN ARMED CONFLICTS AND COLLECTIVE VIOLENCE IN CITÉ SOLEIL

Résumé

Au cours des années 60, un phénomène social prit corps dans la société haïtienne, son nom est le « macoutisme ». Il s´y est imposé en mode de pensée et en pratique sociale. Son rôle dans le surgissement des conflits armés et violences collectives dans certains quartiers populaires comme Cité Soleil est très peu discuté. L´objectif de cet article est d´évaluer le poids du macoutisme dans la territorialisation de ces principaux faits sociaux récurrents et dans la création de groupes armés à Cité Soleil. Comment en dépit de tout le macoutisme est-il arrivé à s´ancrer dans les mentalités haïtiennes jusqu´à nos jours ? Quel est son poids dans la balance des violences à Cité Soleil ? Nous tenterons de réfléchir à ces questions au moyen d´études théoriques et de témoignages recueillis sur le terrain.

Mots-clés : Macoutisme. Zenglendo. Brigade. Socialisation. Cité Soleil.

Abstract

During the 1960s, a social phenomenon took shape in Haitian society, its name is "macoutism". It has established itself in thought and social practice. Its role in the emergence of armed conflicts and collective violence in some working-class neighbourhoods such as Cité Soleil is little discussed. The aim of this article is to assess the weight of macoutism in the territorialization of these main recurring social facts and in the creation of armed groups in Cité Soleil. How, in spite of all the macoutism, has it managed to become part of Haitian mentalities to this day? What is its weight in the balance of violence in Cité Soleil? We will try to reflect on these issues through theoretical studies and testimonies gathered in the field.

Keywords: Macoutism. Zenglendo. Brigade. Socialization. Cité Soleil.

 

« Dès que j'ai un cauchemar C'est de tonton-macoutes que je rêve L'autre jour, je rêve : On me fait porter mon cercueil sur mon dos Tout le monde rit de moi dans toutes les rues de Port-au-Prince Il y a deux ou trois jeunes gens pour ne pas rire L'autre jour je rêve : On me fait creuser mon trou au cimetière Tout le monde rit de moi à la télévision Il y a deux ou trois jeunes filles pour ne pas rire L'autre jour je rêve : Un peloton de tonton-macoutes se préparent à me fusiller Tout le monde ricane Il y a une vieille pour ne pas rire Si j'en dis plus, le diable prendra ma voix ». (Félix Morisseau-Leroy, Diacoute 2, Ed. Nouvelle Optique, Montréal, 1972 apud HURBON, 1979, p. 91).

Introduction

Un armement clandestin des jeunes par une sorte d´être ou de corps « fantôme » – pour ne pas dire par une main invisible –, une militarisation à outrance de la population, seraient sans doute à l´origine à Cité Soleil tant d´une constitution et prolifération de groupes armés que d´une amplification des conflits armés et violences collectives entre diverses fractions de groupes illégalement armés. A cela s´ajoutent une exploitation abusive de leurs précarités et une mauvaise gestion étatique de leur situation économique et sociale. Ces éléments causals sont certes intéressants voire incontestables. Cependant, il faudrait creuser un peu plus loin pour comprendre que les pratiques conflictuelles, abusives et violentes parues à Cité Soleil dans les années 90 proviennent de sources multiples – les unes plus complexes que les autres –, dont l´une d´entre elles est le macoutisme. Comment en dépit de tout le phénomène macoutiste est-il arrivé à s´ancrer dans les mentalités haïtiennes jusqu´à nos jours ? Quel est son poids dans la balance des violences armées à Cité Soleil ?

Nous traiterons de ces questions en cherchant à discuter et à interroger cet élément macoutiste dont le rôle dans le processus de militarisation et gangstérisation de cette commune nous semble être indéniable. Il s´agira, dans un premier temps, d´expliquer si le macoutisme doit être entendu en tant que mode de pensée ou pratique sociale. Dans un second temps, nous mettrons l´accent sur les limites de la compréhension du macoutisme et, dans un troisième temps, nous réfléchirons sur le rôle qu´il a pu bien jouer dans la production des conflits et violences armés à Cité Soleil.

Notre démarche sera donc possible au moyen d´études théoriques et de témoignages sur le sujet. Nos enquêtes ont été menées dans plusieurs quartiers à Cité Soleil parmi lesquels il convient de souligner Cité Gérard, Bois Neuf, Cité Lumière, Brooklyn, Bélécou, Boston, etc. Par ailleurs, les personnes interviewées sont âgées de 18 à 50 ans. 70 % d´entre elles vivent encore à Cité Soleil, 30 % y ont vécu. Parmi ces 30 %, la majorité fréquente quotidiennement Cité Soleil à cause de leurs activités professionnelles, commerciales, éducatives, religieuses, économiques, politiques, culturelles, ou à cause d´un membre de leurs familles qui y habite. Ce sont des éducateurs, religieux, politiques, commerçants et autres en ce qui a trait à leur profil social. Ainsi, nous soutiendrons pour hypothèse que le macoutisme est à la fois un mode de pensée et une pratique sociale qui a eu sa forte et significative implication – jusque-là non problématisée – dans le bastion de violence armée et de criminalité qu´est devenue Cité Soleil.

1.      Le macoutisme : mode de pensée ou pratique sociale ?

Au premier abord, il convient de signaler dans le cadre de cet article que le macoutisme est une expression forgée par certains auteurs haïtiens (PIERRE-CHARLES, 1973 ; HURBON, 1979, p. 91-130, 1987 ; TROUILLOT, 1989), à partir de faits sociaux, politiques, économiques et culturels terribles qui se sont produits en Haïti sous le régime dictatorial des Duvalier ayant gouverné le pays d´une main de fer de 1957 à 1986. Pour bien évaluer son poids dans les violences à Cité Soleil, nous l´aborderons ici sous deux angles : un mode de pensée et une pratique sociale. Mais bien avant, il faut éclaircir certaines choses.

1.1.Pour éviter toute confusion…

Il importe de faire savoir d´entrée de jeu que le macoutisme s´est installé partout dans toutes les sphères sociales haïtiennes : l´État, l´armée, la famille, l´université, l´église…, même les milieux sociaux les plus reculés du pays n´en étaient pas épargnés voire les quartiers populaires. Il aurait donc survécu au duvaliérisme. Doit-on pour cela dire que macoutisme et duvaliérisme ne se différencient pas ? Pas tout à fait ! C´est du pareil au même, certes, mais un bémol doit être apporté.

Le macoutisme, c’est la violence réactionnaire et pro-impérialiste, portée à son comble dans cette phase ultime de la crise générale de l’économie et de la société haïtiennes. Le Tonton Macoute a carte blanche contre n’importe quel citoyen. Un frôlement, une altercation dans la rue avec un TTM peut avoir la mort comme conséquence. Des questions personnelles, des sujets sentimentaux, le désir de récupérer une somme d’argent prêtée à un « macoute » dans l’embarras, le refus d’une faveur, sont des motifs plus que suffisants pour mettre en marche l’implacable machine. (PIERRE-CHARLES, 1973, p. 78).

Le discours duvaliériste, en laissant intacts les structures sociales et le fonctionnement traditionnel de l'économie comme économie dominée par l'impérialisme américain (en particulier depuis 1915) va donc d’une part camoufler les intérêts de la bourgeoisie, des grands propriétaires et des capitalistes étrangers, et d'autre part détourner « la classe moyenne » (dont il prétend être le garant des intérêts) vers des idéaux mystifiés : la race, la culture, l'élitisme, le grand « leader » noir (HURBON, 1979, p. 98).

Bien que macoutisme et duvaliérisme soient une pièce de monnaie avec deux faces distinctes et qu´il soit indivorciable du duvaliérisme, celui-ci représente une culture politique plus vaste à laquelle est attaché un leader charismatique, tandis que celui-là est cette façon de penser, d´agir, de faire et d´être qui accompagne cette culture en lui servant de point d´appui. Le duvaliérisme est la transformation de l´État autoritaire traditionnel en un État totalitaire et le macoutisme son pivot (TROUILLOT, 1989, p. 174). Bref, il s´agit d´un double phénomène d´infestation de la pensée haïtienne. Notre intention ici n´est pas d´insister sur cette différenciation terminologique interminable entre macoutisme et duvaliérisme, nous nous intéresserons plutôt au macoutisme, car, il faut le décortiquer pour cerner comment son implication dans les violences à Cité Soleil doit être comprise.

D´entrée de jeu, ce qui est essentiel de noter, c´est que le macoutisme oppose l´État à la nation et soulève l´État contre la nation (TROUILLOT, 1989, op. cit.). Il n´est pas un régime politique à l´instar du présidentialisme, du parlementarisme ou autre. Il peut être défini, de préférence, comme une série de comportements, de conduites, d´actes, d´agissements et de pratiques sanguinaires sur le plan humain et social. Il se présente par ailleurs comme une mentalité arrogante, intolérante, agressive, violente et destructive. Il faut éviter de commettre deux erreurs. La première, de croire que le macoutisme a totalement disparu avec la chute des Duvalier. La seconde, de croire aussi que le macoutisme a été en soi un simple produit du duvaliérisme, ce en dépit du fait que ce dernier a servi à lui donner une forme, un corps, une vie et une matérialisation de la façon la plus inhumaine et spectaculaire qui n´ait jamais existé auparavant. Le macoutisme a bel et bien survécu après la chute de la maison des Duvalier et continue de hanter l´esprit des Haïtiens comme l´âme d´un mort qui refuse de partir en quittant le milieu social et culturel dans lequel il grandit, vécut et évolua. Par cela, il fait preuve de son efficacité, confirme sa puissance et installe sa permanence. Peut-être la littérature haïtienne pourrait-elle nous aider à comprendre cette survivance.

1.2.Le tonton-macoute : personnage fictif et sa place dans la littérature haïtienne

Dans la littérature haïtienne – écrite mais surtout orale –, le macoute est un personnage imaginaire et fictif au même titre que Bouki et Malice[1] (le savant/l´ignorant), Bwa piwo (l´homme géant qui voit tout), Grenn promennen (le promeneur qui est partout et nulle part), Antoine nan gonmye[2] (le sage qui sait tout) pour ne citer que ceux-là. Il s´agit en effet d´êtres fantasmagoriques et extraordinaires qui apparaissent dans les contes, les chansons, les poésies, le folklore haïtiens, dominent l´imaginaire collectif haïtien et y occupent une place de plus en plus importante. Peut-être n´ont-ils pas vraiment existé ni dans le temps ni dans l´espace, mais la légende fait croire qu´ils posséderaient des facultés surnaturelles qui vont au-delà de l´entendement humain, de sorte que chacune de leurs manifestations serait la symbolisation d’un ensemble de phénomènes humains et sociaux réels.

Le macoute figure, lui aussi, parmi ces types de personnages. Il est capable de faire peur aux enfants. En tant qu´être fictionnel, il incarne dans la littérature haïtienne la frénésie, la crainte et la soumission. Tant dans l´imaginaire collectif que dans le milieu culturel haïtien, c´est un personnage cruel et impitoyable chez qui l´enfant entrevoit la laideur. Habituellement, pour calmer et soumettre ce dernier, le forcer à manger, à aller à l´école, à faire quoi que ce soit ou à arrêter de faire quoi que ce soit, etc., on lui fait croire qu´un « tonton-macoute » serait derrière la porte prêt à le dévorer. Pris de frayeur, celui-ci est obligé de faire tout ce qu´on lui demande. Une bonne partie de la culture haïtienne est encore traversée par ces types de pensées (sociales ou religieuses) issues d´êtres légendaires et célèbres qui composent sa mythologie et sa cosmogonie. Donc, fictivement, le macoute est un être violent dont le rôle est de faire violence sur nous autres – rebelles ou insoumis – qui ne veulent pas se courber aux règles.

Ainsi, en essayant de faire ressortir la place du tonton-macoute dans la littérature haïtienne, nous mettons en évidence une sorte de corrélation, de mariage ou de mélange entre littérature et sociologie. Sur ce point, le sociologue haïtien et ancien directeur de la Faculté d’ethnologie, Claude Souffrant, explique le pourquoi d´une telle représentation littéraire du tonton-macoute. C´est qu’une grande partie de notre littérature est orale et que cette oralité est fortement imprégnée par la vie paysanne et la culture rurale. Dès fois, pour comprendre certaines réalités sociales, il faut aller les puiser dans cette littérature orale en dépit de toutes ses faiblesses et ses limites (SOUFFRANT, 1995, p. 183-184). C´est l´une des raisons pour laquelle on parle dans le milieu intellectuel haïtien d’une sociologie littéraire ou d´une littérature sociologique. Cela sous-entend d´une part que, même avec un accent paysan et profane, cette littérature orale décortique parfaitement bien les réalités du terroir, en elle d´autre part se trouvent les expressions les plus importantes de la structure sociale haïtienne.

Sur ce, la littérature aussi bien que la sociologie fournissent suffisamment d´éléments convaincants pour comprendre et penser le tonton macoute non pas comme un personnage historique et irréel, mais aussi comme un acteur social qui a appartenu à une structure politique. Le nom officiel de celle-ci était Volontaires de la Sécurité Nationale (VSN), créée en 1961 par Clément Barbot sous les ordres directs de François Duvalier. Ce dernier était même fier de la brutalité et de la sauvagerie des tonton-macoutes (PIERRE-CHARLES, 1973, op. cit). La structure macoutique, dit-on, était l´incarnation même de la violence politique du régime duvaliériste.

1.3.Le côté phénoménologique du macoutisme

Laissons de côté l´aspect imaginaire, fictif et incantatoire du macoutisme. Voyons à présent sa manifestation phénoménologique. Il s´agit pour André Corten d´un système qui, ayant réellement été constitué dans le temps et dans l´espace, s´est reposé sur l´appui de plus de 40 000 tontons-macoutes dont la mission était de créer la terreur et d´établir le totalitarisme comme mode de gouvernance (CORTEN, 2001, p. 50 ; HURBON, 1987, p. 20). Ce totalitarisme a domestiqué les principales sphères sociales du pays : église, armée, presse avant d´avoir enfin atteint toute la population.

Tout d´abord, dès son accession au pouvoir, la première tâche à laquelle s´attelle Duvalier est la domestication systématique – à son profit – de tous les appareils idéologiques (école, église, presse) et répressifs (armée, police, tribunaux). Les premières vagues de répression frappent les anciens concurrents politiques qu´il s´agit d´éliminer physiquement de la scène politique, puis les membres du parlement et les hauts gradés de l´Armée (HURBON, 1979, p. 95).

Ancré dans des pratiques sociale, culturelle, économique et politique, le macoutisme est une succession d´actes violents commis au nom du chef, en l´occurrence François Duvalier. La présence des tonton-macoutes partout dans toutes les institutions-clés (église, école, université…) a fini par faire de la société haïtienne une « société macoutisée ». Cette macoutisation impliquait d´une part une vie de zombie pour plusieurs tant par leur manière d´être et de penser que par celle d´agir. D´autre part, pour survivre dans une telle société, soit qu´on devienne tonton-macoute sans le vouloir, soit qu´on lie amitié avec un tonton-macoute et qu´on l´ait derrière soi comme protecteur, bref, il suffisait d´avoir le contact d´un macoute pour se faire respecter et s´imposer. D´où la cassure absolue de toute forme de solidarité sociale qui commence d´abord au sein des familles puis contamine toute la société. Tout le monde avait peur de tout le monde.

Le système parvient ainsi progressivement à détruire tous les liens de solidarité familiale : on peut craindre un beau-frère, une belle sœur, un cousin, un oncle, etc., car nul ne sait à quel moment l'un des siens détient une carte de macoute. Les associations traditionnelles dans les quartiers populaires et les campagnes sont affectées par le macoutisme devenu, au milieu d'elles, l'ordre de la terreur. Concrètement, le macoute peut non seulement piller les lieux publics, c'est-à-dire accaparer des terres appartenant à l'État, s'offrir des chèques mensuels sur des postes inexistants de la fonction publique, etc., mais aussi piller des biens privés : maisons, terres, voitures... Dans certains villages, le développement du macoutisme pousse certains commerçants et petits producteurs à réduire le volume de leurs activités pour éviter de travailler au seul profit des macoutes, c'est-à-dire de s'exposer à leur convoitise, donc aux rapines et aux vols. Le macoute commence toujours par soupçonner et accuser d'opposition au gouvernement celui dont il convoite les biens (HURBON, 1987, p. 20).

Ici, mis à part son infiltrant du macoutisme dans tous les compartiments sociaux, le sociologue haïtien met à nu la relation du macoute avec l´exécutif, la façon dont il acquiert ses biens : soit qu´il accapare le bien laissé vide par quelqu´un, soit qu´il prenne de force le bien de celui dont il se jalouse, dont il convoite la femme en l´accusant d´opposant au régime. Mais, il montre aussi la réaction des victimes harcelées à longueur de journée par les tontons-macoute : la passivité, qui consiste en la réduction du nombre d´activités commerciales ou économiques. Cet arrêt partiel peut en outre déboucher sur une fermeture définitive. A l´époque, quelqu´un qui avait un tonton-macoute derrière lui pouvait taquiner, agacer, intimider voire violenter qui bon lui semble sans que l´autre ne soit en position de piper mot. C´est ainsi qu´a commencé le processus de macoutisation de la société haïtienne et celle-ci s´accompagne d´une perversion du mot macoute et en fait un concept tabou. Car, on l´emploie çà et là, à tort et à travers en même temps qu´on a peur d´en, parler ou d´en débattre comme véritable problème sociétal. Tandis que le macoutisme devient inséparable et inconcevable sans les excès des tonton-macoutes, ces derniers sont surtout le prolongement des Attachés/Fraph[3], milices armées complémentaires surgies au lendemain du coup d´état de 1991, éparpillées partout et infiltrées dans toutes les structures sociales et politiques du pays.

Donc, derrière le macoute fictif qu´on vient de souligner dans la littérature haïtienne, c´est-à-dire un personnage cruel, laid, grossier, géant et terrifiant portant un chapeau large déchiré et un makout[4], dont la présence déclenche chez l´enfant une peur absolue se cache effectivement un tonton-macoute réel. On a peur de lui au même titre que les loas[5]. Cette analogie permet de comprendre qu´entre le réel et l´imaginaire, il existe une certaine relation, comme dit le proverbe haïtien – très usuel dans les lakou d´Haïti – la fimen pa janm leve san dife[6]. En premier lieu, le tonton-macoute était très connu d´abord par son langage hautain et son arrogance, comme le soutient la citation suivante :

Le trait caractéristique de tout « Macoute » véritable est l’arrogance. Parfois cette attitude suscite des conflits avec les soldats de l’armée régulière... qui en sortent toujours perdants. Elle est si caractéristique qu'elle peut tirer d'affaire quiconque aurait l’audace de l’adopter ! Il faut parler fort, sur un ton déterminé, le regard provocateur, et la menace à fleur de lèvres, tout en laissant apparaître ou imaginer une certaine protubérance au niveau de la taille ; à l’endroit où doit se loger le tout-puissant pistolet (PIERRE-CHARLES, 1973, p. 78).

 

En second lieu, son uniforme était aussi un indicateur distinctif de cette reconnaissance. Elle peut être décrite de la façon suivante : un chapeau bleu, des lunettes noires même quand il fait nuit, un foulard rouge passé autour du cou sur une chemise bleue marine, un pantalon bleu marin – certains avaient l´habitude de porter une cravate rouge et un brassard rouge attaché au bras droit sur la chemise –, une ceinture kaki autour du rein munie d´un revolver et d´un bâton dont le macoute ne se sépare jamais, enfin, des bottes militaires noires. En troisième lieu, il y en a qui circulaient en tenue civile ordinaire mais toujours munis d´un revolver à la hanche ou d´une mitrailleuse à la main.

En fait, le tonton-macoute laissait son arme à la visibilité de tout le monde. Il n´était pas comme les Fraph/Attachés qui parfois la dissimulaient sous leur chemise ou leur maillot. Apparemment, son nom disait plus que son uniforme, car, un macoute avait le pouvoir absolu qu´il tient directement de Duvalier. Comme dit, Hurbon (1979), le milicien est un Duvalier. C´est un individu constamment armé qui, portant son pistolet au vu et au su de tout le monde, peut le dégainer à n´importe quel moment. Qu´il soit formé ou pas, qu´il soit analphabète ou intellectuel, qu´il soit compétent ou incompétent, cela n´intéresse personne. Tout ce qui compte, c´est son allégeance au chef et au chef seul, donc à François Duvalier en personne (TROUILLOT, 1989, op. cit). Son chapeau couvrait constamment la quasi-totalité de son visage. Ses lunettes noires qu´il portait même le soir cachaient ses yeux méfiants et lui permettaient de fuir les regards. Recruté dans toutes les couches sociales : paysannerie, classes moyennes et bourgeoisie – surtout sur le fils dictateur, Jean-Claude Duvalier – (PIERRE-CHARLES, op. cit., p. 77), le macoute a dominé la scène politique et par ricochet le macoutisme devient une réalité sociologique qui depuis 1986 n´a point quitté la pensée sociale haïtienne.

De l´avis de Bernard Diederich, le macoutisme peut se définir comme une sorte de psychologie nationale (DIEDERICH, 1971). Il a eu un ancêtre.

Les Tontons macoutes, affirme-t-il, ont été précédés par les cagoulards, sorte de groupes de personnes portant des cagoules, opérant surtout la nuit et chargées d´exécuter les basses bésognes de son créateur en l´occurrence M. Duvalier (DIEDERICH, 1969, p. 105).

 

Qu´ils se soient succédé ou que les premiers aient été dominés par les seconds, il reste que ces corps, à savoir, les cagoulards et les tonton-macoutes, avaient le même créateur : François Duvalier, la même mission : participer à la pérennisation du régime duvaliériste, réduire voire affaiblir considérablement le pouvoir et l´influence de l´armée sur le palais national, symbole du pouvoir exécutif, enfin, la même finalité : la violence. Car, François Duvalier avait conscience des rôles joués dans l´histoire du pays par l´armée dans les coups d´état en choisissant et en renversant quand elle le désirait les chefs de l´État. Ce faiseur et défaiseur de présidents pour son propre compte, soutient Christophe Wargny, Papa Doc ne lui faisait plus confiance pour cette première raison, et la seconde pour être un instrument de coup d’État entre les mains du Département d’État des États-Unis.

Il crée une milice entièrement dévouée, les « volontaires de la sécurité nationale ». Tontons-macoutes, en abrégé. Elle s´infiltre dans tous les secteurs de la société. Toute-puissante et bénévole à la fois. Le volontaire national doit acheter sa tenue et ses armes. Intimidation et corruption deviennent structurelles. La fonction du milicien ? Classique : terroriser, contrôler par la peur ; dénoncer, punir. (...) La fonction du macoute est de faire peur au profit du maître, capable de faire reculer Dieu lui-même. Et chacun, ou presque, peut devenir macoute (WARGNY, 2004, p. 65).

 

Milicien puissant et omniprésent – perversion des Forces Armées d´Haïti qui n´existent que de nom – le macoute terrorise tous les compartiments sociaux par la pratique de l’espionnage[7], de la trahison, de la méfiance et de la peur, créant ainsi des soupçons et inventant des dénonciations infondées[8]. En créant le corps des tontons-macoutes, agent social et politique de discordance en rébellion et en opposition à toute structure normale d´un État de droit, Duvalier a voulu détruire la société civile et jeter la nation contre l´État et vice versa. Aujourd´hui, le macoute comme corps paramilitaire – socialement actif et visible sur la scène politique – n´existe plus, mais la façon de penser, d´être et d´agir macoutique – conséquence de cette création – reste immuable dans les mentalités haïtiennes. Sur cet aspect, le macoutisme n´a pas disparu du milieu social, culturel, économique et politique haïtien, il est toujours présent dans l’esprit de chaque Haïtien comme le pense Christophe Wargny :

La maison Duvalier (1957-1986) va marquer le pays au fer rouge : le présent durant trente années d´un système totalitaire, l´avenir en logeant un macoute dans la tête de chaque Haïtien. La réalité et la réputation chevauchent une machine dictatoriale sans faille (Ibid., p. 63).

 

« Un macoute logé dans la tête de chaque haïtien », voici une assertion qui traduit dans un langage expressif que le macoutisme est un comportement antisocial, une pensée arrogante[9], une façon d’être et d’agir agressive, intolérante et allergique au débat, à la discussion et à la contradiction ; une attitude brutale et monopolisatrice du discours. Tellement implanté dans les mœurs et habitudes haïtiennes, la pensée macoutique devient constitutive de l´être haïtien. Difficile pour lui de s´en livrer. Celui ou celle qui y parvient, Bob Nérée le qualifie de véritable héros (NÉRÉE, 1988). L´auteur nous prévient sur le fait que chaque jeune Haïtien – peu importe son environnement social et culturel de de socialisation, de fonctionnement ou d´évolution – est un macoute ambulant, que chaque petit Haïtien est un macoute en herbe. C´est comme une force mystique et surnaturelle qui ne le quitte jamais, à laquelle il est incapable de résister. Vivre avec un tempérament macoutique signifie se comporter vis-à-vis des autres de manière grotesque et irrespectueuse en faisant fi de tout code. Le macoutisme est donc un système qui ignore la socialité de l´être, c´est-à-dire, une négation de la civilité, de l´honnêteté et de la dignité : pratiques sociales courantes très respectées dans les Lakou lorsqu´on se réfère au milieu rural haïtien. Nous pouvons enfin ajouter que le macoutisme est la brutalisation de la pensée par la peur et l´introduction chez le sujet social l’idée de vengeance et de complexe (de supériorité ou d´infériorité).

2.      La limite de la compréhension du macoutisme

Ce côté phénoménal du macoutisme s´identifie à une sorte de banditisme d´État, c’est-à-dire un État qui assoit tout son système de domination et de gouvernance sur la peur et la violence. Le macoutisme, produit d´une culture politique ancrée dans la dictature duvaliériste, a transformé l’État haïtien en un État délinquant et fait de la vie sociétale un véritable champ de jungle, de trahison et de méfiance. C´est bien dommage, regrette Gérard Pierre-Charles, que, bien que si enraciné dans les pratiques sociales haïtiennes et issu d´une histoire récente haïtienne, le macoutisme reste encore un phénomène peu connu – voire méconnu ou peu compris – dans le milieu intellectuel haïtien (PIERRE-CHARLES, 1973). Célèbre économiste haïtien, il voulait dire par là que beaucoup d’Haïtiens ignorent et ne comprennent pas ce qu’a vraiment été le macoutisme, ce dont il était absolument capable et ce dont il est encore capable jusqu´à aujourd´hui.

Michel Rolph-Trouillot y ajoute que, en refusant de comprendre le duvaliérisme – par ricochet le macoutisme –, nous sommes condamnés à le reproduire (TROUILLOT, 1989). C´est comme effacer un souvenir frais d´hier à jamais, renchérit Jean-Claude Bajeux qui, dans la préface du livre de Bernard Diederich, Le Prix du sang, trouve une façon très classique et éclairante pour expliquer ce défaut de mémoire qui conduit à un oubli si facile :

Dans un pays dominé par l´oralité où le passé récent se transforme en secret d´État, il n´est pas facile de faire le récit de ce qui s´est passé dans ces 47 dernières années. La mémoire, pour de multiples raisons, est chargée d´occulter et d´oublier. L´insolente impunité empêche aux bouches de s´ouvrir et aux langues de se délier. Comme l´a bien dit Élie Wiesel, prix Nobel de la Paix :  “Le bourreau frappe toujours deux fois, la seconde par le silence des victimes”. Duvalier a systématiquement utilisé les disparitions et le silence sur les disparitions comme un instrument stratégique pour imposer une chape de terreur et de silence au peuple haïtien (DIEDERICH, 2005, p. 7).

 

Par le silence de l´atrocité, on finit toujours par reproduire les représentations inefficaces et inefficientes, et, sans les corriger, nous pataugeons dans les mêmes erreurs du passé. En fait, dans beaucoup d´autres domaines de la société haïtienne, l´oralité est dominante. On peut prendre comme exemples, la musique, le vodou, les madan sara[10], la liste n´étant pas exhaustive. Ce, en dépit du succès des uns et la popularité des autres. Cette oralisation des faits sociaux et historiques affecte la qualité d´analyse des problèmes, participe de la théorie du silence, mais elle est surtout une conséquence de l’effacement des archives, une pratique très en vogue dans toute dictature et à laquelle recourent les hommes de mains du régime. Les tontons-macoutes étaient chargés de cette bésogne. A noter que l´absence de documents – pour ne pas dire la privation – rend difficile la production intellectuelle et ne cesse d´entraver la recherche scientifique. Cela fait donc tomber Haïti dans une corruption de son histoire sociale et politique, dans l´amateurisme politique et l’improvisation de solutions faciles à des problèmes sociaux complexes. De plus, il rend compte de toute la difficulté méthodologique et épistémologique à comprendre et à expliquer le macoutisme d´un point de vue sociologique.

En bénéficiant largement de cette oraliture, le système macoutique doit son plein succès à l´exhibitionnisme des violences et brutalités, à l´invisibilisation de celles-ci, à la disparition de toute trace physique et matérielle[11] et à la passivité des citoyens. La pratique de disparition des preuves n´est pas innocente. Elle empêche et bloque toute tentative d´incrimination du régime, elle passe surtout par la destruction des archives et l’élimination systématique de tout témoin afin de faire de la cruauté des tontons-macoutes un phénomène énigmatique. Ce faisant, les sbires pensent mettre fin à l’histoire et obliger chaque personne à sombrer dans un oubli collectif des martyrs de cette dictature féroce, puis, en contrepartie, c´est le régime lui-même qui impose sa propre histoire, qui, en fait, est une fausseté et une falsification de l´histoire vraie et véridique. Le macoutisme, rappelons-le, est totalitaire et autoritaire, il s´infiltre partout : familles, clubs d´amis, entreprises, universités, églises, écoles, sphères privées et publiques, etc. Ce qui veut dire qu´il est une pratique qui va à l´encontre de toute règle de sociabilité, de civilité et de cohésion sociale. C´est surtout dans cet angle-là que le macoutisme transcende le duvaliérisme[12] en ce sens qu´il s´impose comme une marque indélébile chez chaque haïtien-ne.

Ce dernier aspect peut se traduire par une sorte de contamination sociale généralisée de la société par l´esprit macoutique. Sur ce point, l´économiste haïtien Leslie Péan, qui a étudié la corruption économique du régime duvaliériste dans les tréfonds des structures sociales du pays, a fait une observation intéressante en soulignant l´avarice, la cupidité l´impitoyabilité, la cruelle escroquerie qui caractérisaient les tontons-macoutes, dont même les milieux ruraux les plus dépaysés n´ont pas été épargnés. Là ils étaient à la fois policiers, militaires et juges, ils collectaient des impôts, ordonnaient des arrestations sans mandat et des libérations sans aucune forme de procès, tuaient et faisaient disparaître les corps, tout cela au mépris de la loi et du respect des droits humains (PÉAN, 2007, p. 326-329). Nous renforçons pour dire, dans son expression la plus généralisante et imposante, que le macoutisme ne se résume pas au tonton-macoute, autrement dit, il va au-delà de la personne physique du tonton-macoute tel que décrite dans les paragraphes précédents.

Enfin, le macoutisme fait appel à un état psychologico-mental national de peur, de crainte et d´angoisse. Si, auparavant, il suffisait seulement d´entendre parler d´un tonton-macoute pour commencer à chier dans son pantalon, son nom seulement faisait trembler, le dernier mot lui revenait toujours et ne pouvait, sous aucune forme, être contesté voire contredit, He bien, c´est une erreur de croire que cette mentalité nous a quittés. Aujourd´hui, la forme physique du macoutisme est certes inexistante, mais son côté mental, manifesté avec autant de subtilités et de ruses dans le milieu social et culturel haïtien, fait fureur et est encore plus dangereux. Imposition d´une pensée ou d´une idéologie, violence verbale ou langagière, refus de la diversité d´opinions, rejet automatique de l´autre sans le connaître, jugement discriminatoire sur le choix, l´origine, l´appartenance raciale, sociale, sexuelle ou politique de la personne, exclusion, intolérance, triomphe de l´incompétence sur la compétence, violence médiatique, monopolisation du discours..., telles sont parmi les différentes formes que peut prendre le macoutisme contemporain. Si le macoutisme est tout ça sauf le respect de la loi, des droits humains, des principes démocratiques, des libertés individuelles et de l’État de droit, alors il convient de comprendre comment il a pu faire son entrée à Cité Soleil.

 

3.      Le macoutisme à Cité Soleil et son implication dans les violences armées

 

Comme on vient de le voir, tout a été infesté par la pensée macoutique : de l´espace urbain jusqu´au tréfond du milieu rural en passant par le centre des bidonvilles de la capitale. Le macoutisme s´est ancré dans les mœurs et habitudes haïtiennes comme véritable mode de pensée violent, radical, extrémiste et imposant. Cité Soleil n´en était pas exemptée. C´est d´ailleurs l´un des quartiers populaires où le macoutisme s´est imposé comme pratique sociale, où il a fait ses preuves et a eu le plus grand succès à cause des résultats qui en découlaient. Il est connu de plusieurs que Cité Soleil a fait connaissance avec la violence politique – puis la violence sociale – et les abus[13] par le biais des tonton-macoutes d´abord, des Attachés/Fraph ensuite.

En effet, l´implantation des pratiques macoutiques à Cité Soleil coïncident avec sa fondation entre 1960 et 1965. Dès le début, Cité Soleil, de son nom originel Cité Simone, était habitée par de nombreux tontons-macoutes : certains y ont établi domicile de façon normale[14], d´autres y ont pris possession en occupant de force les maisons construites auparavant par l´État haïtien pour les victimes des incendies de La Saline et de Cité Rouge, d´autres encore se sont accaparés des biens de ceux ou celles considérés-es opposants au régime. A l´époque, les noms des tontons-macoutes les plus célèbres étaient Pierre Anatole, Raymond, Fritz qui vivaient à 1ère Cité. Selon le témoignage d´un homme qui a vécu plus de 30 ans à Cité Soleil, ces hommes ont été les premiers instigateurs de la division de Cité Soleil en Haut-Soleil et Bas-Soleil (Témoignage, 14/06/2017).

La 1ère Cité fait partie de Haut-Soleil et, à l´époque où cette division géographique et sociale fut imposée, les macoutes ne toléraient pas que les gens des autres quartiers – surtout ceux de Wharf – fréquentent 1ère Cité ou viennent y semer le désordre et la zizanie (Témoignage, 15/05/2017). D´autres macoutes comme eux, affirme un autre interviewé, aimaient s´exhiber, résoudre leur différend par la force et faire le show avec leurs armes en présence de tout le monde, surtout en présence des enfants et adolescents pour qui ces exhibitions étaient devenues un rendez-vous hebdomadaire chaque dimanche. Les jeunes, eux, regardaient cela comme un véritable spectacle. De plus, les premières rivalités entre groupes sociaux à Cité Soleil ont commencé avec les tontons-macoutes eux-mêmes, car, tout tonton-macoute ne se considérait pas comme ayant la même valeur sociale et politique, le même droit que l´autre (Témoignage, 22/05/2017).

De fait, suivant leur accointance avec Palais national – symbole du pouvoir exécutif –, certains macoutes se sentaient supérieurs par rapport aux autres. La discrimination sociale parmi eux dépendait de nombreux facteurs : grade, habillement, contact, argent, modèles de voitures, type d´arme, inutile d´allonger la liste. Assis sur la galerie de son deux pièces en se croisant les pieds, cet interviewé que nous avons rencontré à Soleil 17 nous laisse comprendre que :

Anatole ne s´entendait pas avec Fritz parce que, lui, il était le chouchou du commandant de la Caserne Dessalines. Il ne l´aimait pas. A Projet Drouillard, Adrien, un macoute devenu Attaché par la suite, haïssait Charly, un autre ancien militaire jugé trop idéaliste. Il y a même eu une guerre entre eux et la maison de chacun était transformée presqu´en un champ de bataille, de là ils échangeaient des tirs (Témoignage, 15/05/2017).

Deux autres personnes interviewées sur la question renchérissent pour dire que, contrairement à ce que l´opinion publique croyait, l’harmonie sociale n’était pas si rose entre les tonton-macoutes. En fait, il existait une réelle opposition entre les tontons-macoutes de 1ère Cité (Haut-Soleil) et ceux de Wharf (Bas-Soleil), de sorte que les premiers se faisaient appeler faiseurs de réchaud et les seconds pêcheurs de crabes (Témoignages, 5/05/2017 ; 04/05/2017). Des blagues et plaisanteries qui, par la suite, allaient se transformer en de véritables propos discriminatoires et préjugés, générant ainsi de vraies animosités et inimitiés entre les deux groupes jusqu’au jour où un violent conflit éclate et marque le divorce définitif entre Haut-Soleil (nord) et Bas-Soleil (sud). Lequel divorce a accouché de cette Cité Soleil que nous voyons aujourd´hui.

D´un autre côté, cet état d´animosité et d´inimitié s´est prolongé sous le règne des Attachés/Fraph. La plupart étaient d’anciens tonton-macoutes ou d´anciens militaires démobilisés, qui se sont vite faufilés dans les rangs de ces nouvelles milices formées après le coup d´état de 1991, afin de se renouveler et d´être toujours actifs sur la scène politique. Sur le plan pratique et de la violence politique et sociale, les Fraph/Attachés sont une continuité des tonton-macoutes. Un renouvellement de ces derniers. Par conséquent, la même discrimination sociale entre grand et petit macoute se continuait entre grand et petit Attaché/Fraph, et cela a provoqué de graves conflits. A titre d´exemple, nous pouvons citer l´altercation sanglante de plusieurs jours à Projet Drouillard, vers 1992, qui a opposé les sergents Adrien et Charly, deux anciens militaires – devenus Attachés/Fraph – qui avaient leur maison située l´une en face de l´autre dans le bloc M. En effet, après le coup d’État du 30 septembre 1991, plusieurs tonton-macoutes convertis en Fraph/Attachés s´installèrent dans les quartiers tels que Projet Lintho 1&2 et Projet Drouillard et y occupèrent de force les maisons laissées par des personnes ayant fui les persécutions politiques du nouveau régime militaire.

Il faut noter deux choses. En premier lieu, Projet Lintho 1&2 et Projet Drouillard sont une des réalisations de logements sociaux exécutés par le gouvernement haïtien au cours des années 70 et 80 à Cité Soleil. En second lieu, à Projet Drouillard et Projet Lintho 1&2, les maisons sont reparties en blocs alphabétiques de A à P. On y trouvait beaucoup d´Attachés/Fraph comme c´était le cas au temps des tonton-macoutes jusqu’à leur déchouquage[15] en 1986. En l´interviewant sur son lieu de travail à Soleil 4, ce témoin d´une quarantaine d´années, ancien footballeur, nous a fait un rappel intéressant :

Tu te rappelles Pa gen danje[16] ?, nous répond-il, cet Attaché/Fraph cruel, sanguinaire et impitoyable, qui marchait toujours avec sa machette couline à la ceinture. He bien, c´était un violeur. Il a violé puis enceinté beaucoup de jeunes filles à Projet Linhto 1 ou 2. La maison où il habitait était la maison d´un Lavalas qui quitté le quartier parce qu´il avait peur qu´on vienne le tuer (Témoignage, 03/05/2017).

Que certaines d´entre elles aient été faites dans la parfaite légalité et d´autres dans l´illégalité, donc par la force, il reste que les occupations de logements sociaux faites plus tôt par les tonton-macoutes et plus tard par les Attachés/Fraph, ont multiplié leur présence à Cité Soleil, l´ont transformée en un bastion de groupes paramilitaires. Les agressions, abus et violences de tout genre qui en découlaient ont forcé certains jeunes à s´enfuir tandis que d´autres étaient obligés de vivre dans la clandestinité. On y reviendra. Il y a eu d´une part un double processus d´occupation des maisons par les tontons-macoutes. Le premier remonte aux années soixante, entrecoupé par leur expulsion en 1986, le second s´est produit en 1991 et a été une sorte de revanche et un retour en force des tonton-macoutes. D’autre part, la prise de possession des maisons à Cité Soleil s´est faite également par des Fraph/Attachés après le 30 septembre 1991, suivie de la chasse de ces derniers en 1994.

A noter bien que ces deux chasses – disons mieux ces deux déchouquages – ont été l´œuvre non pas d´un programme gouvernemental de désarmement, mais celle des masses populaires, surtout des jeunes qui vivaient dans la clandestinité et avaient hâte de revenir à Cité Soleil en refusant de ne plus vivre dans la peur et le marronage. Il est clairement logique de comprendre qu´en déracinant les tonton-macoutes dans un premier temps et les Fraph/Attachés dans un second temps, ces jeunes étaient parvenus à entrer en possession de tout ce qu´ils possédaient : biens matériels, armes, munitions, etc. Ici, nous ne mentionnons pas les nombreuses distributions d´armes clandestines faites par différents groupes politiques à Cité Soleil depuis la fin des années 90. Ce n´est pas que nous ignorions ou oublions ce phénomène, mais parce qu´il est postérieur au macoutisme qui concerne à la fois les tonton-macoutes et les Attachés/Fraph, de plus, il fait partie d´un ensemble d´autres faits complexes voire invisibles, qui méritent une étude à part.

Nous le rappelons, la division de Cité Soleil en moun anwo ak moun anba a non seulement été source de nombreux conflits et violences, mais elle a d´abord débuté avec les tonton-macoutes, s´est ensuite aggravée par les Attachés/Fraph. Depuis lors, elle s´est consolidée et stagnée sous le règne permanent de groupes de jeunes armés. C´est l´une des séquelles de l´implantation macoutisme dans cette communauté, qui, de façon intentionnelle, a entraîné beaucoup de jeunes à la criminalité, à la violence et au banditisme. Il a donc suscité plusieurs réactions.

En guise de réaction à l´implantation du macoutisme à Cité Soleil et à tout ce qu´il renfermait de violent, s´est développé parmi les jeunes un double phénomène de riposte. En premier lieu, une stratégie de résistance s´est créée et celle-ci consistait dans des invasions nocturnes et parfois quelques attaques diurnes par ceux-là qui vivaient dans la clandestinité. Selon le témoignage ci-dessous d´un cinquantenaire, directeur d´école, interviewé à Bélécou, les jeunes intellectuels en herbe représentaient une menace aux yeux des tonton-macoutes.

Il y avait beaucoup de tonton-macoutes à Cité Soleil. Dans mon quartier à Bélécou, il y avait plusieurs. Ils n´aimaient pas les jeunes qui aimaient l´école, qui aimaient lire. Dès qu´ils voyaient un livre dans la main d´un jeune, rapidement ils le qualifiaient de kamoken. C´est ce qui a fait que beaucoup de jeunes ont fui Cité Soleil. Certains revenaient clandestinement voir leurs parents. Mais, il y avait d´autres jeunes qui ripostaient, qui attaquaient le soir les tonton-macoutes, mais ça était dangereux et rare. Moi, par exemple, un jour un tonton-macoute m´a arrêté, j´étais avec des amis et j’avais un livre en main. Il a tenu le livre tête en bas parce qu´il ne savait pas lire, il m´a accusé de petit kamoken, après m´avoir frappé, il m´a relâché. J´ai eu de la chance. Ma mère avait peur et m´a envoyé chez sa sœur passer quelque temps (Témoignage, 14/06/2017).

Ce témoignage montre que si certains jeunes ont accepté le mode de vie clandestin que leur imposaient les tonton-macoutes et les Attachés/Fraph, d´autres en risquant leur vie essayaient, autant se peut, de contrecarrer le système. Par ailleurs, le témoignage fait ressortir la technique employée par les tonton-macoutes lorsqu´il s´agissait d´appliquer leur violence sur les jeunes à Cité Soleil. Celle-ci commençait par une étiquette de kamoken (qualification créole de communiste), une fausse accusation qu´ils aimaient accoler à toute personne – réelle ou imaginaire – soupçonnée de s´opposer au régime, être communiste à l´époque était sévèrement réprimé. Pour les Fraph/Attachés, par contre, l´étiquette qu´ils utilisaient pour qualifier les jeunes était celle de zenglendo[17]. Pour cela, ils les persécutaient et leur rendaient la vie dure. Ce jeune leader d´une organisation sociale à Soleil 19 s´en souvient bien :

Chaque jour en allant à l´école, je voyais des corps de jeunes garçons dans les rigols, ils étaient au moins deux, parfois 3 ou 4. On dit que c´était tous des zenglendo qui sont allés piller les maisons la nuit et que les Attachés ont trouvés et les ont tués. Ces messieurs-là étaient sans pitié dès qu´il s´agissait d´un zenglendo (Témoignage, 26/03/2017).

En second lieu, la chasse – pour être plus précis le déchouquage – aux tonton-macoutes dans un premier temps et aux Fraph/Attachés dans un second temps, a débouché sur un nouveau phénomène, celui du zenglendoisme[18]. Si avant, le mot zenglendo était un simple qualificatif abusif des Fraph/Attachés employé contre les jeunes, il était devenu au fil du temps un fait réel en soi au point qu´il s´est amplifié. En occupant une place prépondérante dans la communauté de Cité Soleil, le zenglendoisme commença à prendre peu à peu la forme d´un banditisme armé. Envahies par la frayeur à cause de ce phénomène, plusieurs familles préféraient déserter leur maison le soir pour n´y revenir que le matin afin d´éviter bastonnades, viols et assassinats des zenglendo. La famille de celui qui nous a fourni le témoignage ci-après en a été victime et nous l´avons rencontré en tenue vestimentaire au Lycée de Soleil où il donne des cours de philosophie :

Il y a ensuite le problème de zenglendo que j´ai oublié de parler, ça veut dire, des hommes qui rentraient chez les gens pour piller leur maison. On les appelait zenglendo parce que c´est seulement le soir qu´ils sortaient pour casser les maisons. En créole, zenglendo signifie kasèt kay (casseur de caille), donc il était difficile de savoir qui était là-dedans ou pas, c´est pour cette raison que je ne peux pas citer de noms. Mais, on dit qu´un certain Dyeve était le chef des zenglendo. Quand j´étais enfant, les zenglendo ont pillé la maison de ma maman, mais ils ne nous ont pas frappés. On avait la chance (Témoignage,04/05/2017).

En revanche, le même phénomène força beaucoup de gens – plusieurs étaient des jeunes garçons – à s´organiser en groupes de brigades de surveillance et à créer des cellules de résistance, d´autoprotection et d´autodéfense. Constitués majoritairement de jeunes armés d´armes blanches : bâtons, piques, machettes, marteaux, pierres, enfin, de toutes sortes d´objets capables de servir à se défendre, ces groupes étaient une réponse violente aux pires violences nocturnes des zenglendo. L´activité nocturne de brigade se voulait, d´un côté, une prise en charge automatique par la population elle-même de sa propre sécurité, une stratégie d´autodéfense et d´autoprotection des jeunes contre un éventuel retour des tonton-macoutes et Fraph/Attachés, de l´autre. Devenue de plus en plus fréquente dans les quartiers populaires, cette pratique consistait également dans l´application par les acteurs de leur propre justice populaire. Le témoignage suivant de cet éducateur, fier, trappé dans sa cravate rouge prête à l´étrangler, et assis sur son fauteuil dans son bureau, est très éclairant :

Le phénomène du zenglendo apparait dans les années 90, c´était des petits cambrioleurs des quartiers. Les habitants avaient très peur. A cause des zenglendo, beaucoup de familles ont quitté leur maison. Mais, ceux qui restaient ont organisé des brigades de surveillance pour chasser les zenglendo, les tonton-macoutes, les Fraph, les Attachés, tout voleur qu´ils attrapent. Moi, à l´époque, j´ai acheté ma machette pour défendre ma famille. C´était vraiment un mouvement de protection et de défense des zones. On utilisait des armes blanches, il n´y avait jamais d´armes à feu. Mais, quand j´ai vu que les jeunes qui faisaient partie de ces groupes utilisaient des armes à feu, j´ai quitté ça (Témoignage,08/05/2017).

Il en résulte, effectivement, que ces groupes de brigades commençaient à abandonner l´usage des armes blanches au profit des armes à feu. Ils ont eu raison des zenglendo en ce sens que, toute personne soupçonnée ou prise en flagrance de zenglendoisme, a automatiquement été mise à mort par eux-mêmes sans aucune forme de procès. Depuis lors, cette pratique convertit les jeunes des masses populaires en justiciers. Plus tard, il s´en est suivi une imitation, une répétition et une reproduction des mêmes pratiques et habitudes violentes d´extorsion, de pillage, d´escroquerie, d´abus, etc., auxquelles les habitants de ce bidonville faisaient face au temps des tonton-macoutes et Fraph/Attachés. Car, si pour certaines personnes qui pratiquaient une activité professionnelle, économique ou commerciale le matin ces activités nocturnes brigadières n´étaient qu´un passe-temps, pour d´autres, sans emploi, vivant dans l´oisiveté, elles étaient devenues carrément leur principale préoccupation. A partir de là, l´on comprend pour cette dernière catégorie – d´ailleurs majoritaire – la tentation de tomber facilement dans la criminalité organisée, l´escroquerie, l´extorsion, le vol et de pratiquer les mêmes actes qui ont été reprochés aux tonton-macoutes et Fraph/Attachés.

Les activités de brigades de surveillance, de vigile, d´autoprotection et d´autodéfense à caractère surtout nocturne contribuent certes à une sécurité autoproclamée ou autogérée par chaque groupe, mais elles participent également du début de l´histoire des violences et conflits armés à Cité Soleil surtout avec l´arrivée d´un groupe dénommé l´armée rouge[19]. On prétend que ce groupe – considéré comme l´ancêtre des groupes de jeunes armés à Cité Soleil – est né de ces activités brigadières dont l´État n´avait aucun contrôle tant en termes de naissance ou de gestation qu´en termes de dégénérescence et de prolifération. Cela signifie que de nombreux jeunes en reprenant les mêmes pratiques d´extorsion, d´arrogance, d´intolérance et d´agressivité des tonton-macoutes, Attachés/Fraph tendaient à les ressembler de plus en plus en action et en comportement. Comme les tonton-macoutes, beaucoup de jeunes qui allaient grossir l´effectif des groupes armés par la suite venaient de la campagne, ils étaient analphabètes, pauvres, chômeurs, ils n’avaient pas non plus un toit pour dormir, et, pour survivre, ils devaient compter sur l´appui d´un ami ou d´une connaissance, sinon le vol restait leur ultime option. De fait, comme l´atteste le témoignage ci-dessous, même si plusieurs savaient se débrouiller en exerçant un petit métier et s´en contentaient en dépit des difficultés, beaucoup ont pu survivre en extorquant, volant, tuant.

Je connaissais beaucoup de gens qui étaient dans les brigades : Ti gason qu´on appelait Kaka djab, Maître, Delva, Tisson, etc. C’était des gens de bien. Mais, le mouvement a dévié et pris une autre orientation. Beaucoup cherchaient à défendre ses intérêts personnels. Vers la fin des années 90, c´est fini, il n´y a plus de brigades, mais des groupes de voleurs, de tueurs, d´assassins, de violeurs (Témoignage, 30/05/2017).

On dit qu´avec son arme à la main – achetée ou acquise à un quelconque prix – le jeune sans emploi, affamé et non éduqué se sent doté d´un super pouvoir selon lequel il est prêt à commettre n’importe quel crime pour un piteux montant pourvu que cela le sorte de la galère. J´impute au macoutisme un tel état mental considérant que l´être macoute sommeille comme un volcan en chaque haïtien[20]. Le sujet armé qui sévit aujourd´hui à Cité Soleil est non seulement un pur produit du macoutisme, en raison du poids écrasant de ce phénomène sur sa socialisation sociale et culturelle, mais parce qu´il en a fait surtout un être paradoxal et fragile, une menace et une utilité. Un être utile quand, par exemple, dans son quartier il prétend remplacer l’Etat en permettant à des gens d´accéder à l´électricité, à des rations alimentaires, à l´eau, à la nourriture, en les aidant à payer la scolarité de leurs enfants, à prendre soin de leurs familles, etc. Un élément fragile en ce sens que la source de toutes ces actions « bienfaitrices » n´est autre que la criminalité (vol, enlèvement, kidnapping, assassinat…) dont les victimes pourraient avoir été un proche, un ami, une connaissance de ceux ou celles qui reçoivent ces aides. Bref, jouir de tout cela renvoie à serrer – que l´on veuille ou pas – la main du diable.

Toute chose étant égale par ailleurs, le macoutisme circulait parmi les jeunes comme un modèle dominant, imposant et puissant. En d´autres termes, un enfant qui a grandi à l´époque de la fureur des tonton-macoutes et Fraph/Attachés à Cité Soleil, voyait en eux non pas uniquement une image de démonstration de force, d´imposition de volonté, d´intimidation, de pression, de dévalorisation, de violence, d’intolérance, mais encore un modèle social de réussite facile qu´il avait envie d´imiter. C´est son modèle, du coup il s´impatiente d´être comme lui. Les phénomènes actuels prouvent comment les générations antérieures avaient commencé à reproduire ce modèle sous la forme de petite délinquance exprimée sous les yeux impuissants des familles, et à la base de laquelle était cachée une envie matérielle pressante de tout posséder d´un seul coup : bijoux, argent, voiture, vêtement, chaussure, maison, etc. Nous en vivons le résultat aujourd´hui : cette petite délinquance a eu pour point culminant la transformation de Cité Soleil en une zone totalement contrôlée par des groupes de jeunes armés, d´où le phénomène du banditisme social.

Ainsi, de par leurs actions violentes, injustes, illégales, antisociales, antidémocratiques, etc., et de par leurs comportements abusifs, les actuels sujets armés illégaux à Cité Soleil ne se différencient guère des tonton-macoutes et Fraph/Attachés même si ces derniers ont injecté en eux le gêne de la violence, même si ce sont eux qui les ont fait gouter pour la première fois de leur vie à la violence sous toutes ses formes. Rappelons-le, d´un point de vue historique et sociologique, ils étaient le modèle social le plus proche et le plus influent pour les jeunes à Cité Soleil. En ce sens, il faut comprendre que les excès de zèle, les extravagances, les exhibitions d´armes, et j´en passe, dont ils faisaient montre n´allaient pas sans produire d´effets en retour. Tout cela dominait le quotidien des jeunes, participait au façonnement de leur comportement et de leur personnalité, les aidait à construire un type de relations sociales porté sur la violence comme porte de réussite. C´est donc sous cet angle que l´implication du macoutisme dans les conflits armés et violences collectives à Cité Soleil mérite d´être comprise.

 

Considérations finales

En résumé, le macoutisme, que l´on veuille ou non, a grandement participé à la construction sociale des jeunes des premières générations à Cité Soleil. Il leur a servi d´ancrage, de socialisation culturelle et sociale pour pouvoir penser, modifier, transformer et agir sur leur environnement. En fait, les jeunes n´ont pas choisi le macoutisme – disons de préférence, ils n´ont pas choisi d´être macoutes par pensée, par action ou par pratique –, il s´est imposé à eux comme une force extérieure à laquelle il leur était difficile voire impossible de renoncer. Certains y ont certes résisté, mais beaucoup y ont succombé par faute d’un niveau d’éducation adéquat pour refuser les offres des groupes criminels, ou parce que le modèle macoutique était tout simplement plus puissant, dominant et imposant que n´importe quel autre modèle social si bien qu´ils en étaient devenus prisonniers. Il était donc plus qu´évident que leur socialisation soit affectée tant par la pensée que par l´action et la pratique perverses du macoutisme.

C´est ce qui fait, en dépit de tout, du macoutisme un point de départ crucial pour comprendre le sens de la dégénérescence sociale des conflits et violences à Cité Soleil. Mais, le macoutisme n´a pas de point d´arrêt, c´est un phénomène en constante mutation et en perpétuelle réapparition. Il a donné naissance à un phénomène que nous appelons le zenglendoisme, lequel a forcé les jeunes à la création de brigades de surveillance, que nous appelons aussi une espèce de « brigadisme » des jeunes. Celui-ci allait, malheureusement, déboucher par la suite sur le banditisme social. A Cité Soleil, comme dans d´autres quartiers populaires, jusqu´à présent brigadisme et banditisme se côtoient, se concilient et se donnent la main. Ainsi, les violences collectives et conflits armés à Cité Soleil peuvent être traduits dans une équation à plusieurs inconnus : macoutisme, zenglendoisme, brigadisme, banditisme. En tant que mode de pensée et pratique sociale qui transcendent les générations, le macoutisme est le plus important parmi ces trois éléments : ils découlent de lui, il les conditionne, il était leur base, enfin, c´est lui qui leur a fourni une forme et une vie. Mais, ils vont ensemble et ce n´est qu´une violence sociale qui change de nom tout simplement. Les générations sur lesquelles ils s´étendent sont réparties en cinq prenant ainsi pour référence l’émergence et la formation des premières fractions de groupes armés. Celles-ci feront l´objet d´une autre étude.

 

Références


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[1] Il existe dans la littérature haïtienne la légende Bouki et Malis, qui traduit comme réalités sociologiques l’opposition entre « l´homme érudit » et « l´homme ignorant », la différence entre honnêteté et malhonnêteté, le triomphe de l’intelligence sur l’imbécillité, la rationalité sur l’irrationalité, enfin, la domination de l’individu civilisé qui maitrise la ville – signe de sa civilisation – sur l’individu primitif qui vit encore à l´état de nature. Le genre littéraire dans lequel s´insère cette légende est le conte et son mode de transmission se fait à l´oral.

[2] Antoine Nan Gonmye, aurait existé et avait pour vrai nom Antoine Pintro. En effet, selon la légende haïtienne, il vivait sur l´habitation des Gommiers (Roseaux) dans la région de la Grande- Anse, d´où le nom Antoine nan Gommier. La dénomination de cette localité située non loin de Jérémie est due à l’abondance d’arbres producteurs de gommes ou de résines. Suivant les dires et les croyances, Antoine était un houngan et servait plusieurs loas à la fois : Ti Jean petro, Erzuli Dantor, Legba... Grâce à ses facultés surnaturelles, on croyait qu´il avait le pouvoir de prédire beaucoup d’évènements qui, selon la légende, se sont de fait produits par la suite. Il faisait des prédictions pour les régions, pour les personnes qui venaient le consulter, enfin, pour tout le pays. De plus, ses puissances invisibles lui auraient permis de lire dans le passé, le présent et l’avenir. Tout Haïtien croit qu´Antoine était toujours au courant de tout à l’avance et l´expression qui porte son nom signifie un avertissement. Enfin, on fait croire qu´Antoine serait mort approximativement dans les années 1940 mais son nom survit et sa légende avec.

[3] Au début, on pensait que Fraph et Attachés étaient deux entités miliciennes qui fonctionnaient de façon séparée depuis leur création en 1991 par un espion des États-Unis placé dans l´armée haïtienne. Il était connu sous le nom de Emmanuel Constant dit Toto Constant. En fait, il n´en était rien de tout cela. C´était plutôt deux entités complémentaires et indistinctes pour la simple et bonne raison qu´elles ont été composées pratiquement par les mêmes personnes. Ils ne se distinguaient pas et, dans la pratique, ils étaient des complices. D´ailleurs, le terme Attaché signifie auxiliaire, c´est-à-dire des mercenaires qui vendent ou prêtent leurs services tant à l´armée qu´au FRAPH dont l´acronyme signifie Force révolutionnaire pour l´avancement et le progrès d´Haïti. Toutefois, il y avait au sein de ce groupe des conflits d´intérêts et de territoire, des rivalités et des haines implacables.

[4] Dans le créole haïtien, le mot makout désigne une valise ou sac dans lequel on a tout le nécessaire et avec lequel on se trimballe partout. On dit, dans le vodou haïtien, que le makout de Papa Legba est toujours bien chargé, c´est-à-dire que son sac est rempli de choses pour ses serviteurs. D´où l´expression « chaje kou Lagba » (chargé comme Legba).

[5] Voir Roumain, Jacques (1907-1944). La montagne ensorcelée. Messidor : Paris, 1987 ; Roumain, Jacques. Le gouverneur de la rosée. Messidor : Paris, 1986. Dans le premier roman, le célèbre ethnologue haïtien décrit l´univers de peur et de superstition qui caractérise le milieu paysan. Il y a montré la prédominance de la croyance magique ou religieuse sur l’esprit scientifique. Son second roman met en scène une localité, Font Rouge, où les habitants sont terrassés par la sécheresse. Obsédés par les loas (les esprits du vodou), ils implorent leur clémence afin qu´ils leur envoient l’eau, car la sécheresse était devenue de plus en plus insupportable. Pour eux, la cause de cette sécheresse qui engendre la famine et l´exode rural n’est pas humaine encore moins naturelle. Elle est plutôt surnaturellement due par le fait que les loas seraient en colère contre les humains et qu´il faut, pour apaiser leur courroux, leur offrir des sacrifices de bêtes. Une croyance à laquelle s´opposera le jeune Manuel, fraichement revenu de Cuba. Depuis son retour, il s´est mis à la recherche de cette eau et véhiculait dans tout le village l´idée selon laquelle seuls les efforts humains sont capables de résoudre les problèmes qu´ils ont eux-mêmes engendrés. Donc, ramener l´eau au village nécessite un travail colossal humain, croyait-il. Ce sont deux études littéraires classiques haïtiennes qui décrivent deux facettes distinctes et importantes des réalités sociales et culturelles dans les milieux ruraux haïtiens.

[6] Pas de fumée sans feu

[7] En plus d’être exposé au risque de se faire dénoncer injustement par un membre de sa famille cherchant à sauver sa peau, par un ami ou par un proche aspirant à un poste, l´individu n´était à l´abri d´aucun espionnage. Le macoute avait ses yeux et ses oreilles partout. Il était les yeux et les oreilles de François Duvalier. D´où le sens totalitariste du système. Certains dénonçaient pour sauver leur peau et éviter des ennuis, d´autres le faisaient pour une promotion, d´autres encore y recouraient parce que tout simplement ils n´aimaient pas telle personne. Le macoute n´avait pas besoin de preuve pour accuser quiconque de kamoken. C´est ainsi que la méfiance régnait partout. Véritable ciment social des relations, la confiance et la solidarité ont complètement disparu dans les familles, entre les amis. Tout le monde avait peur de tout le monde. C’était donc ça en partie le macoutisme (DIEDERICH, 2014).

[8] Parlant de dénonciations sans fondement, Patrick Lemoine, auteur de Fort-Dimanche, Fort-La-Mort, a déclaré que son emprisonnement arbitraire à Fort-Dimanche résultait d´une dénonciation infondée selon laquelle il aurait eu des conversations politiques avec un soi-disant Marcus, personnage avec qui il n’a jamais eu de contact. Il ne savait même pas qui il était. En fait, ce Marcus en question était un personnage inventé et fabriqué de toute pièce par les bourreaux qui l’ont kidnappé afin d´avoir une raison de l’enfermer avant de le maltraiter. Voir Lemoine, Patrick. Fort-Dimanche, Fort-La-Mort.  New York : Fordi9, 2011, p. 32-33.

[9] Comme si dans une « communauté macoutisée » (niveau microsociologique), dans une société dominée par l’esprit macoutique (niveau macrosociologique), seuls les arrogants ou les plus violents avaient tous les droits, les autres n´en avaient aucun.

[10] Dans le milieu socioéconomique haïtien, on désigne par madan sara une commerçante qui vend toute sorte de produits (fruits, légumes, vivres, vêtements et j´en passe). Cette dernière se lève tôt et rentre tard à la maison. Certaines peuvent parcourir des dizaines de quilomètres ne serait-ce que pour vendre quelques produits, mais d´autres sont plus ou moins stables sur leur emplacement quelque part dans un marché. Ce qui caractérise les madan sara, c´est leur ténacité, leur force de travailler et leur croyance dans ce qu´elles font. Que la vente soit lucrative ou pas, elles ne se découragent jamais. Ainsi, les madan sara constituent, selon plusieurs économistes intervenant dans les médias, un pilier de l´économie informelle haïtienne.

[11] D´ailleurs, Fort-Dimanche, lieu lugubre de la manifestation cruelle des actes des tontons-macoutes, n´existe plus. On sait que l´endroit où il était a été transformé en centre de déchets, mais il est méconnaissable.

[12] Voir Pierre-Charles, Gérard. Radiographie d´une dictature : Haïti et Duvalier. Montréal : Nouvelle optique, 1973, 205p ; Trouillot, Michel-Rolph. Les racines historiques de l´État duvaliérien. Port-au-Prince: Henri Deschamps, 1986. Pour ces auteurs, le duvaliérisme a été un régime totalitaire au même titre que le fascisme en Italie.

[13] Beaucoup de familles dont la nôtre ont été victimes des abus et violences des tonton-macoutes et Fraph/Attachés à Cité Soleil. A l´époque, notre famille habitait à Soleil 19 et dans le quartier il y avait plusieurs maisons où vivaient des familles militaires et macoutes. A l´arrière de notre maison, à plusieurs mètres d´intervalle, habitait un puissant chef macoute. Sa maison ressemblait à un château tellement elle était jolie et bien construite. On avait même l´impression que personne ne pouvait s´en approcher. Le cas d´abus dont il sera question concerne un de nos frères ainés, ce dernier ayant été porté disparu en 1993 sous le régime putschiste issu du coup d´état de 1991. Il s´appelait Hérold et l´une de ses passions était le football. Un jour, pendant qu´il y jouait avec ses amis à proximité de la maison de ce puissant chef tonton-macoute, le ballon a franchi l´espace du jeu et se retrouvait dans la cour de ce dernier. Au moment où Hérold se précipitait pour aller le chercher, le neveu du tonton-macoute l´en empêchait, s´y opposait et, sans hésiter, il lui a donné un coup de pierre à la tête. Hérold est subitement tombé par terre et s´est évanoui. Impuissante, désespérée et abattue, ma mère n´a pas cherché à savoir ce qu´il s´était passé, car elle savait que cela pouvait lui créer des ennuis. Aussitôt informée, elle a tout de suite rejoint son fils à l´hôpital car un pêcheur qu´on appelait Antônio l´y avait emmené. La réaction de notre père était pareille. Il a même blâmé son fils souffrant au lieu de s´en prendre à l´auteur de l´acte. Aucune excuse, aucune aide, aucun remords, aucune assistance, aucun regret de la part de la famille du coupable. Nos parents se sont alors occupés de tout. Bien qu´enfant à l´époque, nous pouvions voir dans leur visage la peur, l´impuissance voire la résignation face à ce tonton-macoute « tout-puissant », qui a failli enlever la vie à leur cher fils, dont, après quelques semaines d´hospitalisation, l´état de santé s´est miraculeusement amélioré. Mais, ce coup mortel lui a laissé de graves séquelles de maux de tête à n´en point finir. Enfin, dans des cas comme celui-ci en plus d´un sentiment d´impuissance et de culpabilité, les familles avaient l´habitude de ressentir une double sensation de victimisation : la souffrance infligée et la peur de porter plainte. C´était ainsi à l´époque pour les personnes qui cohabitaient dans le même environnement qu´avec les tonton-macoutes et militaires, quoiqu´elles aient eu la fausse impression que ces derniers leur procuraient une sorte de protection et de sécurité.

[14] On entend par là l´achat d´un lopin de terre ou d´une maison. L´acquisition peut provenir aussi d´un héritage, d´une succession ou d´une donation.

[15] Parlant du déchouquage, il faut dire qu´il a été l´un des moments les plus violents de l´histoire contemporaine d´Haïti. On en a eu plusieurs dans l´histoire politique et sociale de ce pays depuis après la mort de l´empereur Jean-Jacques Dessalines. Les plus récents sont ceux de 1946, 1950 et 1986 (d´Estimé à Duvalier en passant par Magloire). Toutefois, ce n´est qu´en 1986 que le mot déchouquage a réellement gagné une place importante dans le vocabulaire haïtien. Il renvoie  littéralement à un déracinement des tontons-macoutes. Il était surtout employé à cet effet. Le déchouquage traduit un moment de grande effervescence collective, de colère populaire et de violence sociale généralisée. Voir Hurbon, Laënnec. Comprendre Haïti : essai sur l´État, la nation et la culture. Paris : Karthala, 1979, p. 138 à 152.

[16] Pas de danger

[17] Zenglendo tient ses racines étymologiques d´un mot créole qu´on appelle zenglen, qui désigne des morceaux de verre pointus. Vers 1840, c’est le nom qu´a acquis une police secrète ayant servi sous la présidence de Faustin Soulouque. Plus tard, les Zenglens ont inspiré les tonton-macoutes de François Duvalier. Après les événements de 1986 qui ont contraint à l’exil Jean-Claude Duvalier, le mot Zenglendo se référait à des criminels, voleurs et violeurs issus de couches sociales marginales que l’on retrouve surtout dans les quartiers populaires. Certains étaient des policiers, agissant habituellement la nuit en civil avec des armes officielles. Il est fort certain qu’une partie de leur violence ait été profondément criminelle, c´est-à-dire, sans motivation politique, un phénomène social provoqué par le chômage et l´oisiveté. Néanmoins, il faut croire aussi que beaucoup d´entre eux opéraient sous le couvert ou avec le consentement tacite de certains policiers. Aujourd’hui, cette expression est employée pour parler de toutes sortes de criminels, gangsters, voyous, cambrioleurs. A Cité Soleil, le phénomène zenglendo fit son apparition au lendemain de la chasse déclenchée contre les tontons-macoutes et, selon plusieurs habitants, il aurait duré jusqu´au début des années 2000. Parmi les quartiers de Cité Soleil, on a retrouvé ses traces plus précisément à Soleil 13, Soleil 15 et Boston. Discontinuées entre 1993 et 1994 à cause de la présence des Fraph/Attachés, les mêmes pratiques de zenglendo ont refait surface immédiatement vers 1995 lorsque ces derniers n´étaient plus sur le terrain, car, ils avaient subi à leur tour la même vengeance populaire qu´ont connue les tonton-macoutes. Comme il a été dit plus haut, le zenglendo est un voleur et un cambrioleur nocturne. Armé d´armes blanches dans un premier temps (machette, pique, couteau, marteau…), puis d´armes à feu dans un second temps, il surprend l´individu la nuit à un carrefour bien précis et le dépouille de tout. Il cambriole les maisons, le viol des femmes et des filles, le meurtre peuvent en découler.

[18] Un néologisme que nous inventons pour désigner les différents actes dans le temps et dans l´espace commis par ces jeunes criminels.

[19] Voir sur le sujet Fabien, Jean. L´armée rouge : la marche vers une dégénérescence sociale des conflits armés à Cité Soleil. Disponible sur : Jean Fabien | Universidade Estadual de Campinas - Academia.edu. Dernier accès le 16 avr. 2021.

[20] A vrai dire, les macoutes et Attachés/Fraph n’étaient pas les seuls modèles sociaux dont les jeunes de Cité Soleil pouvaient s´inspirer, qu´ils rêvaient d´imiter, auxquels ils voulaient ressembler ou qu´ils devaient copier. Il y avait – et ce jusqu´à présent – d´autres modèles sociaux : prêtres, pasteurs, intellectuels, éducateurs, hommes d´affaires et autres. Certains jeunes voulaient ressembler à Père Lanaud, en devenant prêtres, d´autres à Wilner Mombrun, dit Nènè Mombrun, en qui ils voyaient un modèle d´homme intellectuel partisan de la non-violence. Bien qu´il soit un personnage controversé, mais plusieurs jeunes à Cité Soleil voyaient en Réginald Boulos le modèle d´homme d´affaires à succès. Cependant, l´influence immédiate des tonton-macoutes et Fraph/Attachés sur les jeunes était due au fait qu´ils étaient constamment présents et imposants dans leur quotidien. On peut dire que ces modèles violents évinçaient et vainquaient les autres modèles sociaux plus ou moins pacifiques, qui auraient pu leur apprendre des valeurs éducatives, morales et éthiques.